Jean-Pierre Veran (avatar)

Jean-Pierre Veran

formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Abonné·e de Mediapart

809 Billets

1 Éditions

Billet de blog 21 février 2023

Jean-Pierre Veran (avatar)

Jean-Pierre Veran

formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Abonné·e de Mediapart

L’école et l’anthropocène : former aux petits gestes responsables ou au politique ?

S’en tenir, en matière d’éducation à l’anthropocène, à une formation aux gestes responsables, c’est choisir une éducation faible qui fait l’impasse sur la nécessaire éducation au politique. Ce qui suppose de repenser les curriculums proposés aux élèves et à ceux qui les forment.

Jean-Pierre Veran (avatar)

Jean-Pierre Veran

formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le numéro de janvier des Carnets rouges[1] apporte des éclairages précieux sur les dimensions économiques, culturelles et sociales d’une éducation à l’anthropocène. L’occasion de revisiter ce qui existe déjà, l’éducation au développement durable, à la lumière de questions pertinentes : de l’examen des paradoxes de l’éducation comportementale à la complexification des tâches des enseignants en passant par l’école du dehors et l’apport des disciplines scolaires, les divers articles du numéro 27 des Carnets éclairent les enjeux éducatifs et de formation professionnelle de la mutation anthropocène. Nous n’en retiendrons ici que quelques-uns, portant sur ce que nous proposons d’apprendre aux élèves à travers le curriculum en actes qu’ils parcourent.

De la contribution de Godefroy Guibert, on retiendra l’approche historique de notre école. Elle s’est fondée, pour s’émanciper de la tutelle religieuse, sur le « se rendre comme maître et possesseur de la nature » du Discours de la méthode cartésien. En cohérence avec cette méthode, s’affirme le découpage disciplinaire, une spécialisation académique de plus en plus poussée, « dont le revers est d’aboutir à une approche en silo incapable d’embrasser le dérèglement systémique dont est porteur l’anthropocène (…) La création en 2011 de la filière technologique « Sciences et technologies de l’industrie et du développement durable » (STI2D) institutionnalise cette vision du monde ». On ne s’étonnera donc pas qu’en 2022 la question posée au baccalauréat en SES ait été : « Vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance ». La révolution industrielle du 19e siècle puis la révolution numérique de la fin du 20e et du 21e siècle ont renforcé le technosolutionisme. La culture scolaire pour les masses se réduit au « lire, écrire, compter » formulé par Thiers sous la Monarchie de juillet et revient en force sous la présidence Macron, avec les ministres Blanquer et Ndiaye. « Le découpage de la journée en plages horaires fixes marquées par des sonneries rappellent constamment le monde de l’usine et la sanction désormais immédiate par l’envoi d’un SMS aux parents en cas d’absence pousse toujours plus loin le « Surveiller et punir » (d)énoncé par Michel Foucault.

L’école du dehors est-elle une réponse possible et efficace à l’enfermement scolaire et numérique hors de la nature ? Il est certain que favoriser les activités physiques extérieures est bénéfique pour la santé physique et mentale et permet de recréer un lien émotionnel positif avec la nature. Végétaliser les écoles est bon à de multiples points de vue : l’initiation au jardinage, les petits travaux qui l’accompagnent sont formateurs, tout en contribuant à réduire les facteurs de réchauffement climatique. Mais Olivier Mottint met en garde contre le risque, pour les enfants issus de milieux populaires d’une pédagogie invisible susceptible d'être mise en oeuvre dans ce cadre, tant « il est à craindre que seuls les enfants de la petite-bourgeoise intellectuelle soient aptes à faire miel de ce magma d’expériences informelles et de découvertes spontanées ».

Paul Devin analyse le poids des écogestes « aux dépens d’une véritable formation aux enjeux de l’acte écologique, ceux qui fonderaient la capacité d’un choix citoyen ». La normalisation des pratiques individuelles ne saurait remplacer une éducation politique émancipatrice. Cette normalisation douce, sans contrainte réglementaire », est fondée sur le « nudge », qui vise « à influencer les décisions et modifier les comportements », par ce que Foucault appelait « une conduite des conduites ». C’est tout autre chose que de prendre le risque d’une éducation à la complexité : « l’enjeu n’est pas de modéliser un écocitoyen dont le mode de vie sera prédéterminé par l’expertise technique et ses consignes, mais de former un citoyen apte au débat démocratique et capable de choix guidés par les savoirs et les valeurs ». Il faut donc, dès l’école, privilégier, les échanges, les débats et la coopération, et des enseignants formés pour le faire.

On en vient donc à la question fondamentale posée dans l’article d’Angela Barthes : « comment les enseignants peuvent-ils redéfinir leur place et leurs rôles alors qu’ils sont recrutés sur la base des cursus universitaires disciplinaires et qu’on leur demande de se placer dans une démarche transversale, et d’agir dans un sens que l’éthique professionnelle interdit la plupart du temps, par exemple d’influencer des comportements ? » La réponse est curriculaire[2] : « le raisonnement curriculaire permet d’envisager de manière efficiente le retour aux fonctions sociopolitiques de l’école et la prise en charge des questions d’actualité par le corps enseignant. Cela conduit à analyser les modes de sélection, d’organisation, de légitimation des savoirs incorporés dans les curricula scolaires et d’émettre des propositions multi référentielles pour les éducations environnementales et de développement ». S’appuyant sur Rosanvallon pour qui le problème d’aujourd’hui est «  l’impolitique », Angela Barthes propose « de considérer comme point de vue curriculaire que l’éducation peut être conçue comme facteur de compréhension des enjeux et du sens politique des situations qui permettrait de contrer l’impolitisme et de tendre vers l’émancipation ».

Entre éducation faible, visant à donner à l’élève une fonction utilitariste au service des politiques de croissance, et éducation forte, visant la compréhension des enjeux politiques posés à la société, l’école émancipatrice ne peut que choisir une formation critique, mobilisatrice et créative au politique. Voilà donc un chantier - celui de la culture scolaire à l'ère de l'anthropocène- que les riches contributions de ce numéro des Carnets rouges permettent d'envisager dans toute sa complexité.

__________________________________________

[1] https://carnetsrouges.fr/numeros/numero27/

[2] Sur le curriculum, voir l’excellent article de Luisa Lombardi : "Pourquoi la notion de curriculum et l’approche curriculaire permettent de bâtir et de partager une politique éducative" https://curriculum.hypotheses.org/3491 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.