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formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

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Billet de blog 21 mai 2025

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Écoles, territoires et savoirs : la force du pluriel

Le lien entre écoles et territoires peut être à la fois salvateur et dangereux. Le riche dossier de la Revue internationale d’éducation de Sèvres dessine une carte du monde contrastée, qui invite à repenser la politique des savoirs.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le nouveau dossier de la Revue internationale d’éducation de Sèvres[1] porte pour titre « Écoles et territoires », et il faut d’abord saluer la justesse de ce titre. Le dossier présente en effet les écoles les territoires dans toute leur diversité : écoles publiques, privées, clandestines, primaires ou supérieures, territoires ruraux, urbains, dans dix pays aussi différents que les Etats-Unis et le Sénégal, les îles Salomon et la Birmanie, la Chine ou l’Equateur.

Mais il ne s’agit en aucun cas de s’en tenir à une typologie croisée aussi complète que possible des possibilités d’écoles et de territoires, ce qui serait déjà passionnant. Les contributrices et contributeurs du dossier comme les coordonnateurs s’attachent en effet à sonder les connexions et déconnexions à l’œuvre entre écoles et territoires et à en mesurer les effets multiples : en termes de réussite scolaire ou d’échec, de qualité ou de dégradation de l’offre de formation, d’égalité ou de disparité, de confiance ou de méfiance entre école et communauté, de stratégies de distinction ou d’inclusion, de finalités des politiques éducatives standardisatrices ou déclinées territorialement et en fonction des populations.

De la richesse infinie de ce dossier on retiendra comme fil conducteur de lecture la place accordée ou non aux savoirs non académiques, propres aux territoires et communautés concernées, que l’on peut qualifier de vernaculaires.

Il y a là un enjeu dans bien des pays, où coexistent des communautés linguistiques et culturelles diverses, et où, selon les choix politiques, les écoles donnent toute leur place à la langue parlée dans les familles ou imposent une langue de l’école qui est étrangère aux élèves comme aux parents. Dans un pays comme la France, héritier d’une longue tradition de langue d’enseignement unique, le français, garante de l’unité en construction continue de la nation, un rapport récent de l’Unicef France alerte sur le fait que plus d’un tiers des élèves de ce pays ne parlent pas français à la maison et qu’il est urgent d’envisager l’emploi des langues premières dans les premiers apprentissages scolaires[2]

De ce point de vue, l’exemple de l’école en Equateur est très révélateur des effets des politiques nationales déclinées des politiques internationales censées promouvoir la qualité des enseignements au travers d’évaluations standardisées focalisées sur la langue et les mathématiques : alors que pendant longtemps, soucieuses de favoriser l’accès à l’éducation de toutes et tous, les écoles rurales ont soigné leur ancrage communautaire en promouvant l’usage de la langue quechua, une politique de qualité méconnaissant complètement les enjeux linguistiques et culturels de son succès a conduit, au nom d’une qualité abstraite, à la fermeture d’un quart des écoles et à la déscolarisation de plus d’une centaine de milliers d’enfants parlant le quechua.

La lectrice ou le lecteur découvriront sans doute avec intérêt l’exemple des écoles alternatives dans les zones de conflit en Birmanie : en lieu et place d’un système centralisé descendant porté par la junte militaire, se construit un système décentralisé ascendant, grâce à l’appui des communautés locales, malgré les ressources limitées et les assauts militaires des forces armées de la dictature. Faute d’écoles, des enseignants volontaires font la classe dans des locaux au départ dépourvus de cloisons, de bureaux, de sièges, de sanitaires ou d’eau potable. Ici encore, la question des minorités ethniques importe, par exemple dans les Etats Môn et Karen où les écoles de la junte militaire ne scolarisent que moins de 10% des élèves. La résilience éducative est le fait des communautés elles-mêmes.

