A la rentrée 1994, le ministre de l’éducation nationale François Bayrou adresse aux personnels les 158 décisions constituant le Nouveau contrat pour l’école[1].
Dans le bref courrier qui les accompagne, il affirme qu’il propose de les « associer personnellement à cette étape de mise en œuvre. Chaque fois que nécessaire, je demanderai que les professionnels de l'éducation que vous êtes prennent part directement à la mise au point des dispositions qui s'imposent ».
L’expérience des personnels leur permet de mesurer ce qu’il en a été effectivement de la mise en œuvre de cet engagement. Il ajoute : « C'est ainsi, par exemple, que vous serez invité à participer à la rédaction de programmes nouveaux, plus légers et mieux adaptés ».
Est ainsi manifestée la manière dont la politique des savoirs qu’il conduit alors et que conduiront ses successeurs est construite : tout, si on les en croit, se joue dans la rédaction des programmes, en permanence renouvelés. Là aussi, l’expérience professionnelle des personnels leur permet de mesurer combien ce qui les caractérise est d’être « plus légers et mieux adaptés ».
Un texte de six paragraphes sert de chapeau à l’énoncé des 158 mesures. Son intitulé : « Clarifier les missions, renforcer l'adhésion » ne peut qu’être consensuel. Quand on en analyse la structure, il s’articule autour de quelques priorités significatives.
Commencer par « les missions de l’école » relève sans doute du bon sens partagé. Mais, dès les premières lignes, le tour de passe-passe est manifeste. Il ne s’agit pas d’exposer quel type de citoyen l’école peut aider à construire, mais d’entériner une politique des savoirs fondée sur de pseudo-évidences : « le bloc école primaire/collège, lieu des enseignements fondamentaux, qui correspond à l'école obligatoire, et la diversité organisée au lycée, voie générale, technologique ou professionnelle ».
Quel est ce « bloc école primaire/collège », quand les professeurs qui enseignent à l’école sont formés de manière distincte du bloc des professeurs de lycée (général et technologique) et collège, et quand la continuité des enseignements obligatoires du collège au lycée est manifeste ? Que sont les « enseignements fondamentaux » ?
La suite le précise : « à l'école primaire : lecture silencieuse de quelques pages, lecture orale aisée, maîtrise des nombres, des opérations écrites ou mentales, etc. ». Le « lire écrire compter » hérité de M. Thiers, mais repris notamment par M. Blanquer, voilà à quoi se réduisent les enseignements fondamentaux, comme si Jules Ferry en 1881 n’en avait pas montré le caractère d’ancien régime et non républicain. « Tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du "lire, écrire, compter" : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale[2], parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau » (Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881).
Bien évidemment, après cette hiérarchisation des savoirs, viennent « naturellement » les programmes « récrits », « allégés et recentrés sur l’essentiel », cet « essentiel » n’étant pas celui de Jules Ferry. On appréciera comme il se doit l’affirmation selon laquelle « tous les enseignants sont associés à la préparation des programmes ».
Le texte insiste aussi sur la « meilleure continuité recherchée dans l’organisation de l’école ». Peut-on dire, quarante ans plus tard, qu’il n’y a plus de rupture, pour les élèves, quand ils passent de l’école au collège, du collège au lycée, du lycée à l’université ?
Ce retour en arrière de trente ans, à l’heure où le ministre d’alors est devenu le premier ministre d’aujourd’hui, est révélateur d’une continuité dans les discours portant sur l’école, dans les promesses toujours renouvelées sans être jamais tenues, dans les représentations partagées de son fonctionnement, de ses priorités, et surtout de la manière dont les savoirs enseignés sont tacitement reconduits sans que jamais ne soit posée la question fondamentale, et ce pas plus en 1994 qu’en 2023 avec « le choc des savoirs[3] » : que devrait-on enseigner et apprendre à l’école aujourd’hui pour former les citoyens à affronter les défis posés à l’humanité en ce vingt et unième siècle ?
Dans son ouvrage paru récemment, Denis Paget, membre du CICUR[4], apporte des éléments de réponse précieux : Ce que l’école devrait apprendre à tous Se connaître, S’ouvrir, Se relier[5]. En effet, les enseignements fondamentaux, ne serait-ce pas plutôt ceux-là ?
_____________________________________
[1] https://www.formapex.com/telechargementpublic/textesofficiels/1994_1.pdf
[2] C’est nous qui soulignons.
[3] https://www.education.gouv.fr/choc-des-savoirs-une-mobilisation-generale-pour-elever-le-niveau-de-notre-ecole-380226