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formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

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Billet de blog 21 mars 2024

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Les médias à l’école : plus de croyants que de pratiquants, pourquoi ?

Deux ans après une circulaire préconisant la généralisation de l’éducation aux médias et à l’information, dont personne ne conteste la nécessité, on mesure l’engagement des personnels et des partenaires qui s’engagent dans cette ardente obligation, mais on peut se demander pourquoi sa mise en œuvre est difficile, voire, parfois, inexistante.

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Le tour de France de l’éducation aux médias et à l’information[1] et la 35e Semaine de la presse et des médias dans l’école®[2] sont une bonne occasion de faire le point sur la réalité de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) dans nos écoles, collèges et lycées.

Quarante ans après la création du Centre de liaison de l’école et des médias d’information, le CLEMI, devenu depuis Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, la semaine de la presse et des médias dans l’école® demeure le temps fort de l’EMI au cours de l’année scolaire. C’est aussi une bonne occasion de mesurer l’engagement des écoles, collèges et lycées autour de cette opération pédagogique et éducative nationale.

Une rectrice d’académie accueillant le tour de France de l’EMI a ainsi pu se féliciter que 20% des écoles et 80% des collèges et lycées de l’académie qu’elle dirige se soient inscrits à la semaine de la presser et des médias. Une école sur cinq, c’est remarquable, a-t-elle souligné même si quatre sur cinq ne se saisissent pas de cette occasion de pratiquer l’éducation aux médias et à l’information. Si quatre établissements sur cinq sont inscrits, avec une progression encourageante de 20% par rapport à 2023, cela signifie aussi qu’un sur cinq est resté cette année encore à l’écart de l’opération.

On pourrait s’en étonner, si l’on ne considérait que les textes et les discours officiels. Comme l’a souligné la rectrice d’académie, les ministres successif/ve/s de l’éducation nationale ont tous fait de l’EMI une priorité majeure. Comme on le sait, une circulaire de janvier 2022[3], document on ne peut plus officiel, a annoncé la généralisation de l’EMI.

Deux ans après, quatre écoles sur cinq et un collège ou lycée sur cinq ne participent pas à cette semaine qui est souvent la seule où se pratique l’EMI…

Mais pourquoi donc ?

On observera d’abord l’unanimité des ministres, mais aussi celle de tous les acteurs de l’éducation autour du bien-fondé de l’EMI. Personne ne la remet en cause. Cette unanimité d’adhésion, ne s’accompagne pas d’une pratique régulière partout. Il faut alors penser à ce que, intervenant lors d’une table ronde dans le cadre de la première journée du séminaire filé du CICUR[4], Béatrice Cheutin, référente éducation au développement durable (EDD) de son académie, exprimait : quand les actions conduites au nom du développement durable  ne dérangent personne, c’est qu’elles ne sont pas de l’éducation au développement durable.

En irait-il de même pour l’EMI ? On peut le penser, en effet. Tout le monde s’accorde sur son importance, mais encore faut-il qu’elle ne dérange pas l’ordre établi. Or, en quoi consiste l’ordre établi, et en quoi l’EMI peut-elle le déranger ?

L’ordre établi, selon un professeur documentaliste, c’est, pour ses collègues des diverses disciplines « la dictature institutionnelle du temps utile ». Ses collègues ont un impératif supérieur : celui de faire parcourir à leurs classe l’itinéraire balisé par le programme de la discipline. Cet itinéraire passe par les heures de cours hebdomadaire, où le professeur est maître du temps. Se lancer dans une démarche d’EMI, ne peut se résoudre à un cours ou une série de cours. Il faut accepter de laisse du temps au temps et aux élèves, pour rechercher des informations, vérifier leurs sources, les croiser avec d’autres, s’écouter les uns les autres, débattre, enquêter… Chaque fois qu’on demande à un(e) professeur de discipline, à l'issue d' une séance de travail conduite avec sa/son collègue professeur(e) documentaliste au centre de documentation et d’information, si elle/il est satisfait de la séance du point de vue de ce qu’y ont appris les élèves, la réponse est très favorable ; et, si on lui demande si elle/il compte en programmer une autre, la réponse la plus fréquente est : « j’aimerais bien, mais je n’ai pas le temps ».

