Jean-Pierre Veran (avatar)

Jean-Pierre Veran

formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Abonné·e de Mediapart

715 Billets

1 Éditions

Billet de blog 23 avril 2023

Jean-Pierre Veran (avatar)

Jean-Pierre Veran

formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Abonné·e de Mediapart

Mixité sociale à l’école : l’arbre et la forêt

Suffirait-il d’instiller plus de mixité sociale dans les établissements d’enseignement privé sous contrat pour réduire les inégalités scolaires ? Il faut voir, au delà des statistiques, ce qu’on enseigne, comment on l’enseigne et à qui. L’arbre de l’enseignement privé ne doit pas cacher la forêt des savoirs scolaires.

Jean-Pierre Veran (avatar)

Jean-Pierre Veran

formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On ne peut que se réjouir, après cinq ans d’un silence assourdissant de son prédécesseur sur le sujet, que le ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse mette au rang des priorités éducatives la mixité sociale à l’école, renouant ainsi avec une préoccupation forte portée par Najat Vallaud-Belkacem.

Pap Ndiaye pointe notamment la nécessité pour l’enseignement privé sous contrat de contribuer à l’effort de mixité sociale. Il est parfaitement fondé à le faire, à partir de l’indice de position sociale qui fait apparaître que pour les 10% d’établissements dont les élèves sont les moins favorisés socialement il n’y a que 4% de privés contre 96% de publics, alors que pour les 10% d’établissements dont les élèves sont les plus favorisés socialement, on compte 60% de privés et 40% de publics. Au top dix des établissements dont les élèves sont les plus favorisés socialement, on compte neuf établissements privés.

De quoi cette inégale répartition est-elle le signe ? Elle est un indice de la force du séparatisme social qui taraude la société française et nourrit un séparatisme scolaire. Une forte proportion de celles et ceux qui le peuvent évitent les établissements publics qui se doivent d’accueillir tous les élèves, quelles que soient leurs difficultés, pour rechercher l’entre-soi confortable des établissements privés qui choisissent leurs élèves et se séparent de ceux qui sont considérés comme pouvant nuire à leur image de marque. Ce séparatisme social joue également au sein des établissements publics, et il n’est pas rare ainsi de voir deux collèges voisins d’une même ville accueillir des élèves aux origines sociales opposées.[1] On connaît par exemple les collèges Berlioz et Coysevox à Paris, qui ont fait l’objet d’une expérimentation réussie de secteurs multi-collèges menée dans cette académie[2].

Est-ce à dire, cependant que, si tous les établissements publics et privés affichaient un indice de position sociale moyen, c’en serait fini de la ségrégation sociale et scolaire ? Ce serait aller bien vite en besogne, et pour deux raisons essentielles.


La première est au coeur de tentatives d’amélioration de la mixité sociale, et donc de l’image d’un établissement auprès des parents d’élèves potentiels. Il s’agit d’implanter dans des collèges d’éducation prioritaire, soigneusement évités par certains parents socialement favorisés, des sections susceptibles d’y attirer les enfants de ces parents : sections internationales, sections bi langues, classes artistiques à horaires aménagés... Que se passe-t-il alors ? Les élèves d’origine sociale favorisée, vont suivre entre eux un parcours durant lequel ils ne seront pas mêlés aux autres. On peut ainsi afficher dans un collège d’éducation prioritaire un indice de position sociale moyen, mais avec en son sein, trois collèges différents : celui des classes à horaires aménagés, celui des classes dites standard, et celui des classes accueillant des publics particuliers, comme par exemple des élèves d’origine gitane. Dans ce cas, la mixité sociale statistiquement affichée est un leurre.

La deuxième est encore plus pernicieuse. Elle tient aux savoirs enseignés à l’école, notamment au collège. Dans un collège ordinaire, dès l’entrée en 6e, on peut avoir des élèves qui vont en SEGPA et les autres : scolarisés dans le même établissement, ils suivront des parcours distincts, sans beaucoup d’interactions entre eux. Mais celles et ceux qui ne suivront pas le parcours SEGPA, vont être exposés à des enseignements valorisant certaines compétences et en négligeant d’autres ; l’intelligence abstraite est plus sollicitée que l’intelligence concrète, les savoirs théoriques le sont plus que les compétences de vie ; les disciplines scolaires sont elles-mêmes hiérarchisées, et on fait plus de cas de la réussite en mathématiques qu’en arts plastiques ou en éducation physique et sportive. Mais qu’a donc à voir cette architecture des savoirs scolaires avec la mixité sociale ? En elle réside une explication de réalités confirmées continuellement par les enquêtes internationales. Pourquoi la France est-elle le pays où les résultats scolaires des élèves sont corrélés le plus fortement à l’origine sociale des élèves ? Pourquoi la France est-elle le pays de l’OCDE où le taux de mobilité sociale intergénérationnelle est le plus faible ? Parce que l’organisation, le choix, les modalités d’acquisition des savoirs scolaires reposent sur des normes langagières, des codes symboliques  et des rapports aux savoirs que maîtrisent bien ceux qui naissent dans des milieux familiers de ces normes et de ces rapports, normes et rapports qui sont étrangers aux enfants des milieux populaires. Et parce que les enseignants sont essentiellement formés comme experts de leur matière d’enseignement et non à la compréhension de ce qui se joue dans les apprentissages scolaires pour ceux qui n’en détiennent pas les codes et normes implicites.

Pour qu’un enfant issu d’un milieu populaire réussisse à échapper à tous les écueils qui se dressent sur son parcours pour l’orienter vers la sortie par l’échec, il faut un effort constant dont Edouard Louis a fait le récit dans Changer : méthode[3]. Tel est le prix à payer pour toutes celles et ceux qui constituent des « exceptions consolantes »[4].

Si l’on voulait, grâce à la mixité sociale des établissements scolaires, parvenir à transformer notre école de la reproduction sociale en école de l’émancipation pour tous, il faudrait non seulement transformer le recrutement scolaire des établissements scolaires privés sous contrat, mais aussi transformer profondément les savoirs enseignés, les méthodes d’enseignement, d’évaluation et de certification, comme la formation des enseignants, dans le public comme dans le privé. Derrière l’arbre de l’enseignement privé, ne pas oublier la forêt des savoirs scolaires. Une école vraiment plus juste est à ce prix[5].

_______________________________________________

[1] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/04/13/mixite-scolaire-des-ecarts-socio-economiques-parfois-immenses-entre-des-colleges-voisins_6169317_4355770.html

[2] https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2021/02/renforcer-mixite-sociale-college-evaluation-secteurs-multi-paris-ipp-fevrier-2021.pdf

[3] Edouard Louis, Changer : méthode, Seuil, 2021

[4] Voir le récit de Jean-Paul Delahaye, Exception consolante – Un gain de pauvre dans la machine, Librairie du Labyrinthe, 2021

[5] Philippe Champy & Roger-François Gauthier, Contre l’école injuste !, ESF, 2022

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.