Jean-Pierre Veran
formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université
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Billet de blog 28 janv. 2022

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L'éducation aux médias et à l’information dans l’impasse des impensés

Un texte officiel de plus pour « généraliser l’éducation à l’information et aux médias » ne changera pas la donne éducative : corsetées par des programmes et horaires disciplinaires déjà là, les multiples « éducations à » sont autant de priorités qui restent pour l’essentiel à la porte des emplois du temps des professeurs et des élèves.

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La circulaire annonçant la « généralisation de l'éducation aux médias et à l'information »[1] et le communiqué de presse du 24 janvier qui l’a précédée, annonçant le « renforcement de l’éducation aux médias, à l’information et à la citoyenneté numérique[2] » (les  caractères gras sont ceux du communiqué de presse) constituent un bel exemple des impasses et impensés du curriculum français.

Le titre déjà mérite qu’on s’y arrête : il s’agit de renforcer selon le communiqué ou de dynamiser, et de généraliser, selon le titre de la circulaire, une des « éducations à » qui fait partie des missions de l’Ecole.  Cette éducation, jusqu’ici connue, notamment dans les programmes du cycle 4, sous le nom d’éducation aux médias et à l’information devient dans le communiqué de presse « éducation aux médias, à l’information et à la citoyenneté numérique », dans une louable tentative de mieux marquer le lien entre éducation aux médias et éducation à la citoyenneté. On pourrait se demander si c’est la citoyenneté qui est numérique ou si c’est le contexte de son exercice qui l’est aujourd’hui, mais là n’est pas l’essentiel.

En quoi consistent donc le « renforcement », la « nouvelle dynamique » annoncés ? Sur quoi repose la « généralisation » proclamée par la circulaire ? Réalité ou voeu pieux ? Examinons les mesures annoncées, consécutives aux recommandations formulées lors des Etats généraux du numérique en 2020[3] et par un groupe d’experts dans un rapport remis en 2021, qui a donné son titre au communiqué de presse de 2022[4].

  • A l’échelon académique, la création d’une cellule EMI qui en pilote la politique pour les 1er et 2nd degrés et le renforcement des moyens dévolus aux coordonnateurs académiques du centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI) ;

  • A l’échelon des écoles et des établissements scolaires, la diffusion de deux vademécums, l’un en direction des professeurs du 1er et du second degré, l’autre pour la mise en œuvre de projets de webradios, au collège notamment.

Quoi d’autre ? Rien, sinon la confirmation de partenariats avec le Ministère de la Culture, l’ARCOM (Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), Radio France, le Sirti (Syndicat des radios indépendantes), la CNRA (confédération nationale de radios associatives), le SNRL (syndicat national des radios libres), avec le soutien de Réseau Canopé et du CLEMI. Une cellule académique et deux vademecums, voilà de quoi assurer sans aucun doute possible la « généralisation » de l’EMI !

De fait, cette circulaire et ce communique de presse valent sans doute autant par ce qu’ils taisent que par ce qu’ils disent. Ce qu’ils taisent, c’est que l’éducation aux médias et à l’information, comme à la citoyenneté numérique, reposent sur l’engagement volontaire de professeurs des écoles, professeurs documentalistes et de diverses disciplines déjà impliqués dans des projets d’éducation aux médias et à l’information. La seule question qui vaille est celle de se demander si la « généralisation » proclamée d’une éducation dont le ministère réaffirme, dès la première phrase de son communiqué, qu’elle est une priorité, est possible dans le contexte actuel. Or, cette priorité, rien ne dit que, selon l’école, le collège, le lycée où on étudie, on va la croiser dans son parcours de formation. Pourquoi ? Parce que l’organisation de nos enseignements est telle que l’éducation aux médias et à l’information (EMI) ne fait pas partie, pour ce qui concerne les écoles, des « quatre priorités pour renforcer la maîtrise des fondamentaux »[5]. Il en va sans doute mieux au collège, où l’EMI figure en dernière place dans les programmes du cycle 4 (de la 5e à la 3e). Mais on constate avec une infinie surprise que, pour trouver ce programme d’EMI  sur le site du CLEMI[6], il faut montrer une certaine persévérance. Si, on va jusqu’au bout de la démarche, on constate en effet que l’éducation aux médias figure également dans les programmes disciplinaires et que le travail en équipe du professeur-documentaliste avec ses collègues professeurs de discipline est recommandé. Mais quels espaces temporels sont disponibles ? Les enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) ouverts par la réforme du collège de 2016 pouvaient constituer un espace favorable mais ils ont été ont été réduits à une peau de chagrin dès juin 2017 puisqu’ « ils n’ont plus de thématique ni de nombre imposé[7] ».

