On a fait récemment beaucoup de bruit autour de l’emploi, dans les documents scolaires, des mentions « père » et « mère »/ « parent 1 » et « parent 2 »/ alors que la mention juridiquement fondée « représentant.e légal.e » aurait permis d’en faire l’économie. On s’est en revanche peu interrogé, à l’heure de « l’école de la confiance », sur le sens du rituel des fiches de renseignements recueillies en début d’année scolaire par les professeur.e.s auprès de leurs élèves. C’est l’intérêt du travail d’Audrey Murillo, présenté dans le numéro 19 de la revue La recherche en Education[1] dans un article au titre parfaitement clair : « Des élèves doublement inégaux face aux fiches de renseignements de début d’année ».
Des résultats de cette étude menée auprès d’un échantillon de 758 lycéen.ne.s quasi représentatif de la population lycéenne métroploitaine, l’auteure tire quelques lignes de force.
La première est bien l’existence d’un rituel qui concerne plus de 90% des lycéen.ne.s, rituel qui les conduit à renseigner de une à huit fiches ou plus à chaque début d’année scolaire, 70% d’entre eux considérant qu’on le leur demande trop souvent.
La deuxième et celle de l’opacité de ce rituel pour les élèves. Quel est son sens ? S’agit-il de mieux les connaître pour mieux les accompagner, ou de les classer rapidement entre ceux qui pourront réussir et ceux qui auront du mal à y parvenir ? Seuls, 22, 5% des élèves interrogés n’éprouvent aucune gêne à remplir une fiche. Pour 58% d’entre eux, la gêne provient de l’impression qu’ils vont donner à l’enseignant.e par cette fiche. 45% d’entre eux sont gênés par les questions portant sur leur famille. De manière générale les questions extra-scolaires (loisirs, projets personnels) provoquent le plus de gêne.
La troisième établit un lien entre cette gêne déclarée et le risque de stigmatisation. Les élèves de faible niveau scolaire, appartenant à une famille socialement défavorisée sont particulièrement gênés de livrer des informations sur ces domaines : 75% de gêne pour ceux qui ne voient pas régulièrement leurs parents contre 41% pour ceux qui les voient régulièrement, par exemple. Les élèves ayant obtenu une mention « très bien » au brevet sont trois fois moins nombreux à être gênés par les questions sur la scolarité que ceux qui n’ont pas obtenu ce diplôme. Ces questions sont jugées intrusives.
La quatrième, en lien avec l’opacité du rituel, révèle les questions que se posent les lycéen.ne.s sur l’usage qui sera fait de leur fiche. Ce qu’ils redoutent, c’est d’être trop rapidement catégorisés en fonction de leurs réponses. Dès la rentrée scolaire, les jeux pourraient être faits sur le destin scolaire de tel ou telle, en fonction de ses réponses sur la fiche de renseignements. Communiquer des information susceptibles d’être interprétables comme des déterminants de la réussite ou de l’ échec scolaires, entre en contradiction avec le désir d’autonomie, de libre arbitre des lycéens. Dévoiler certaines informations pourrait être à double tranchant : la posture des enseignant.e.s peut en effet être bienveillante ou ne pas l’être : est-ce pour aider ou pour juger les élèves qu’ils posent ces questions ? se demandent les lycéen.ne.s. Par l’expérience, ils apprennent aussi que ces informations sont traitées avec indifférence par certains de leurs enseignant.e.s, qui découvrent en conseil de classe un élément livré dans la fiche de renseignements.
La cinquième permet de caractériser les stratégies des lycéens pour répondre aux questions qui leur sont posées. Il est significatif, par exemple, qu’aux questions portant sur la famille, 18% des lycéen.ne.s ne sachent pas quoi répondre et que 32% d’entre elles et eux cachent une information, mentent, ou ne répondent pas.
La sixième, c’est que ces stratégies sont socialement différenciées, en fonction de la plus ou moins grande connivence de l’élève avec la culture scolaire : par exemple, 26% des élèves très connivents cherchent à maîtriser leur image à propos de leur famille contre 39% des élèves très peu connivents. Les élèves les plus connivents cherchent en revanche davantage à maîtriser leur image à propos de leurs loisirs (22% contre 12% pour les très peu connivents) et de leur intérêt pour les disciplines scolaires (19% contre 15%).
On trouve donc, dans cette étude une confirmation : les élèves les mieux dotés socialement et scolairement sont les plus habiles à donner d’eux-mêmes une image valorisante. Pour eux, la fiche de renseignements conforte le cercle scolaire vertueux de la réussite. Pour les moins bien dotés, il s’agit d’atténuer la stigmatisation sociale et scolaire au travers de leurs réponses.
Si la pratique des fiches de renseignement permet aux enseignant.e.s d’accéder à des informations qu’ils n’auraient pas nécessairement eues, elle peut, à leur insu, avoir des effets aggravant les inégalités entre élèves.
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[1]Audrey Murillo, "Des élèves doublement inégaux face aux fiches de renseignements de début d’année" in La Recherche en Education, n°19, 2019
http://www.la-recherche-en-education.org/index.php/lre/article/view/326/173