L’expérimentation d’une « tenue vestimentaire commune » commencera à la rentrée 2024, dans les écoles de certaines communes comme Nice et Reims, des collèges d’un département comme les Bouches du Rhône, des lycées d’une région comme Auvergne-Rhône-Alpes. Cette expérimentation a été souhaitée par le ministre de l’éducation nationale. Même s’il affirme encore le 6 décembre sur France Info, « Je ne suis pas encore convaincu que c’est une solution qui permettrait de tout régler, et pas non plus convaincu, comme certains, qu’il ne faudrait pas en parler et l’essayer », il a bien décidé ce test de grande ampleur d’une mesure qui figurait au programme présidentiel de Mme Le Pen en 2022, et a fait, en janvier dernier, l’objet d’une proposition de loi présentée par M. Chudeau, député Rassemblement national, rejetée par l’Assemblée nationale.
Le ministre de l’éducation nationale affirme régulièrement son attachement au bon sens et les arguments de prétendu bon sens ne manquent pas dans cette démarche d’expérimentation. Il s’agirait de « renforcer la cohésion entre élèves et à améliorer le climat scolaire, de créer une atmosphère de travail et d’égalité au sein de l’établissement » et de favoriser « un sentiment d’appartenance » permettant aux élèves de« s’épanouir au sein d’une école à l’abri de toute forme d’inégalités et de prosélytisme ». On ajourera à cela une once de bon sens politique : plutôt que d’avoir à chaque rentrée besoin d’interdire tel ou tel vêtement considéré comme signe d’appartenance religieuse par destination, même s’il n’est pas intrinsèquement religieux, on évitera ainsi de devoir arbitrer entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas.
On pourrait être près de penser qu’il n’y a là que du bon sens. Mais il faut bien se poser quelques questions à ce sujet.
D’abord, cette tenue vestimentaire commune imposée aux élèves peut étonner, puisqu’ils et elles font l’objet d’une obligation d’uniformité vestimentaire qui n’est pas imposée aux fonctionnaires et agents du service public à qui est seulement imposée une tenue vestimentaire neutre, ne manifestant rien de leur convictions politiques, religieuses et mettant à l’abri les élèves de toute publicité commerciale. N’est-il pas étonnant que non seulement, depuis la loi de 2004, soit imposée à celles et ceux qui ne sont ni fonctionnaires ni agents publics la même neutralité qu’aux fonctionnaires et agents qui les accueillent et les encadrent, mais que désormais, la norme vestimentaire soit plus forte pour les élèves que pour les personnels ?
Ensuite, on ne peut s’empêcher de penser à l’exercice mental proposé par le professeur de droit Joseph Weiler demandant d’identifier, de trois universités, laquelle est la plus neutre. Dans la première est exigé de toutes et tous le port de la kippa ou de foulards. Dans la deuxième, personne n’est admis s’il porte un signe religieux. Dans la troisième, chacun peut faire comme bon lui semble. Ni la première, c’est évident, ni la deuxième ne sont neutres, puisque la neutralité de la deuxième est au prix de l’interdiction de manifester ses croyances. La troisième serait donc la plus neutre.
Enfin, on ne peut que s’interroger sur la cohésion effective et la qualité renforcée du climat scolaire attribuées au port d’un uniforme par les élèves. Il suffit de lire des récits se situant dans des pays où le port de l’uniforme est la règle établie depuis fort longtemps, pour savoir que l’uniforme ne fait pas disparaître les phénomènes de harcèlement ou de violences entre élèves. Sans remonter jusqu’aux écoles militaires austro-hongroises, cadres de violences sadiques évoquées par Robert Musil dans Les désarrois de l’élèves Törless, il suffit de se reporter aux violences révélées en 2022 au lycée militaire du Prytanée de La Flèche[1] pour savoir que la tenue vestimentaire commune ne garantit pas un meilleur climat scolaire.
Plus généralement, on peut s’interroger sur le discours qui entend assimiler la promotion de la laïcité à une uniformisation vestimentaire à l’école, mais aussi au travail et dans l’espace public. Pour s’en tenir à l’école, on peut légitimement se demander si le commun se construit plus solidement par la tenue, si, dans le cadre scolaire, c’est la compétition pour les meilleures notes, les meilleures places dans les meilleurs groupes qui est la règle, plutôt que la coopération, et la reconnaissance de l’altérité comme une composante enrichissante du collectif. Quelle place donne-t-on réellement au débat, à la parole des élèves dans les enseignements comme dans la vie scolaire tout entière ? Le port d'une tenue vestimentaire commune changera-t-il la donne ? On ne peut le croire.
C’est tout le paradoxe de l’orientation marquée donnée à l’école par le ministre actuel : on uniformise la tenue vestimentaire, mais on sépare les élèves dès leur entrée au collège selon qu’ils sont bons, moyens ou fragiles en français et en mathématiques. Quel sentiment d’appartenance, quelle cohésion vise-t-on ? On parle d’épanouissement, le ministre en novembre revendique le bonheur à l’école[2], mais au même moment la Note de service du 14-11-2023[3] abroge la possibilité, ouverte en 2016, pour les élèves de terminale qui ont échoué au bac, de conserver certaines notes l’année suivante, ce qui est à n’en pas douter une bonne façon de garantir le bonheur de celles et ceux qui sont des élèves parmi les plus vulnérables.
On peut craindre que sous l’uniforme d’égalité apparente, ne se cache la poursuite tri social, scolaire et culturel entre les élèves effectué à l’école. L’uniforme, un leurre, plus que du « bon sens ».
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[2] « Je ne revendique pas seulement le bien-être à l’École, mais le bonheur à l’École ; c’est le cœur du projet de l’École », Colloque du CNESCO sur le bien-être à l’école, 21 novembre 2023.
[3] https://www.education.gouv.fr/bo/2023/Hebdo47/MENE2328255N