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Billet de blog 25 mai 2023

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Les savoirs fondamentaux ou le pavé de l’ours

La focalisation sur les « savoirs fondamentaux », confirmée en janvier, se décline désormais en feuilles de route académiques : loin d’être une perspective ambitieuse, c’est une démarche de régression, confirmant « une arithmétique politique des inégalités ».

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En ce moment pleuvent des rectorats vers les écoles et établissements scolaires des « feuilles de route » élaborées par les « conseils académiques des savoirs fondamentaux » mis en place à la demande du ministère en début d’année[1]. Ces feuilles de route académiques décalquent très fidèlement les directives de la note de service du 10 janvier.

On observera d’abord que pas une seule fois, dans les feuilles de route comme dans la note de service, ne sont définis les « savoirs fondamentaux » autrement qu’au travers de « l’enseignement du français et des mathématiques ». Il est donc logique que la feuille de route prévoie « le renforcement de l'enseignement du français et des mathématiques à l'école primaire (guides de références, repères et attendus de progression) (…), l'approfondissement de la formation des professeurs des écoles et des formateurs, notamment dans le cadre des plans français et mathématiques, qui reposent sur la formation entre pairs ». 


Bien entendu, il s’agit de mesurer les effets de ce renforcement et de cet approfondissement. Il faut donc concevoir « une échelle d’observation adaptée aux caractéristiques propres » du territoire académique, les réseaux pédagogique école-collège-lycées d’un même secteur géographique constituant la bonne mesure. Instruction est donc donnée prioritairement de « cartographier, à l’échelle des « réseaux école-collège- lycée » les résultats de nos élèves aux évaluations nationales standardisées français et mathématiques sur tout le parcours des élèves en CP, CE1, CM1, 6eme, 4eme et 2nde ». 


L’exploitation des résultats des évaluations nationales est la pierre angulaire de la feuille de route. On les retrouve évoqués dans les quatre axes de la feuille de route, les évaluations nationales de 6e devant par exemple éclairer les choix de contenus d’enseignement en 6e

Tout de passe donc comme si on n’avait aucune expérience ni de l’histoire de notre école, ni des effets d’un management exclusif de l’éducation par des données au dessus de tout soupçon, dont les évaluations nationales standardisées seraient un exemple parfait.

Si on avait, à la DGESCO, dont le directeur a signé la note de service du 10 janvier, une bonne connaissance de l’histoire de notre école, on s’y serait souvenu de ce que Jules Ferry exprimait devant les instituteurs de France en évoquant « tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du « lire, écrire, compter » : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau[2]». N’est-ce pas un redoutable contresens de supprimer à la entrée prochaine des enseignements de 6e une heure de technologie pour la remplacer par une heure d’approfondissement ou de soutien en français ou en mathématiques ? Fidèle à l’esprit républicain de Jules Ferry, on aurait pu saisir cette opportunité pour inciter les réseaux école-collège lycée à organiser la mise en œuvre pour tous les élèves des quatre parcours éducatifs (avenir, citoyen, éducation artistique et culturelle, santé) au cours desquels ils pourraient avantageusement cultiver « ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix ». Mais on s’en garde bien, tout au contraire !

La feuille de route est très claire : l'objectif est « de remédier aux difficultés des plus fragiles et de cultiver l’excellence des plus à l’aise ». 
C’est à dire que l’approche du collège ne change pas, il s’agit toujours de conforter le tri a posteriori entre les fragiles que l’on « soigne » à coup de remédiations et les bons dont on « cultive l’excellence ». Ne serait-il pas opportun de penser plutôt à anticiper cette dichotomie en privilégiant les étayages précoces dans les apprentissages plutôt que d’approfondir la différenciation entre les faibles et les forts ? Comme l’écrit Claire Benveniste dans un article du dernier numéro des Carnets rouges[3], « la question des difficultés des élèves est davantage abordée en formation sous l’angle de la remédiation via des dispositifs individualisés ciblant des catégories spécifiques d’élèves dont la diversité doit être « prise en compte », que sous l’angle de la différenciation sociale dans la construction des savoirs scolaires ». 

Quant au pouvoir infaillible des données fournies par les évaluations nationales, peut-on faire comme si, dès 2011, Romuald Normand n’avait dénoncé, dans Gouverner la réussite scolaire, « une arithmétique politique des inégalités ?[4] ». Comme si la complexité multifactorielle de l’apprentissage pouvait tenir dans les résultats d’évaluations nationales standardisées et dans des objectifs de réussite quantifiables. Plutôt que de se poser la question de l’approfondissement de la démocratisation de l’accès au savoir, on se concentre sur l’amélioration de la performance à des évaluations, avec le risque de standardiser les pratiques d’enseignement, comme les évaluations. Dans le monde nord américain, où ces pratiques sont anciennes, cela a conduit au teaching for testing plutôt qu’au teaching for learning : les enseignements n’y ont pas gagné en qualité, la ségrégation scolaire et sociale s’est renforcée. On est bien loin ici de prendre en compte le contexte socio-culturel familial pour étayer dès le départ l’apprentissage de ceux qui en ont le plus besoin. On est, obnubilé par « la maîtrise des fondamentaux » et la « réussite aux évaluations », aux antipodes de démarches d’apprentissages engageant les élèves dans des travaux en équipe de recherche et de productions originales, bien différentes des contrôles et des tests répétés à satiété.

Avec, on n’en doute pas un instant, la meilleure volonté du monde, on s’éloigne, avec cette obsession exclusive des « savoirs fondamentaux » de l’ambition de l’école républicaine, et de l’objectif de faire acquérir à tous un socle commun de culture[5], qui avait, en 2005 puis en 2013, une tout autre portée que la rudimentaire formule« lire-écrire-compter» reprise à l’école d’ancien régime par le ministre, formule qui exprime une préoccupante régression. Parler de « mixité sociale » à l‘école tout en y pratiquant la ségrégation des savoirs est un leurre. Le ministère serait-il « mauvais raisonneur » comme l’ours et son pavé dans la fable de La Fontaine[6] ?

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[1] Note de service du 10-1-2023

https://www.education.gouv.fr/bo/23/Hebdo2/MENE2300948N.htm

[2] Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881

[3] Claire Benveniste « Insuffisances de la formation initiale et difficultés des élèves de milieux populaires », https://carnetsrouges.fr/numeros/numero28/

[4] NORMAND Romuald. Gouverner la réussite scolaire. Une arithmétique politique des inégalités. Berne : Peter Lang et Lyon : ENS de Lyon, 2011, 260 p.

[5] Les socles communs de 2005 et 2013 ont été inscrits dans des lois d’orientation votées par des majorités de droite puis de gauche.

[6] La Fontaine, L’ours et l’amateur des jardins, Fables, livre VIII, 10

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