Edgar Morin a depuis longtemps insisté sur le caractère insécable de la devise républicaine : « la liberté seule tue l’égalité et la fraternité, l’égalité imposée tue la liberté sans réaliser la fraternité, la fraternité, nécessité fondamentale pour qu'il y ait un lien communautaire vécu entre citoyens, doit réguler la liberté et réduire l'inégalité, mais elle ne peut être ni promulguée, ni instaurée par loi ou par décret[1] ». C’est un très fragile mais indispensable équilibre, sans cesse menacé qui peut permettre à la devise républicaine d’exister dans l’expérience quotidienne des citoyennes et citoyens.
Il en va de même du principe de laïcité, lui aussi reposant sur un équilibre entre neutralité de l’État, séparation des Églises et de l’État et garantie de la liberté de culte[2].
Si, par exemple, la neutralité de l’Etat est imposée par celui-ci aux citoyens, ce peut être au détriment du respect de leur liberté de culte.
Il n’est pas inutile d’avoir présente à l’esprit cette notion d’équilibre fragile, facilement rompu, quand on veut répondre à une question que l’on se pose rarement : l’État, à l‘École, fait-il faire l’expérience de les valeurs républicaines et de la laïcité aux élèves, aux parents et aux personnels ?
Les savoirs scolaires semblent inattaquables de ce point de vue. Ne sont-ils pas fondés scientifiquement, éloignés par conséquent de toute influence non-scientifique ? Le seul combat à mener n’et-il pas celui de lutter contre les atteintes à leur enseignement quand il s’agit d’aborder des domaines de connaissance sur lesquelles les religions, par exemple, peuvent avoir une approche dogmatique contredisant la science ?
On pourrait le croire si l’on s’en tenait aux témoignages d’autocensure de certains enseignants ou de conflits entre professeurs et élèves dans des domaines de la connaissance aussi divers par exemple que l’éducation physique et sportive, les sciences de la vie et de la Terre, l’histoire et la géographie, l’enseignement moral et civique. Ce serait méconnaître certains biais qui ont pu ou peuvent encore affecter nos enseignements.
Le biais politique peut être illustré avec la loi no 2005-158 du 23 février 2005 stipulant dans son article 4 que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit »[3] (phrase supprimée par un décret du 16 février 2006). Mais cette tentation du pouvoir politique de peser sur les programmes d’enseignement peut aussi se faire au nom de la science, ou, selon les besoins, du « bon sens »[4].
Par exemple, le conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN), sélectivement composé, peut être sollicité quand le ministère en a besoin et tenu à l’écart quand il pense plus efficace de s’en passer, comme l’illustrent des démissions récentes de trois de ses membres pour protester contre le fait de n’avoir pas été consultés sur « le choc des savoirs »[5]. Plus généralement, les choix opérés au nom de la prétendue « evidence based education » ou « éducation fondée sur les preuves » le sont à partir de certaines données choisies alors que d’autres, tout aussi scientifiquement établies, sont ignorées.
Mais au sein même des savoirs scolaires, fruits d’une longue maturation historique, il conviendrait de questionner ce qu’ils sont aujourd’hui au regard des choix qui ont été fait par le passé, des hiérarchisations qui ont été construites, conduisant à privilégier tel domaine disciplinaire plutôt que tel autre, à considérer comme indignes d’être enseignées des parts non négligeables d’un champ de savoir. Il en va ainsi en français, de ce qu’on appelle les « classiques », œuvres prescrites par les programmes où, longtemps, les auteurs ont été privilégiés par rapport aux autrices, et ceux de métropole par rapport à ceux de toute la francophonie. Vous avez dit égalité entre hommes et femmes, fraternité entre peuples partageant la même langue ? Il en va de même dans d’autres disciplines, comme en histoire, confrontée aux « passés qui ne passent pas »[6].En fonction de cela, on ne peut pas dire que nos programmes scolaires soient irréprochables du point de vue des valeurs républicaines.
