Le point d’exclamation du titre de cet opuscule -Contre l’école injuste !- édité aux ESF par le CICUR[1] traduit bien l’impatience des auteurs, Philippe Champy et Roger-François Gauthier, et de toutes celles et ceux qui constatent la permanence de l’injustice de notre école française, malgré les réformes et contre-réformes conduites par les ministres au gré des alternances politiques[2].
L’intérêt de ce libelle de moins de cent pages, c’est de ne pas s’appesantir sur les constats maintes fois partagés de la réussite de la massification scolaire et de l’échec de la démocratisation scolaire, pour focaliser l’attention des lecteurs sur ce qui pourrait expliquer ce paradoxe d’une école républicaine incapable de réaliser pour tous les élèves la liberté des parcours de formation et l’égalité dans la réussite scolaire.
Les auteurs ne s’appesantissent pas plus sur les fausses explications partielles données à cet état de fait : ni la bureaucratie ministérielle, ni les corporatismes syndicaux et associatifs[3], ni le « pédagogisme » si peu soucieux des « fondamentaux », ni le « conservatisme » des personnels, ni le manque d’autonomie du terrain, ni l’absence d’une culture de l’évaluation dans l’institution ne sauraient expliquer, même additionnés, que notre école soit toujours capable de former une élite et incapable de former équitablement l’ensemble de sa jeunesse, comme le montrent année après année les évaluations nationales ou internationales.
Les auteurs ouvrent les yeux de leurs lectrices et lecteurs sur un imaginaire éducatif dominant, massivement partagé, qui fait que l’on croit, du citoyen au ministre, à l’égalité des chances, à la méritocratie républicaine ( que n’a-t-on pas écrit, en juin dernier, sur l’exemplarité de l’actuel ministre de ce point de vue), à la capacité de notre système éducatif à placer chacun dans la juste case qui lui convient, à la justesse et à la justice de nos procédures de notation, d’évaluation et de certification, au caractère indiscutable des savoirs transmis par l’école au travers de disciplines garantes de la qualité de leurs programmes.
Les auteurs s’attachent ensuite à démonter le fonctionnement actuel de la politique des savoirs dont personne ne parle, puisqu’elle va évidemment de soi : politique confiée à une institution sans légitimité, avec laquelle chaque ministre fait joujou. Tous les acteurs sont pris au piège d’une fausse liberté de choix, d’un système de notation qui ne dit rien de ce qu’on apprend vraiment, d’un statut professoral exclusivement modelé par une discipline d’enseignement, dans la méconnaissance des autres disciplines, enseignées ou pas à l’école, et des questions fondamentales d’éducation.
Comme l’a montré Denis Meuret dès 2007 dans sa comparaison sur le gouvernement de l’école en France et aux Etats-Unis[4], l’école française est construite selon un modèle politique d’éducation qui privilégie, dans une école coupée du monde, la transmission magistrale de savoirs académiques à l’élève. Les auteurs montrent bien que ce modèle s’enracine dans les temps de l’Ancien Régime et de son école catholique, héritage repris par l’Ecole républicaine en substituant à la foi religieuse la science.
En démontant l’actuelle politique des savoirs, on comprend enfin pourquoi l’école française est dans l’incapacité de réussir sa révolution démocratique : des savoirs très hiérarchisés, des carrières scolaires qui le sont tout autant, tout est fait pour que seules des « exceptions consolantes[5] » puissent échapper à une machine de tri des élèves selon leur origine sociale et leur milieu culturel.
Comment sortir de cette machinerie si bien huilée ? Il s’agit, pour les auteurs, de prendre en considération les questions de notre temps, en s’appuyant sur une politique curriculaire, inscrite dans un projet politique collectif qui ne soit pas de circonstance ; il s’agit de répondre démocratiquement aux questions : quelle société voulons-nous ? Et, en conséquence, quelle école voulons nous ? Quels savoirs l’école doit-elle retenir ?
