Le numéro 94 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres[1] publie un dossier passionnant sur une question d’actualité : le métier d’enseignant et son avenir. Un article de la rubrique d’actualité internationale analysant les résultats de la dernière enquête TALIS[2], qui donne la parole aux enseignants, prépare lectrices et lecteurs à entrer dans ce dossier, en mettant l’accent sur la volonté de quitter le métier dans les prochaines années de 22% en moyenne des enseignants, taux qui peut atteindre 40% en Lettonie ou 35% en Suède.
Le dossier est riche de plusieurs articles comparatifs, portant sur quatre pays francophones d’Europe et d’Amérique, quatre pays francophones d’Afrique subsaharienne, quatre pays du sud-ouest de l’océan Indien. Riche aussi de quatre articles nationaux (Japon, Allemagne, France, Tunisie), d’un article portant sur une expérience new-yorkaise, d’un article de portée générale sur la formation des enseignants et d’une bibliographie qui élargit encore le panorama proposé : ces différentes échelles d’approche de la question permettent aux lectrices et lecteurs d’appréhender à la fois la diversité des contextes et les lignes de force internationales de la question, qu’éclaire la stimulante présentation du dossier proposée par les coordonnateurs, Alain Boissinot et Claude Lessard[3].
Une des questions récurrentes dans les différents pays est celle de la pénurie d’enseignants et de la nécessité de renforcer l’attractivité du métier. Ce qui pose la question de la manière dont on recrute les enseignants et dont pourrait revaloriser la profession. Au Japon, par exemple, alléger la charge de travail des enseignants semble une priorité[4]. En Suisse, où l’épuisement professionnel des enseignants est également souligné, on cherche plutôt à gérer statistiquement au mieux les évolutions de la démographie scolaire et à proposer des mesures incitatives, notamment à la reconversion dans l’enseignement[5]. A New-York, on a misé plutôt sur la dynamisation des profils de carrière en proposant aux enseignants de postuler à des fonctions de leadership sans renoncer à leur travail auprès des élèves[6]. En Allemagne, l’accent est mis sur le renforcement des liens avec la pratique lors de la formation initiale tout en ciblant, dès le secondaire supérieur, des élèves susceptibles de devenir professeur[7]. En France, Géraldine Farges et Loïc Szerdahelyi s’interrogent sur l’origine de la crise : crise de l’attractivité, du recrutement ou du métier d’enseignant[8] ? Elles analysent l’expérimentation, conduite depuis 2019, d’une préprofessionnalisation de certains assistants d’éducation. Pierre Périer pour sa part, insiste sur trois facteurs expliquant une attractivité du métier en berne : la faiblesse des salaires, le manque de reconnaissance par la société et l’institution, les conditions d’affectation5. Au Québec, la gestion axée sur les résultats soumet les enseignants « sous pression » à un contrôle de leurs pratiques fondé sur les données probantes5. En Tunisie, il faudrait rompre avec une conception astreignante du métier, génératrice de stress, d’absentéisme, et d’abandon professionnel[9]. Comment trouver de la motivation quand l’organisation du travail prescrit les manières de faire, imposant un carcan de normes et d’instructions institutionnelles jusque dans la pédagogie cadrée par de multiples directives ?
L’étude comparative en Afrique subsaharienne francophone[10] montre que la réponse à la pénurie d’enseignants fondée sur la contractualisation-défonctionnarisation a eu des effets négatifs, conduisant à une fonctionnarisation progressive au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Sénégal, et à une refonctionnarisation au Burkina Faso. Dans le sud-ouest de l’océan Indien[11], La Réunion incite à appréhender le choix du statut de vacataire pour travailler sur place préféré à celui du concours de fonctionnaire qui risque d’éloigner longtemps de l’île. Sa voisine Maurice cultive l’hyper-concurrence au sein des établissements, ce qui nourrit une éducation de l’ombre massive, à laquelle les enseignants contribuent auprès de leurs propres élèves par des leçons payantes qui complètent leur salaire. A Madagascar, la double vacation (deux groupes d’élèves différents par jour) est à l’ordre du jour faute d’infrastructures suffisantes, et à Mayotte les classes surchargées dévalorisent la fonction d’enseignant.
La réflexion d’Antonio Novoa sur la formation des enseignants à l’échelle de l’humanité repose sur une vison de l’histoire de cette formation en trois révolutions[12]. Après la révolution des écoles normales au 19e siècle et celle de l’universitarisation au 20e, la révolution de ce siècle reposerait sur l’émergence d’un nouveau type de savoir, le savoir professionnel enseignant, qui dépasse la dichotomie entre connaissances de contenus (souvent disciplinaires) et connaissances pédagogiques et didactiques. Il s’agit donc d’un savoir contextualisé, en restructuration permanente, élaboré dans le cadre des relations et tensions au sein de l’espace institutionnel de l’éducation. Cela conduit à faire des enseignants eux-mêmes un troisième acteur de leur formation, elle même vécue dans un troisième lieu, la maison commune pour la formation et la profession. Et cela, sans nul doute, conduirait à repenser aussi le curriculum proposé aux élèves.
On touche ici à une question très politique, que les coordonnateurs du dossier abordent dans leur introduction3 : comment enseigner dans un monde incertain ? Ils invitent les lecteurs à méditer cette réflexion de Charles Péguy, formulée au début du siècle dernier[13] : « Il n’y a pas de crise de l’enseignement (…) Les crises de l’enseignement (…) sont des crises de vie (…) Quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner : c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même (…) Une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas ».
Comment ne pas percevoir, à travers ce propos, que les réponses techniques, statutaires, financières, de carrière, pour importantes qu’elles soient, dans les divers pays concernés, ne sauraient suffire à résoudre la crise du métier d’enseignant ? La réponse fondamentale ne peut-être que politique : quelle société voulons-nous construire, celle de l’hyper-concurrence ou de la coopération ? Quelle école, quels enseignants voulons-nous pour aller vers cette société ? Sans vision partagée des finalités de l’école, des finalités du métier et conception commune de la formation qui y prépare et accompagne son exercice exigeant, on n’apportera aux questions de recrutement, d’attractivité, de maintien dans le métier, de motivation, de statut, que des réponses partielles, provisoires, et finalement vaines à long terme.
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[1] https://journals.openedition.org/ries/
[2] https://journals.openedition.org/ries/14471
[3] https://journals.openedition.org/ries/14530
[4] https://journals.openedition.org/ries/14571
[5] https://journals.openedition.org/ries/14621
[6] https://journals.openedition.org/ries/14711
[7] https://journals.openedition.org/ries/14600
[8] https://journals.openedition.org/ries/14611
[9] https://journals.openedition.org/ries/14641
[10] https://journals.openedition.org/ries/14661
[11] https://journals.openedition.org/ries/14701
[12] https://journals.openedition.org/ries/14730
[13] Charles Péguy, Pour la rentrée, 1904, in Œuvres en prose complètes, vol. I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1987.