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Billet de blog 25 janvier 2017

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Ecole pour tous: quels «communs» possibles?

Assurer l’accès de tous à l’éducation et à la formation passe-t-il effectivement par une école commune, unissant tous les enfants dans le même enseignement fondamental ? Le dossier de la Revue internationale d’éducation consacré à « ce que l’école enseigne à tous » éclaire toute la complexité de la question.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le dossier du dernier numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres[1] réunit les contributions de dix pays qui s’efforcent d'exposer et de questionner ce que l’école enseigne à tous.

Le paysage est extrêmement différent, selon qu’il s’agit de l’Angleterre ou de l’Ecosse, de l’Algérie ou de la Roumanie, du Libéria ou de l’Espagne, du Vietnam, de la Suisse ou du Québec ou encore de la France.

La question n’est pas nouvelle. Le 10 avril 1870, dans une conférence intitulée De l’égalité en éducation, Jules Ferry n’affirmait-il pas : « Je vous défie de faire jamais une nation égalitaire, une nation animée de cet esprit d’ensemble  et de cette confraternité d’idées qui font la force des vraies démocraties, s’il n’y a pas eu le premier rapprochement, la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école[2] »?

Mais, un siècle et demi plus tard, elle n’a rien perdu de son actualité et gagné en complexité. Ce qui se dégage comme lignes de force de ce dossier, c’est une interrogation sur la puissance des forces centrifuges qui éloignent l’école de la recherche d’un commun et sur la nature même du commun qu’elle pourrait produire. Cette tension est bien mise en lumière par l’introduction du coordonnateur, Roger-François Gauthier, qui a publié en 2014 puis avec Agnès Florin en 2016 deux ouvrages abordant la question placée au cœur de ce dossier[3].

Les forces centrifuges s’appuient d’une part sur deux libertés : celle du choix de l’école par des parents soucieux de l’avenir de leurs enfants, attachés à ce qu’ils soient éduqués dans un entre soi favorable à leur insertion dans une élite sociale et culturelle, dans des écoles privées ou des établissements étrangers par exemple ; celle du choix pédagogique, qui peut consister pour certains établissements et certains professeurs à privilégier la constitution d’une élite scolaire fondée sur l’élimination plus ou moins progressive des élèves les plus faibles. Qui n’a jamais entendu dire,  à propos d’un élève ou d’un groupe d’élèves qu’il n’est pas à sa place dans ce collège ou ce lycée ? En termes de liberté toujours, rappelle Roger-François Gauthier, on  peut trouver, au nom de la liberté individuelle, contestable qu’une puissance publique veuille désigner des savoirs communs à tous : la culture personnelle vaudrait mieux que la culture d’Etat.

Ces forces s’appuient aussi sur la marchandisation de l’éducation : quand le savoir devient marchandise, leur offre publique contrevient aux appétits du marché. Les exemples abondent dans le dossier. L’étude vietnamienne constate : « si le droit de l’enfant à l’éducation et aux soins se marchandise, l’égalité des chances des enfants à bénéficier de l’éducation de base dite obligatoire (…) sera remise en cause ». Les auteurs anglais, espagnols, algérienne ou libériens évoquent la même question, dans des contextes à chaque fois particuliers.

Elles s’appuient encore sur une illusion enfantée par la révolution numérique : celle de la possibilité d’apprendre sans école, de chez soi, et de l’inutilité de mémoriser, puisque la connaissance serait à portée de clic chaque fois qu’on en a besoin.

Alors, quels communs possibles ?

Il faut d’abord en déterminer l’aire : communauté locale, régionale, nationale, continentale ? On le sait, l’Union européenne, par exemple, n’a pas manqué, malgré le principe de subsidiarité, de fixer des objectifs d’éducation et de formation tout au long de la vie, visant à "améliorer la qualité et l'efficacité des systèmes d'éducation et de formation dans l'UE" ; à "assurer que ceux-ci soient accessibles à tous" ; à "ouvrir l'éducation et la formation au monde extérieur"[4]. Les articles provenant de trois pays membres de cette Union témoignent de la diversité des options retenues selon les régions autonomes comme en Espagne, des orientations contradictoires choisies au sein même du Royaume uni par l'Angleterre et l'Ecosse, de « l’adaptation des programmes d’enseignements aux spécificités de la communauté à laquelle ils s’adressent » en Roumanie, ou, hors Union européenne, en Suisse. Hors Europe, l’article algérien souligne par exemple les écarts existant entre école des campagnes et école des villes.

