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formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

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Billet de blog 26 mars 2023

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Temps de l’école et imaginaire scolaire dominant

A l’occasion du colloque national de l’AFAE, temps et contretemps à l’école, un regard sur notre imaginaire éducatif partagé dont l’heure de cours fait partie.

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Parce que l’école est une institution humaine façonnée au fil du temps long de l’histoire, parce que chacun ou chacune de nous est passé.e par elle, il existe dans notre pays un imaginaire scolaire dominant, massivement partagé par les citoyennes et citoyens, qui sont tout aussi bien parents d’élèves, élus locaux, territoriaux ou nationaux, élèves et étudiants, personnels de l’éducation nationale, décideurs institutionnels et politiques. Cet imaginaire scolaire dominant a pour effet de nous faire apparaître comme naturelles des modalités d’organisation, de fonctionnement, qui ne sont qu’une construction historique reçue en héritage.

Dans ce billet, nous nous attacherons au temps scolaire, qui a été au cœur du colloque national organisé par l’Association française des acteurs de l’éducation (AFAE) ce dernier week-end à Paris[1].

Rien de plus normal, en apparence, qu’un emploi du temps hebdomadaire, qu’on soit élève ou enseignant, reproduit pendant les 36 semaines théoriques du temps scolaire annuel officiel. Une formule peut aisément résumer l’essence même d’un emploi du temps d’élèves à partir de la classe de 6e : une heure, une classe (un groupe d’élève appelé division), une discipline, un professeur, un lieu (une salle de classe), telle est la clé de voûte de l’organisation pédagogique au collège et au lycée, même si les enseignements de spécialités remplacent l’unité de la division par des groupes divers. 


Pourtant, il s’agit-là d’un construit historique assez récent : avant ma réforme du lycée de 1902, les élèves avaient deux classes de deux heures par jour, soit 20 heures de cours hebdomadaires, le reste du temps étant consacré aux études. Ce temps d’étude a disparu au fil du temps, et les dispositifs tels que devoirs faits, réintroduits récemment au collège, ne représentent que quelques heures hebdomadaires contre 20 au début du siècle dernier. Quant à la répétition hebdomadaire de l’emploi du temps, elle vient de plus loin encore, du modèle monastique de la journée scandée par les mêmes activités, l’école ayant d’abord été l’affaire des ordres religieux.

Chacun, élève ou enseignant, a fait l’expérience de l’arbitraire de cette durée sacro-sainte de 55 minutes de cours : il y en a qui passent trop vite, avec la sonnerie impitoyable qui impose d’interrompre une activité dans laquelle on est pleinement engagé pour passer sans transition à tout autre chose, cette tout autre chose pouvant être un heure de cours qui paraît interminable, source de tension, de stress ou tout simplement d’ennui.

Mais cette durée uniforme a aussi un effet sur l’organisation pédagogique : on peut difficilement en moins de 55 minutes mener à bien un travail  de recherches documentaires ou d’enquêtes, des travaux de groupes qui nécessitent un temps de mise en commun pour être féconds ; en revanche le cours calibré pour cet horaire, sous forme magistrale ou dialoguée s’y coule parfaitement.

Comme le modèle des 36 semaines de cours est purement théorique, le mois de juin et les semaines de juillet étant, dans les lycées, dépourvues de cours parce que temps d’examens, on en vient aussi, compte tenu de l’ambition des programmes scolaires, à courir après le temps. La presse se fait régulièrement l’écho de cette course épuisante pour les enseignants comme pour les élèves : on a vu en janvier, selon Le Café pédagogique, des « professeurs courant autour des murs de la rue de Grenelle comme ils courent après les programmes », en février Le Monde comparer les épreuves de spécialités de mars à « une course contre la montre », le même journal citant en mars une lycéenne indiquant à propos des mêmes épreuves « c’est trop court pour être prêt en mars, le rythme est trop soutenu, je n’aurais pas pu tenir un mois de plus comme ça ». Il y a ainsi une douloureuse distorsion entre le temps effectivement nécessaire aux enseignements et aux apprentissages et le temps réellement disponible pour enseigner et apprendre. Et cela conduit à une perte de sens pour les professeurs comme pour les élèves.