Par conséquent, l’éducation aux médias et à l’information comme toutes les multiples « éducations à » constituent autant de priorités qui restent à la porte des emplois du temps de la majorité des élèves et des enseignants focalisés sur les « fondamentaux ». Seul l’engagement pédagogique et éducatif responsable des directions d’établissement et des équipes de professeurs et CPE soucieux de faire partager aux élèves une culture de l’information et de l’esprit critique permet à certains élèves de bénéficier dans les faits de cette éducation.

On ne peut que constater une fois encore le décalage entre le curriculum prescrit (l’EMI est une priorité, tous les élèves doivent pouvoir en bénéficier) et le curriculum réel (seuls en bénéficient ceux qui, au hasard de leur parcours, rencontrent une équipe engagée dans un projet d’EMI). Le CLEMI prépare actuellement la Semaine de la presse et des médias dans l’École®, qui est, au mois de mars, dans les écoles et établissements qui y participent et dans eux seuls, l’occasion souvent unique d’une dose homéopathique d’EMI pour les seuls élèves concernés au cours des 36 semaines de l’année scolaire. Comme le notaient les experts au début de leur rapport de 2021 déjà cité (page 8) : « Bien que supposée concerner les enseignants de toutes les disciplines, cette composante du parcours citoyen souffre d’un manque d’appropriation par l’ensemble des acteurs de la chaîne éducative : corps d’inspection, personnels de direction, professeurs de tous les degrés et champs disciplinaires, équipes éducatives (…) La mobilisation des équipes dans cette éducation reste hétérogène, souvent dépendante de l’engagement individuel de professeurs ou de CPE plus que le fruit d’un travail collectif l’inscrivant dans un parcours d’éducation ». Nous vivons encore sous le régime de l’Ecole des cours. Comme l’observaient encore les experts dans leur rapport de 2021 (page 17), « l’absence d’un curriculum dédié à l’ÉMI ou encore d’une évaluation explicite et systématique des compétences participe de façon évidente de ce manque de visibilité et de cohérence des formations mises en œuvre ».

 L’Ecole des parcours reste bien à construire, quoi qu’on en dise et en écrive dans les prescriptions officielles. L’EMI ne sortira donc de l’impasse actuelle qui reste la sienne, et qu’elle partage avec toutes les autres « éducations à », que si on se donne la peine de réexaminer notamment l’organisation disciplinaire et interdisciplinaire des enseignements, les emplois du temps des professeurs et des élèves, les modalités d’évaluation et de certification des élèves, la formation des enseignants et personnels d’éducation. Vaste chantier dont on ne saurait faire l’économie si on veut enfin avancer. Chantier auquel invite le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR)[8]. L’EMI et les discours qu’on tient sur elle sont bien révélateurs de l’impasse des impensés éducatifs français : tant qu’on ne posera pas la question de ce qui doit être enseigné à tous les élèves, sans s’enfermer dès le départ dans le carcan de disciplines déjà installées avec leurs heures d’enseignement et leurs programmes,  on continuera, comme le fait le ministère en appelant à la « généralisation »  de l’EMI, à poser des cautères  sur la jambe de bois éducative de notre Ecole.

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[1] Une nouvelle dynamique pour l'éducation aux médias et à l'information, Généralisation de l’éducation aux médias et à l’information, circulaire parue au B0 du 27 janvier 2022https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo4/MENE2202370C.htm

[2] https://www.education.gouv.fr/renforcement-de-l-education-aux-medias-l-information-et-la-citoyennete-numerique-327020

[3] https://www.education.gouv.fr/les-etats-generaux-du-numerique-pour-l-education-304117

[4] https://www.clemi.fr/fileadmin/user_upload/Formation/t-l-chargez-le-rapport-renforcer-l-ducation-aux-m-dias-et-l-information-et-la-citoyennet-num-rique--90745.pdf

[5] https://www.education.gouv.fr/4-priorites-pour-renforcer-la-maitrise-des-fondamentaux-9056

[6] https://www.clemi.fr/

[7] https://www.education.gouv.fr/les-enseignements-pratiques-interdisciplinaires-epi-8273

[8] https://curriculum.hypotheses.org/

On y lira notamment, à propos de l’EMI,  le jalon « Numérique éducatif et curriculum » https://curriculum.hypotheses.org/222

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