Ce 20 novembre, dans le grand amphi de la Bibliothèque nationale de France, près de deux cents personnes ont participé sans doute à un moment fondateur.
Pour la première fois, en effet, les questions au coeur du débat n’ont été ni le gouvernement de l’Ecole, ni les effectifs, ni les traitements, ni le service des enseignants, ni les cinq mesures phares qui pourraient prétendre changer l’Ecole en cinq ans. Non, tout simplement, a été posée la question qui n’est jamais posée véritablement, celle des savoirs appris à l’Ecole.
En effet, cette question, quand elle l’est, est abordée de manière parcellaire, réductrice, dogmatique. On s’accorde sur des expressions telles que « savoirs fondamentaux », sur une liste de disciplines d’enseignement jamais questionnée (pourquoi des langues anciennes, dont Condorcet déjà déconseillait l’enseignement, et pas de droit ou de médecine ? Pourquoi les lycéens de la voie professionnelle sont-ils interdits d’enseignement de la philosophie ?), sur une séparation entre les cours avec horaire hebdomadaire prescrit et les multiples « éducations à » sans horaire prescrit. Tout cela semble « naturel », « aller de soi ».
Eh bien non, justement, tout cela ne va pas du tout de soi et n’a rien de naturel.
Ce 20 novembre à la BnF, on a commencé à interroger quelques croyances véhiculées par le discours dominant sur l’école française : elle serait l’école de la méritocratie républicaine, permettant à celle et celui qui veulent travailler à l’Ecole d’intégrer l’élite scolaire et sociale, quelle que soit leur origine, elle serait aussi celle de la transmission d’une culture scolaire échappant par nature à tout questionnement.
Et on s’est attelé à poser des questions qui cherchent à sortir l’Ecole de la gangue dont les savoirs scolaires sont prisonniers.
Ces questions ne sont pas que des questions de spécialistes. Ce sont d’abord celles des élèves, dont une bonne part ne trouve pas le sens des apprentissages demandés par l’Ecole. Ce sont celles de tous les citoyens, dont la journaliste Marie Dupin observait qu’ils n’ont jamais appris à l’Ecole à défendre leurs droits, parce que justement, le droit ne fait pas partie des enseignements scolaires communs. Allons, dira-t-on du côté des conservateurs de l’Ecole lyophilisée, l’Ecole ne peut pas tout enseigner ! Certes, mais qu’est-ce qui compte vraiment dans ce qu’on enseigne à l’Ecole ? Peut-on continuer à faire comme si l’Ecole devait continuer à ignorer que la crise du changement climatique et ses conséquences sur la population mondiale, dont les pandémies sont un élément, changent la donne ? L’Ecole sanctuaire, à l’abri des bruits et de la fureur du monde où se transmet, à l’abri des murs qui la protègent, une culture scolaire éternelle, cela n’est plus tenable.
Il faut donc poser les bonnes questions, même si elles dérangent l’ordre scolaire établi. C’est ce à quoi s’attachent les groupes de travail organisés par le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR), initiateur, avec le Comité universitaire d’information pédagogique (CUIP), de cette rencontre du 20 novembre[1].
Ce qui fait l’originalité de cette approche, c’est justement la perspective curriculaire. De quoi s’agit-il en quelques mots ? Non pas de partir de savoirs déjà là, institués en disciplines scolaires qui ont préalablement fait leurs choix entre ce qu’on en enseigne et ce qu’on n'enseigne pas et à qui on l’enseigne. Mais de partir du parcours d’apprentissage des élèves, pour se préoccuper de la globalité de ce qu’il apprend et de ce sur quoi il est évalué. Au lieu de commencer avec programmes déjà là et éclatés, il faut commencer de plus haut, en se demandant quels choix faire entre tous les savoirs disponibles pour définir les savoirs communs à tous. Mais, dira-t-on encore, n’est-ce pas justement ce qui a été par deux fois tenté, sous deux gouvernements issus de majorités différentes, avec le socle commun de connaissances et de compétences de la loi Fillon (2005) et le socle commun de connaissances, de compétences et de culture de la loi Peillon (2013) ? Certes, mais ces deux tentatives ont échoué, et les programmes disciplinaires institués ont gardé la haute main sur les savoirs enseignés à l’école.
Sortir d’une école où les savoirs scolaires sont devenus des instruments de sélection et de hiérarchisation des élèves pour entrer dans une école qui n’est plus celle de la concurrence et de la distillation, mais celle du bien commun, qui prépare la cohésion sociale et sociétale de l’humanité de demain. Et donc interroger et interroger encore l’écart entre le curriculum prescrit et le curriculum réel. « Notre école, ai-je pu dire à la BnF, le 20 novembre, s’inscrit dans une logique proclamée d’autonomisation de l’élève idéal qui ne prend pas en compte la réalité de l’élève concret. Les enfances de classe, étudiées par Lahire et son équipe sont une réalité, les jeunesses de classe, les parcours scolaires de classe sont bien des réalités (…) Il nous faut donc créer les conditions d’un vrai débat démocratique autour de l’éducation comme projet de société ».
Ce débat ne devra pas épargner, comme l’a rappelé Régis Malet, ni« l’examen de la structure du système, de la conception des carrières scolaires, de l’organisation des temps scolaires, de l’articulation des savoirs de référence et de l’hospitalité des espaces scolaires », ni « la formation des enseignants leur permettant de faire du droit une réalité vécue », ni « l’articulation des savoirs de référence et la promotion des savoirs scolaires à visée transformative et pragmatique, comme les "éducations à" ».
Finalement, comment aller vers une école compréhensive, extensive plutôt qu’intensive, pensée non plus comme un sanctuaire, mais comme un écosystème en lien avec les espaces-temps familial, social, professionnel, de loisir ? Quelle place accorder au numérique pour favoriser un régime d’apprentissage moins contraint ? La division française du travail éducatif au collège et dans les lycées entre ceux qui enseignent et ceux qui éduquent est-elle fatale ? Comment optimiser l’expérience scolaire des élèves, de tous les élèves ?
Cette série de questions débouche sur une autre : à quelle échelle et selon quelles modalités s’opèrent les choix curriculaires ? Quelle place respective pour l’international, le national, le territorial, le local ? Quelle place accordée à l’autodétermination progressive de leur parcours par les élèves ?
On le voit, l’approche curriculaire constitue en France, une révolution qui n’est possible que si un débat démocratique s’instaure autour de l’Ecole que nous voulons. Souhaitons à la démarche engagée par le CICUR un écho dans les mois qui viennent pour sortir du degré zéro de la pensée éducative -sur lequel rivalisent quelques un.e.s des actuel.les candidat.e.s à la présidence de la République- la controverse sur l’Ecole dont nos enfants ont besoin.
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[1] Quelle école pour faire entrer dans la culture de l’humanité ? Quels savoirs porteurs de sens pour tous les élèves ? Qu’évaluer chez les élèves et comment ? Quels professionnels de l’éducation imaginer et former ? Quelle politique curriculaire pour le XXIe siècle ?