L’ordre établi, c’est en effet une forme scolaire dominée par le partage du temps scolaire selon le principe « une heure, une salle, une classe, un professeur, une discipline ». Cette organisation va de pair avec des programmes d’enseignement disciplinaire dont chacun s’accorde à penser qu’ils sont difficiles à « boucler » dans le temps imparti. D’où cette « dictature institutionnelle du temps utile » perçue par un professeur documentaliste qui est le seul professeur susceptible d’y échapper : il n’a pas de classe attitrée, ni d’heures d’enseignement prescrites hebdomadairement.

L’ordre établi, c’est encore une identité professionnelle des professeurs marquée prioritairement par leur discipline d’enseignement. Il était intéressant d’entendre au cours d’une étape du tour de France de l’EMI, l’inspecteur général (IGESR) Grondeux recommander aux enseignants, qui ne sont pas des journalistes, d’apporter à leurs élèves, sur les questions d’actualité médiatique, l’éclairage de leur discipline. On aurait pu penser qu’il se réfère aussi aux compétences communes à tous les professeurs et personnels d’éducation[5], « pédagogues et éducateurs au service de la réussite de tous les élèves », dont la première est de « faire partager aux élèves les valeurs de la République ». L’éducation aux médias et à l’information n’est-elle pas par essence en lien avec la liberté d’informer, de s’exprimer ? En incitant les élèves à coopérer, et à travailler avec des partenaires tels que les médias locaux ou nationaux, ne permet-elle pas d’éprouver la fraternité ? Eduquer aux médias, disait Jacques Gonnet, fondateur du CLEMI, c'est éduquer à la démocratie ; éduquer tous les citoyens en devenir à la démocratie, n'est-ce pas forger leur égalité civique ? Mais la dimension éducative des métiers du professorat est trop peu présente dans la formation initiale et dans le discours institutionnel pour que tous les professeurs se sentent légitimement habilités à concevoir une démarche d’éducation aux médias, qui peut se nourrir des ressources en formation et formateurs du réseau du CLEMI[6].

Il est donc particulièrement réconfortant de voir cent cinquante professeurs d'une académie participer activement à une journée au cours de laquelle ils échangent entre eux, et avec des collègues formateurs et des professionnels des médias. Mais on mesure aussi, à cette occasion, combien le chemin de la généralisation de l'EMI sera long, difficilement compatible avec une organisation des enseignements qui laisse une part très insuffisante à la pratique de l'éducation et à des modalités pédagogiques alternatives au cours disciplinaire. Changer l'ordre scolaire établi pour mieux former les jeunes, voilà qui devient urgent !

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[1] https://www.francetelevisions.fr/et-vous/notre-tele/on-sengage/le-tour-de-france-de-lemi-et-de-la-citoyennete-fait-etape-a-montpellier-27342

[2] https://www.education.gouv.fr/semaine-de-la-presse-et-des-medias-dans-l-ecole-5159#:~:text=La%2035e%20Semaine%20de%20la,18%20au%2023%20mars%202024.

[3] Circulaire du 24-1-2022 : Une nouvelle dynamique pour l'éducation aux médias et à l'information Généralisation de l'éducation aux médias et à l'information

https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo4/MENE2202370C.htm

[4] https://www.youtube.com/watch?v=GfCCFyOLAHU&feature=youtu.be

[5] https://www.education.gouv.fr/le-referentiel-de-competences-des-metiers-du-professorat-et-de-l-education-5753

[6] https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Academies-ateliers/DT_Languedoc-Roussillon_Midi-Pyrenees_LRMP/les_essentiels/les_essentiels_EMI.pdf

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