Dans le débat public sur la mixité sociale à l’école, promptement refermé par le nouveau ministre de l’éducation nationale, centaines pièces du dossier sont mieux connues que d’autres : on sait les écarts qui existent dans ce domaine entre l’enseignement public et l’enseignement privé, et, au sein du public, entre les collèges d’éducation prioritaire et les autres.
Une récente étude conduite par l’Institut des politiques publiques (IPP)[1] s’est intéressée, elle, à la mixité sociale à l’intérieur des établissements scolaires et non entre les établissements scolaires. Elle relève qu’ « en France, le niveau de ségrégation sociale entre les classes de sixième d’un même collège dépasse de 29 % la valeur qui serait observée si les élèves étaient alloués de manière aléatoire entre les classes ». L’analyse conduite par les auteurs de l'étude à l’occasion de la réforme du collège mise en œuvre en 2016 est éclairante. Cette réforme, au nom de l’égalité, avait supprimé les classes de 6e dites bilangues ou européennes afin d’offrir à tous les élèves de 5e - et non à quelques uns de 6e - l’enseignement d’une seconde langue vivante étrangère. Quel a été son effet en terme de mixité sociale ? « À la rentrée 2015, dans les collèges proposant une section bilangue ou européenne, les pratiques de constitution des classes aboutissaient à un niveau de ségrégation intra-établissement supérieur à celui constaté dans ceux qui n’en proposaient pas. La suppression de ces sections a permis de résorber cet écart (…) À la rentrée 2016, la suppression des sections bilangues a entraîné une diminution de 53 % (classes de sixième) de ce surplus de ségrégation dans les établissements concernés par cette réforme. La suppression des sections européennes a entraîné une diminution de 33 % (classes de quatrième) du surplus de ségrégation ».
L’étude est donc doublement révélatrice. Elle montre combien la suppression d’une niche d’entre-soi permettant un tri social, culturel et scolaire au sein d’un établissement peut être efficace pour combattre l'absence de mixité sociale dans les classes. Mais elle montre aussi les limites de cet effet, puisque le surplus de ségrégation n’en est réduit que de moitié en 6e ou du tiers en 4e.
Il n’y a donc pas que l’offre d’enseignements optionnels et la vigilance des équipes de direction dans la composition sociale des classes qui jouent un rôle ségrégatif à l’intérieur des établissements scolaires. D’où peut donc venir ce surplus de ségrégation apparemment incompressible ?
Il faut alors citer à comparaître une responsable dont il n’est pratiquement jamais question dans le débat public et médiatique sur l’éducation : c’est la très discrète politique des savoirs qui agit, année après année, pour produire un tri entre ceux qui réussissent et ceux qui sont en difficulté. En quoi le choix des savoirs enseignés – et des savoirs non enseignés - est-il responsable de la ségrégation constatée au sein de chaque établissement ? Tout simplement, notre école ne pratique pas la mixité des savoirs. Les savoirs enseignés et qui comptent dans la détermination du parcours scolaire sont des savoirs exclusivement académiques, enseignés dans des disciplines scolaires elles-mêmes hiérarchisées : on n’accordera pas le même poids à une réussite en EPS ou en arts plastiques à une réussite en mathématiques ou en français. En proposant dès l’entrée en 6e un enseignement exclusivement destiné à préparer à l’entrée au lycée général et non un enseignement ouvert sur la diversité des savoirs du monde, l’école française sépare « le bon grain » des élèves issus de milieux socialement et culturellement familiers des savoirs académiques de l’« ivraie » des autres. Le choix des langues vivantes, antiques, européennes ou régionales, et de l’ensemble des enseignements optionnels et facultatifs, joue son rôle dans ce tri. Mais il n‘est pas seul à le faire. L’existence de formations pré-professionnelles, avec des élèves ayant le statut de collégien complète efficacement le dispositif de polarisation des élèves. Le tiers des entrants dans l’enseignement professionnel tant en lycée professionnel qu’en centre de formation d’apprentis (CFA) en sont issus. Ces classes accueillent majoritairement des élèves dont les fragilités d’apprentissage à l’école les ont placés en échec lors de leurs deux ou trois premières années en Collège. Leurs élèves sont essentiellement issus de familles socialement défavorisées. Ils sont des dizaines de milliers, avec les classes de troisième intitulées prépa-métiers et leurs plus de 30 000 inscrits, et avec les classes de troisième des sections d’enseignement général et professionnel adaptés (SEGPA) et leurs 25 000 élèves. Il faut compter également avec les troisièmes préparatoires à l’enseignement agricole et leurs 13 000 élèves. L’existence du Diplôme National du Brevet (DNB), série professionnelle, ne peut être ignorée, alors que 85 000 élèves sont inscrits aux épreuves de ce brevet spécifique. Ces dizaines de milliers d’élèves sont issus, pour 80 % d’entre eux, de milieux professionnels défavorisés.