Les auteurs proposent un cadre pour conduire cette réflexion. Il s’agit de dépasser des tensions structurant notre école. Prendre en compte d’abord tout à la fois l’héritage (la fonction de transmission de l’école) et l’actualité, en aidant ainsi les élèves à se repérer dans les savoirs du monde. Il s’agit en outre de mettre à plat l’héritage et ses structurations (entre « général », « technologique » et « professionnel » notamment, entre les « fondamentaux » pour tous et la culture scolaire pour « les meilleurs »). Prendre en compte également culture de l’humanité et cultures particulières en dépassant une vision par trop hexagonale de la culture et du monde. Assumer ensuite la tension entre universel et distance critique, entre une posture déconstructrice, nécessaire à la constitution d’une pensée critique, et une visée universelle échappant au dogmatisme comme au relativisme absolus. Reconsidérer enfin le périmètre de l’Etat éducateur, en mettant la politique des savoirs à l’abri des pouvoirs politiques du moment, les finalités de l’Ecole étant inscrites dans un bloc de constitutionnalité, et en confiant à l’Etat la responsabilité de créer les conditions favorables à l’élaboration d’un curriculum national incluant les modalités d’évaluation des élèves, les diplômes et leur mode d’attribution. Ce curriculum national pourrait être, comme en Angleterre, en Italie ou en république Tchèque, compatible avec un curriculum d’établissement pour tenir compte de l’environnement local, régional, culturel, économique, géographique, démographique.
Trois idées maîtresses structurent la révolution curriculaire proposée : définir les finalités de l’éducation, privilégier l’idée que l’Ecole est là pour éduquer, proposer des enseignements qui motivent durablement les élèves en faisant sens pour eux.
On sera sensible à l’importance capitale de la relation dans cette politique curriculaire des savoirs : il s’agit en effet de relier entre eux les savoirs jusqu’ici cloisonnés et les savoirs enseignés à ceux qui ne le sont pas, de cultiver la relation de l’élève et des élèves à eux-mêmes et aux autres comme aux savoirs, aux cultures de l’humanité comme à la planète. On n’est pas loin ici du concept de savoir-relation proposé par Béatrice Mabilon-Bonfils et François Durpaire pour caractériser le savoir critique caractéristique d’une éducation du 21e siècle[6].
Alors que le président de la République vient d’annoncer le lancement du Conseil national de la refondation le 8 septembre prochain, qui devrait ouvrir un dialogue national sur « le chantier de l’Ecole », cet ouvrage vient à point nommé pour qui s’intéresse à ce chantier, si l’on veut éviter un débat à l’avance piégé par un imaginaire scolaire impensé.
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[1] Philippe Champy, Roger-François Gauthier, Contre l’école injuste ! Questionner l’imaginaire scolaire, discerner les pièges, repenser les savoirs à enseigner, ESF sciences humaines, août 2022
CICUR https://curriculum.hypotheses.org/
[2] On lira à ce sujet le constat implacable de Jean-Paul Delahaye, L’Ecole n’est pas faite pour les pauvres, qui est aussi un plaidoyer Pour une Ecole républicaine et fraternelle, Le bord de l’eau, 2021
[3] Alain Bouvier réunit cet ensemble hétéroclite sous le terme évoquateur de « statuquologues » dans ses propos Sur l’école à la française, L’Harmattan, 2021
[4] Denis Meuret, Gouverner l’école Une comparaison France/Etats-Unis, PUF, 2007, cité par les auteurs.
[5] Expression empruntée à Ferdinand Buisson qui désigne ainsi en 1910 les élèves boursiers qui échappent à leur destin scolaire d’enfant du peuple. Jean-Paul Delahaye a donné ce titre au récit de son parcours d’obstacles qui l’a conduit à des responsabilités majeures au sein du ministère de l’éducation nationale : Exception consolante, un grain de pauvre dans la machine, Librairie du Labyrinthe, 2021.
[6] François Durpaire, Béatrice Mabilon-Bonfils, La fin de l’école, l’ère du savoir-relation, PUF, 2014