Mais l’École n’est pas faite que de cours, elle est aussi pour les élèves l’espace-temps de leur vie scolaire. Quelle expérience les élèves vivent-ils ? Y font-ils celle de la liberté, de l’égalité, de la fraternité ? Il ne fait pas de doute que, dans certaines circonstances, ils et elles partagent des moments où elles et ils coopérèrent dans un projet commun, où ils et elles apprennent à débattre contradictoirement d’un sujet important, à l’échelle de la planète ou de la classe.
Mais on retrouve ici la question de l’équilibre fragile, soulignée par Paul Ricœur : « l’éducateur moderne (…) n’a plus à transmettre des contenus autoritaires, mais il doit aider les individus à maîtriser avec courage un certain nombre d’antinomies ». Il ajoute : « Le compromis, loin d’être une idée faible est au contraire une idée extrêmement forte (…) Dans le compromis, chacun reste à sa place, personne n’est dépouillé de son ordre de justification »[7]. Il ne fait pas de doute que le tact (Eirick Prairat publie Eduquer avec tact en 2017) ne caractérise pas toujours les situations décrites sous le terme de violence éducative ordinaire et de violence pédagogique ordinaire : les prédictions défavorables sur l’avenir d’un ou d’une élève, les jugements de valeurs négatifs sur la personne, les moqueries, les stigmatisations, les marques d’impatience ne sont pas absentes de la vie scolaire ordinaire des élèves d’aujourd’hui[8]. Et ce qui s’annonce avec la répartition des élèves, dès leur entrée au collège en groupes de niveau en français et en mathématiques à la rentrée prochaine est-il compatible avec les valeurs enseignées ?
Est-on si loin de la laïcité et des valeurs républicaines en évoquant la porosité des savoirs enseignés avec certaines constructions idéologiques historiquement situées mais acceptées comme naturelles, ou la violence éducative ordinaire du tri des élèves ? Il semble que l’esprit de libre examen, la pensée critique qui sont caractéristiques d’un adogmatisme[9] comme l’est la laïcité ne soient pas toujours cultivés dans la formation des personnels de l’éducation nationale comme dans celle de leurs élèves.
En rajoutons-nous, ici, à ce qu’observe Stéphanie Henette-Vauchez dans l’introduction de son ouvrage consacré au mot « laïcité » : « tordu en tous les sens, mobilisé sur tous les fronts ou presque, le mot « laïcité » est comme escorté par le débat public, qui lui en demande trop ». Et si le débat sur la laïcité et les valeurs de la République dans notre École portait aussi sur les choix de nos programmes scolaires, de nos modes d’organisation des classes et des groupes, d’évaluation et d’orientation, de la vie scolaire, ne gagnerait-il pas en profondeur ? N’y aurait-il pas là une bonne façon d’examiner dans quelle mesure notre Ecole est fidèle dans ses actes aux principes qu’elle enseigne ? Parvient-elle à tenir l’idéal équilibre fragile quand les injonctions au déséquilibre manifeste se succèdent ?
____________________________________
[1] Morin, Edgar, Ma Gauche, Bourin, 2010
[2] Voir Stéphanie Hennette Vauchez, Laïcité, (Anamosa, collection Le mot est faible, 2023)
[3]https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000444898#:~:text=Elle%20reconna%C3%AEt%20les%20souffrances%20%C3%A9prouv%C3%A9es,rend%2C%20ainsi%20qu'%C3%A0%20leurs
[4] « École, collège, lycée : mon souhait est bien de remettre de l'exigence à tous les étages. Avec la science et le bon sens comme boussole » écrivait le ministre Attal aux personnels de l’éducation nationale le 5 décembre 2023 https://www.vie-publique.fr/discours/292298-gabriel-attal-05122023-lettre-elevation-du-niveau-scolaire
[5] https://www.snes.edu/article/trois-chercheurs-claquent-la-porte-du-csen/
[6] https://curriculum.hypotheses.org/130
[7] https://curriculum.hypotheses.org/783. C’est aussi ce que souligne François Héran : l’adage summum jus, summa injuria (à droit extrême, injustice extrême) incite à ne jamais pousser unilatéralement une liberté au détriment des autres. Mais, entre retenue et autocensure, quelle limite ? (Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021)
[8] comme le souligne Christophe Marsollier dans L’attention aux vulnérabilités des élèves, Berger-Levrault, 2022
[9] Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2014