La contribution portant sur les îles Salomon apporte un éclairage différent, en ce qu’elle est fondée sur le pont de vue des responsables éducatifs sur la négociation indispensable pour mener à bien leur mission, en tenant le plus grand compte des points de vue des responsables de la Kastom – ordre juridique propre aux peuples autochtones de Mélanésie- et des églises, et sur les difficultés qu’ils peuvent rencontrer quand l’urbanisation et la mondialisation perturbent l’harmonie de leurs relations avec les communautés autochtones.

A l’autre bout du spectre territorial, le dossier nous donne à réfléchir, dans les grandes villes étatsuniennes, aux nouvelles aménités urbaines que représentent les écoles inscrites dans des politiques municipales d’attractivité territoriale, partagées entre gentrification et lutte contre la pauvreté, ou dans le centre ville de la mégapole de Dakar, où s’épanouissent des universités privées, dont l’implantation stratégique permet d’attirer des étudiants issus des classes moyennes et supérieures, au contraire d’un projet planifié de pôle éducatif en périphérie de Dakar qui peine à s’imposer, faute d’infrastructures suffisantes et d’un ancrage dans un tissu universitaire et urbain dense. 

L’Europe ne manque pas à l’appel, présentant là encore une grande diversité de cas. Des communautés rurales grecques misant sur de nouvelles écoles pour attirer et fixer de nouveaux habitants aux communautés ibériques des montagnes du nord de l’Espagne et du Portugal revitalisant leur tissu scolaire en créant des « écoles de territoire » pour en promouvoir l’héritage culturel et archéologique et favoriser ainsi le sentiment d’appartenance, ce sont encore les communautés qui sont à l’initiative dans un modèle ascendant. On pourra rapprocher les études de cas irlandaise et française, qui portent sur des communautés urbaines défavorisées. A Cork, les quartiers apprenants, dans une approche ascendante et collaborative, favorisent des collaborations entre les différents secteurs en charge de l’apprentissage, notamment les écoles primaires et secondaires, les associations communautaires et les établissements d’enseignement professionnel et supérieur, afin de susciter des parcours de formation échappant au déterminisme social. En France, l’analyse du programme national des cités éducatives, développé depuis 2019, pose la question de la place de l’État dans la régulation des politiques éducatives territorialisées et, dans deux territoires accueillant des cités éducatives, met en évidence la façon dont cette politique nationale s’opérationnalise à l’échelle locale et les tensions territoriales qui y apparaissent. On retiendra de cette étude de cas que, dans notre pays, si la politique éducative est dévolue au territoire, elle n’en est pas moins « régulée à distance », dans « une démarche de type concurrentiel », ce qui ne les met pas à l’abri des tensions interterritoriales et intra-territoriales, entre ville et préfecture, par exemple, les complémentarités pouvant être empêchées par des blocages institutionnels.

De ce très riche état des lieux international, les coordonnateurs du dossier, David Giband et Laurent Rieutort, tirent plusieurs enseignements : le pluriel se justifie pour « écoles » et « territoires », tant les mobilisations au local et les ressources de ce local peuvent être inégales, surtout dans un contexte de privatisation de l’éducation et de concurrence exacerbée ; mais alliances éducatives, réseaux locaux d’apprentissages, dessinent l’horizon de territoires apprenants où peut s’effectuer une « hybridation des savoirs » féconde, favorable à la créativité, à l’engagement dans les apprentissages et dans la cité, au vivre ensemble. A l’ère du numérique, ces territoires apprenants peuvent coopérer, échanger, partager des savoirs. On est loin alors du même programme imposé à tous, mais proche de l’élaboration active d’une culture commune véritable, fondée non pas exclusivement sur des savoirs académiques, mais incluant d’autres savoirs, dont les savoirs vernaculaires. Il y a là un enjeu fort, faire prévaloir la coopération plutôt que la concurrence, la diversité plutôt que l’uniformité, pour éviter l’enracinement d’une école et d’une société à deux vitesses se réclamant, en toute bonne conscience, de l’égalité des chances.

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[1] https://journals.openedition.org/ries/

[2] https://dgxy.link/TKHJJ

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