Le 8 novembre dernier au Sénat, devant la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, le ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse a déclaré : « je souhaite qu'un temps dédié soit consacré à l'éducation aux médias et à l'information (EMI). Il est fondamental d'apprendre à décrypter une information trouvée sur les réseaux sociaux ou internet. En ce domaine, les inégalités sont encore grandes entre les territoires et les établissements. Il faut s'assurer que tous les élèves aient un temps d'éducation aux médias et à l'information. Cette question relève de la réflexion en cours sur la réforme de l'enseignement moral et civique (EMC). J'attends les propositions du Conseil supérieur des programmes, mais je vous confirme que l'EMI fera partie des grandes orientations du nouvel EMC »[1].
A travers son propos s’expose le piège du E, qui, selon qu’il s’agit du E de enseignement ou du E de éducation, n’est pas porteur de la même considération de la part du ministère dans la formation des élèves.
Il y a dix ans, la loi de refondation de l’école de juillet 2013, dans son article 53, modifiait l'article L. 332-5 du code de l’éducation en introduisant l’éducation aux médias et à l’information dans la formation dispensée à tous les élèves[2]. Mais la question des heures dévolues à cette éducation dans la formation des élèves n’était pas évoquée.
En 2015, les nouveaux programmes du collège publiaient pour le cycle 4 (5e à 3e) un programme d’éducation aux médias et à l’information[3]. Mais la question des heures dévolues à cette éducation n’était toujours pas évoquée. Elle ne fait donc pas partie de la formation dispensée à tous les collégiens, en contradiction avec la loi.
L’an dernier, en 2022, dans une circulaire appelant à « une nouvelle dynamique pour l’éducation aux médias et à l’information », le ministère de l’éducation nationale était encore plus catégorique en annonçant la « généralisation de l’éducation aux médias et à l’information »[4]. Mais la question des heures dévolues à cette éducation n’était toujours pas évoquée et sa généralisation demeure un vain mot.
Il aura donc fallu attendre l’audition du ministre au Sénat en ce mois de novembre 2023 pour qu’enfin la question des heures d’enseignement soit officiellement abordée. Comment l’est-elle ? Non pas en décidant d’heures affectées à l’éducation aux médias et à l’information pour tous les élèves tout au long de leur parcours. Mais en se conformant à une tradition solidement établie, selon laquelle il ne peut y avoir d’heure hebdomadaire d’éducation, les seules heures disponibles étant des heures d’enseignement : par conséquent, en plaçant l’EMI au programme de l’enseignement moral et civique, auquel sont affectées des heures hebdomadaires d’enseignement, on ne pourra plus dire que l’éducation aux médias et à l’information n’est pas assurée à tous malgré le discours sur sa généralisation.
Le piège du E se referme sur l’EMI : jusqu’ici, selon le programme de 2015, « présente dans tous les champs du savoir transmis aux élèves, l’EMI est prise en charge par tous les enseignements. Tous les professeurs, dont les professeurs documentalistes, veillent collectivement à ce que les enseignements dispensés en cycle 4 assurent à chaque élève :
- une première connaissance critique de l'environnement informationnel et documentaire du XXIe siècle ;
- une maitrise progressive de sa démarche d'information, de documentation ;
- un accès à un usage sûr, légal et éthique des possibilités de publication et de diffusion ».
La circulaire n° 2017-051 du 28-3-2017 relative aux missions des professeurs documentalistes va dans le même sens, en indiquant que le professeur documentaliste est « enseignant et maître d'œuvre de l'acquisition par tous les élèves d'une culture de l'information et des médias »[5].
Si l’EMI entre donc par la porte du programme d’EMC dans les heures d’enseignement de l’EMC, qu’est-ce que cela signifie ?
Que notre politique des savoirs n’en est pas à un paradoxe près : selon la circulaire de mission des professeurs documentalistes, « la mission du professeur documentaliste est pédagogique et éducative. Par son expertise dans le champ des sciences de l'information et de la communication, il contribue aux enseignements et dispositifs permettant l'acquisition d'une culture et d'une maîtrise de l'information par tous les élèves. Son enseignement s'inscrit dans une progression des apprentissages de la classe de sixième à la classe de terminale, dans la voie générale, technologique et professionnelle. En diversifiant les ressources, les méthodes et les outils, il contribue au développement de l'esprit critique face aux sources de connaissance et d'information. Il prend en compte l'évolution des pratiques informationnelles des élèves et inscrit son action dans le cadre de l'éducation aux médias et à l'information ». Est-ce à dire que le ou la professeur(e) expert(e) de l’information et de la communication sera associé(e) à celle ou celui à qui est généralement dévolu l’enseignement moral et civique ? Si ce n’était pas le cas, le système confinerait au non-sens.
On touche ainsi du doigt une des limites de l’actuelle politique des savoirs. Le ministère peut inciter à proposer aux élèves de multiples éducations à, voire prétendre généraliser certaines d’entre elles, il n’en demeure pas moins que les heures de formation des élèves sont comptabilisées en heures d’enseignement réparties entre des disciplines qui sont des enseignements, à la notable exception de l’éducation physique et sportive et de l’éducation musicale, traitées elles aussi comme des enseignements. Mais toutes les autres éducations ne peuvent être assurées que marginalement, épisodiquement, parce qu’ici ou là, un professeur ou un collectif d’enseignants et de personnels d’éducation veulent bien prendre en charge dans le cadre d’un projet telle ou telle part d’une éducation.
Tant que la politique des savoirs sera corsetée dans le carcan des horaires d’enseignement hebdomadaires accordés aux seules disciplines et matières scolaires, il n’y aura, pour l’immense champ éducatif, et, en l’espèce, pour la culture de l’information et des médias, que des faux semblants, des cotes mal taillées, qui empêcheront toujours que les objectifs éducatifs de la nation fussent-ils inscrits dans la loi, ne soient atteints. Et on remettra à plus tard la sortie du travail en silo, matière par matière, au détriment d'une action coopérative d'enseignants de divers champs de savoir, seule en mesure d'assurer une formation effective des élèves aux grands enjeux de leur temps.
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[1] https://videos.senat.fr/video.4120492_654a12690ce0b.budget-2024--audition-de-gabriel-attal-ministre-de-l-education-nationale
[2] « La formation dispensée à tous les élèves des collèges comprend obligatoirement une initiation économique et sociale et une initiation technologique ainsi qu'une éducation aux médias et à l'information qui comprend une formation à l'analyse critique de l'information disponible ». Version actuelle de l'article L. 332-5 du code de l’éducation
[3] BO spécial du 26 novembre 2015 https://www.education.gouv.fr/bo/15/Special11/MENE1526483Aannexe3.htm
[4] Circulaire du 24-1-2022
https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo4/MENE2202370C.htm
[5] https://www.education.gouv.fr/bo/17/Hebdo13/MENE1708402C.htm?cid_bo=114733