Il faute ensuite en déterminer les publics : on sait combien le chemin est long, en France, par exemple, pour passer d’une école exclusive à une école inclusive. Ces résistances existent aussi dans bien d’autres pays.

Il faut enfin en déterminer les contenus : quels savoirs sont jugés indispensables, quelles compétences, savoirs faire, savoir-être ? Et surtout, en quoi ces enseignements et apprentissages destinés à toute une génération ont-ils une valeur ajoutée par rapport à uns distribution sélective des savoirs, des connaissances, des compétences, des méthodes, des valeurs, de la culture ?

On le voit, la question est éminemment politique. Envisager une « socialisation de l’éducation », comme le propose l’article vietnamien pour faire pièce à la marchandisation de l’éducation permet peut-être de dessiner un chemin possible, alternative à la seule étatisation de l’école. Les connaissances, les compétences et la culture communes ne devraient –elles pas faire l’objet d’un large débat local, régional, national, continental, dont on a pu voir une amorce avec le débat national sur l’Ecole qui fut organisé en France en 2004 ? On sait aussi ce qu’il en advint, et la traduction très partielle qu’en livra la loi d’orientation de 2005. Le titre de la contribution vietnamienne est éloquent : « entre vouloir et pouvoir », comme la démonstration de l’étude libérienne qui conclut : « pour que la politique d’enseignement gratuit et obligatoire devienne une réalité au Libéria, celle-ci doit encore s’incarner au delà d’un simple document d’intention politique ». Faut-il alors se résigner à ce que l'article québécois considère comme « une "fatigue" qui a des airs de renoncement politique » ?

Il suffit de lire ce que déclare Michel Lussault, président du Conseil supérieur des programmes, pour percevoir également le poids des cultures institutionnelles par rapport aux intentions politiques : « Je reste frappé de l’excessive dépendance aux programmes des acteurs de l’institution scolaire. L’institution continue de penser les programmes comme devant, avant tout, normer la pratique des professeurs, alors qu’il me semble que les programmes devraient baliser les apprentissages des élèves ». L’institution scolaire pourrait-elle être le premier facteur de résistance à des politiques éducatives visant la réussite de tous ? Ce ne serait pas le moindre paradoxe de l’école d’Etat, en France comme dans tous les pays où une école d’Etat existe.

En même temps, on doit s’interroger, à propos de l’objectif controversé d’école commune, sur les effets possibles de l’application du nouveau management public à l’éducation. Là où elle est mise en œuvre depuis plus longtemps et avec plus de rigueur que dans notre pays, cette application a pu conduire, comme Romuald Normand la constaté aux Etats-Unis[5], à fragiliser les solidarités et le travail d’équipe, à privilégier, pour obtenir de « bons résultats », les élèves « rentables » au détriment de ceux qui ne le seraient pas, renforçant ainsi les inégalités sociales et raciales de réussite scolaire. Quand on envisage la question des communs à l’école, il serait dangereux de faire l’économie de ce constat. Et d’oublier qu’il ne peut y avoir de commun en dehors d’une politique élaborée, conduite et évaluée en fonction des valeurs fondamentales de l’éducation pour tous, émancipation individuelle et collective, égalité entre tous, fraternité humaine.


[1] https://ries.revues.org/5556

[2] http://www2.cndp.fr/laicite/pdf/Jferry_egalite.pdf

[3] Gauthier, Roger-François, Ce que l’école devrait enseigner,Denoël, Paris, 2014

Gauthier, Roger-François & Florin, Agnès, Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative, Terra Nova, Paris, 2016, http://tnova.fr/rapports/que-doit-on-apprendre-a-l-ecole-savoirs-scolaires-et-politique-educative

[4] Stratégie de Lisbonne adoptée au Conseil européen en mars 2000 http://www.consilium.europa.eu/fr/home/

[5] NORMAND, R., Gouverner la réussite scolaire. Une arithmétique politique des inégalités, Berne, Peter Lang, 2011.

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