Si on doit à Montesquieu les Lettres persanes, on pourrait devoir au recteur Bouvier des Regards persans sur notre Ecole, et, plus largement, sur les enjeux éducatifs à l’ère de la mondialisation pandémique et numérique[1]. Alain Bouvier est bien placé pour porter un regard distancié et expert sur l’Ecole, pour avoir enseigné, cherché et formé des deux côtés de l’Atlantique, et pour avoir jusqu’à 2020 dirigé la rédaction de la Revue internationale d’éducation de Sèvres dont il est depuis membre du conseil scientifique. Son préfacier comme son postfacier sont aussi des experts reconnus de l’éducation en France et dans le monde. C’est dire la richesse de ces trois regards sur notre Ecole, saisie tout à la fois de l’intérieur, par la connaissance intime qu’en ont l’auteur comme son préfacier qui fut médiateur de l’éducation nationale, mais aussi dans le contexte de l’éducation dans le monde, que connaissent fort bien l’auteur et son postfacier, ce qui permet de mieux en faire saillir les particularités qui, à première vue, pourraient sembler naturelles.
De ces chroniques tenues au fil des mois de crise sanitaire et scolaire mondiale en 2020 et 21, Alain Bouvier a fait un livre qui se prête aussi bien à une lecture linéaire qu’à une lecture à sauts et gambades, selon les goûts et centres d’intérêt de la lectrice ou du lecteur.
Pour notre part, nous nous sommes livrés au petit jeu des occurrences, pour nous aider à identifier les fils rouges de ces propos. Sans surprise, confinement, déconfinement, élèves, enseignants, parents, numérique et à distance sont à plus de trente occurrences, pandémie à plus de vingt. En effet, l’observation d’Alain Bouvier porte sur la manière dont l’école et ses différents acteurs ont traversé et traversent encore la pandémie. Mais, outre les occurrences attendues, d’autre significatives aident à mieux percevoir l’angle choisi par le mocking bird. Bureaucratie dépasse les dix, ministre les vingt occurrences. Et, contribution de l’auteur à l’enrichissement du vocabulaire français, statuquologue dépasse les cinquante occurrences.
C’est donc du côté des statuquologues qu’il faut chercher la spécificité du regard d’Alain Bouvier sur l’institution scolaire. « Désemparés, incapables d’émettre la moindre idée pédagogique », « psychorigides, paralysés car souvent encartés », « ne rêvant que de ce qu’ils nomment « l’école d’avant » », « rétrogrades », aux « mains nuisibles », rêvant de « questions taboues remises sous le tapis », « réticents à tout », « préférant parler de statut et de normes », « les statuquologues avaient décrété que l’enseignement à distance n’était pas de l’enseignement » et « vont tout tenter pour interrompre une esquisse de mouvement en marche ». On arrête ici l’enchaînement de citations qui permet déjà de mieux cerner une des cibles principales d’Alain Bouvier. Il s’agit bien évidemment de ceux qui, parmi les personnels et les parents, dans une période exceptionnelle qui appelle des réponses inédites, sont favorables au maintien du statu quo ante et se retrouvent en nombre dans certaines organisations, syndicats d’enseignants ou de personnels de direction ou fédérations de parents d’élèves. Les bureaucraties syndicales ou associatives ont un partenaire de jeu favori : les bureaucrates centralisateurs de ce qu’on appelle encore, dans le langage Educnat, l’Administration centrale ou, mieux encore, « La Centrale ». « Il est bon de prendre conscience de la situation actuelle dont les diverses caractéristiques provoquent autant de répulsions chez les bureaucrates centralisateurs que chez les statuquologues » note ainsi Alain Bouvier en pointant des alliances objectives contre le changement.