Comme le soulignait Daniel Bloch dans une tribune au Café pédagogique[2], ces formations pré-professionnelles ne sauraient être supprimées au nom d’une prétendue mixité sociale, car elles sont, pour une majorité des jeunes qui y sont formés, un bon moyen d’échapper à la déscolarisation et de parvenir à une formation professionnelle permettant leur insertion et leur redonnant confiance en eux.
Mais il est intéressant de comparer le contenu de ces formations avec celui de la formation des autres collégiens. En 3e prépa-métiers, au côté des enseignements généraux (français ; histoire-géographie ; enseignement moral et civique ; mathématiques ; langues vivantes ; enseignements de sciences et technologie ; enseignements artistiques ; EPS), sont proposés aux élèves un enseignement de découverte professionnelle des métiers et des formations (180 heures) ; des stages d’observation en milieu professionnel (entre 1 et 4 semaines) ; des périodes d’immersion dans les lycées professionnels ou les CFA. On peut se demander si tous les élèves de collège ne tireraient pas profit dans leur formation, d’une découverte des métiers et des formations, de stages d’observation plus approfondis que le stage unique de cinq jours en classe de 3e, pas seulement en entreprise de droit privé, mais aussi dans des institutions, afin de permettre également leur apprentissage concret de la vie sociale et civique. Il y a donc bien une politique des savoirs, même si elle ne dit pas son nom, qui fait des choix de ségrégation scolaire et sociale.
Bref, ministre après ministre, on construit ainsi au sein du Collège prétendu unique des voies séparées pour les élèves, et on prépare ainsi le grand tri, à l’issue de la 3e, entre ceux qui continuent en « général » et ceux qui bifurquent en « professionnel ». Les enseignements proposés aux élèves dans le tronc commun sont uniquement des enseignements généraux académiques qui ne laissent aucune place aux autres, cantonnés dans les marges des multiples « éducations à » et des quatre « parcours éducatifs » qui peinent à trouver une place effective dans l'expérience scolaire réelle de chaque collégienne et collégien.
Poser la question de la mixité sociale dans les classes, c’est bien. Mais poser celle de la mixité des savoirs à l'école est la seule manière de surmonter l’écart entre la finalité de l’école républicaine –promouvoir les valeurs de la République dans l’expérience scolaire de chacune et chacun- et sa réalité ségrégative. Il n’y aura pas de mixité sociale dans chaque établissement et dans chaque classe si on ne transforme pas profondément la politique des savoirs. Il faut proposer à tous les élèves d’acquérir des savoirs qui ne servent pas uniquement à la compétition scolaire, mais préparent à une vie commune dans la cité et sur la planète, en les impliquant, par la réflexion et par l’action, dans les enjeux essentiels du 21e siècle. C’est la question de la mixité des savoirs qui doit faire l’objet d’une réflexion collective si l’on veut sortir de voeux pieux en terme de mixité sociale, et rétablir la confiance entre l’école et toutes et tous les citoyennes et citoyens.
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[1] https://www.cafepedagogique.net/wp-content/uploads/2023/09/Note-IPP-sur-les-ssections-bilangue-5.pdf
[2] https://www.cafepedagogique.net/2023/03/06/daniel-bloch-reformer-le-college-et-reformer-lenseignement-professionnel-oui-mais-de-facon-coherente/