Mais on ne parle ici que des apprentissages liés aux enseignements disciplinaires, alors qu’ils sont loin d’être les seuls prescrits aux établissements scolaires. Faut-il rappeler ici la liste des nombreuses « éducations à » qui constituent autant de missions qui ne sauraient s’exercer exclusivement pendant les heures d’enseignement, et les quatre parcours éducatifs qui supposent eux aussi qu’en matière de santé, de citoyenneté, d’éducation artistique et culturelle et de préparation de son avenir, chaque élève accomplisse un parcours de formation qui ne saurait se résoudre aux seules heures de cours ? Oui, cela est prescrit dans le Code de l’éducation, rappelé par de multiples circulaires, mais où trouver le temps de le réaliser quand les emplois du temps sont déjà saturés d’heures d’enseignements disciplinaires ? La réponse est simple : il n’y a pas de temps pour le faire de manière autre qu’exceptionnelle.

Dans les établissements scolaires, les équipes s’en tirent comme elles le peuvent : en banalisant une semaine dédiée aux activités éducatives, ce qui fait un ratio de un à trente : un pour l’éducation, trente pour la transmission des connaissances disciplinaires. Cela n’est pas satisfaisant en matière éducative, mais on s’en accommode, faute de mieux.

Il y a donc un modèle dominant qui s’impose comme allant de soi : ce modèle politique d’éducation est un modèle d’instruction (les cours) plutôt que d’éducation (les parcours), un modèle de transmission un-tous (le maître à la classe) plutôt que d’appropriation par la coopération[2], 
un modèle juxtapositif et non intégratif (des disciplines entre elles, des 
enseignements et de la vie scolaire...),
un modèle d’école à l’abri de la fureur du monde (l’horizon de 
l’école, c’est l’école suivante, pas le monde), 
un modèle où le savoir scientifique seul compte pour instituer 
le maître (expert de sa discipline plus que de l’éducation) ; un modèle d’émancipation intellectuelle par les Lumières (les 
cours, les discours, les œuvres ouvrent les yeux et l’esprit des élèves) et non par l’autonomie acquise dans l’action (ce que les québécois nomment l’empouvoirement).

Ce modèle plus fort que les textes réglementaires qui rappellent les obligations éducatives de l’école, est-il obligatoire, ou n’est-il pas plutôt le fruit de notre imaginaire scolaire dominant ? Il est intéressant à ce moment de la réflexion de s’interroger sur la possibilité pour les établissements scolaires de faire autrement. On se rapporte alors à l’arrêté du 30 août 1985 qui, dans son article 2 indique que « les collèges, les lycées, les établissements d'éducation spéciale disposent, en matière pédagogique et éducative, d'une autonomie qui porte sur : 1° L'organisation de l'établissement en classes et en groupes d'élèves ainsi que les modalités de répartition des élèves ; 2° L'emploi des dotations en heures d'enseignement mises à la disposition de l'établissement dans le respect des obligations résultant des horaires réglementaires ; 3° L'organisation du temps scolaire et les modalités de la vie scolaire ; (...) ».Donc, lorsque le ministère prescrit 72 heures d’accompagnement personnalisé pour les lycéens, rien n’oblige le lycée à diviser 72 par 36 pour attribuer arbitrairement 2 heures d’accompagnement personnalisé uniformément réparties chaque semaine, il peut choisir d’utiliser au mieux ce capital horaire en fonction des besoins des élèves et des opportunités territoriales. Et cela vaudrait pour tous les enseignements, si le service des enseignants lui-même défini en heures hebdomadaires d’enseignement ne limitait l’exercice. Mais pourquoi, par exemple, une heure d’enseignement musical et d’arts plastique hebdomadaires en classes de collège quand il pourrait y avoir intérêt pour les élèves et les enseignants à disposer de deux heures hebdomadaires d’enseignement artistique, musical ou plastique, selon le semestre ?

On peut donc s’émanciper d’un moule qui n’est contraignant que parce qu’on le veut bien. Une bonne façon de s’en libérer est de ne pas partir de la formule magique « une discipline, une heure, un enseignant, une classe, une salle » mais de ce que sont les activités et les besoins des élèves, les connaissances de divers ordres qu’ils doivent acquérir et cultiver, les ressources dont ils ont besoin pour réussir leur journée d’apprentissage. Le temps de l’école, comme l’écrit Françoise Clerc est « un organisateur puissant du système éducatif[3]». Il est opportun de ne pas le laisser modeler par un imaginaire éducatif dominant.

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[1] https://www.afae.fr/colloques/44e-colloque-national-de-lafae/

[2] L’article L111-1 du Code de l’éducation affirme pourtant que « par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il (le service public d’éducation) favorise la coopération entre les élèves ».

[3] https://curriculum.hypotheses.org/1382

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