D’où viennent donc les difficultés de l’Ecole ? De bureaucraties objectivement alliées à la persistance d’une forme de gouvernement de l’Ecole où chacune trouve son compte. Alain Bouvier n’a pas de mots assez durs pour moquer le dialogue social dans l’Ecole la française : « En France, le 7 janvier, le SNES FSU qui parlait de « gestion erratique », demandait au moins d’étendre l’école hybride dans les collèges, comme cela se faisait déjà dans un petit nombre d’entre eux ainsi que dans les lycées. Dès le lendemain est venue la réponse du gouvernement : « pour l’école rien ne change », sorte de stratégie de l’immobilisme ». Il équilibre sa charge contre des organisations corporatives par une charge contre l’immobilisme gouvernemental et le pilotage ministériel « par bimestre ».
Mais réduire les propos d’Alain Bouvier à cette dénonciation ferme, serait en appauvrir la lecture : « La crise provoquée par la Covid 19 est un révélateur du fonctionnement antérieur des systèmes éducatifs en général et du nôtre en particulier. Selon Thomas Piketty elle montre « le besoin de réduire les inégalités à travers un autre modèle » et pour l’éducation, elle témoigne de la difficulté pour améliorer l’équité des systèmes éducatifs et l’on sait que le nôtre n’a rien d’exemplaire puisqu’il n’est ni juste ni conforme à l’idéal du mérite républicain. On pourrait presque dire que la crise est salvatrice en révélant avec insistance nos carences tout en éclairant quelques modestes avancées ».
Si, en effet, la rigidité bureaucratique institutionnelle et les rigidités corporatives font bon ménage pour donner l’impression, à coups de réformettes successives et cosmétiques, que tout change alors que rien ne change, les vraies questions sont ailleurs. Celle de l’équité est sans aucun doute le nœud gordien que l’on se garde bien de trancher, tant de personnes, notamment les personnels de l’éducation nationale eux-mêmes, ayant intérêt au maintien du statu quo. Il n’échappe pas à Alain Bouvier que « le discours tenu pour justifier le seul présentiel et la forme scolaire ancienne est conceptuellement faible et frise l’escroquerie intellectuelle ».
Si « la forme scolaire ancienne » fait obstacle à l’innovation et à la transformation en profondeur de l’école dans le sens d’une plus grande équité, c’est une forme scolaire fortement marquée par le choix de savoirs à académiques à enseigner, choix qui en exclut d’autres, et la hiérarchisation entre ces savoirs. De la vient sans doute l’inégalité scolaire si corrélée en France à l’inégalité sociale et culturelle.
Alain Bouvier ne manque pas d’audace pour fustiger les mentalités bureaucratiques et corporatistes, et pour sortir de sous le tapis des questions le plus souvent taboues. Mais il en est une qu’il n’aborde pas dans ses propos : c’est celle des savoirs qu’on enseigne, dans des heures de cours officiellement dédiées à leur enseignement prescrit dans des programmes par discipline et par niveau, et de ceux qu’on prétend enseigner autrement, sous forme de très aléatoires « éducations à » qui se glissent dans les interstices que des enseignants de bonne volonté veulent bien investir ; celle aussi de ceux qu’on enseigne aux uns et pas à d’autres (les lycéens professionnels sont privés par exemple d’enseignement de la philosophie), et de ceux qu’on n’enseigne pas (il va de soi, apparemment, qu’on enseigne les langues anciennes dès le collège et que le droit et la médecine n’y soient pas enseignés). Sur ces questions là, comme sur le mérite républicain auquel il se réfère, on aurait aimé que le mocking bird tienne aussi quelques propos décapants[2].
La lecture de cet ouvrage ne laissera personne indifférent : le lecteur et la lectrice tour à tour seront frappés par la rigueur de certaines analyses, amusés par certaines observations, irrités par d’autres qui remettent en question leurs croyances, mais chacune et chacun, après cette lecture, aura une plus claire conscience des enjeux de l’éducation au 21esiècle.
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[1] Alain Bouvier, SUR L'ÉCOLE À LA FRANÇAISE Propos d'un mocking bird, L’Harmattan, 202. Préface de Claude Bisson-Vaivre / Postface de Jean-Marie De Ketele
[2] Voir à ce sujet les analyses du Collectif d’interpellation du curriculum https://curriculum.hypotheses.org/