Pour Eduquer à l’esprit critique, le conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) vient de publier un rapport fournissant « bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation »[1]. Pour « être clair sur l’esprit critique », la première partie du rapport construit une définition de l’esprit critique, qui consiste à « pouvoir placer correctement sa confiance en une information » et « d’abord d’être capable d’évaluer cette information sous l’angle de la fiabilité ». La définition retenue par le CSEN est la suivante : « l’esprit critique est la capacité à ajuster son niveau de confiance de façon appropriée selon l’évaluation de la qualité des preuves à l’appui et de la fiabilité des sources ».
Pour évaluer la fiabilité des sources de ce rapport, on se reporte aux dix pages de la bibliographie. Les travaux anglo-américains y foisonnent, les travaux de chercheurs français n’y sont pas légion. En particulier, on s’étonne par exemple de l’absence de mention des travaux d’André Tricot, professeur de psychologie cognitive à l’université Paul-Valéry de Montpellier, dont Canopé publie la réponse à la question « peut –on enseigner l’esprit critique avec le numérique ? »[2]. On s’étonne de même de l’absence de référence à Jérôme Grondeux, historien et inspecteur général (IGESR) sur les propos de qui le site officiel Eduscol s’appuie pour « former l’esprit critique des élèves »[3]. Absence encore de Nicolas Gauvrit, mathématicien et chercheur en sciences cognitives à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris, qui a co-dirigé Des têtes bien faites : défense de l'esprit critique, publié en 2019 aux PUF. On pourrait ainsi lister bon nombre de chercheurs français, de diverses disciplines, engagés sur la question de l’esprit critique avec des approches pas nécessairement convergentes. Mais, en matière d’esprit critique, peut-on éviter le débat, voire la confrontation, et ne fournir en matière de bases théoriques qu’une bibliographie à trous ?
On comprend mieux ces absences en découvrant les indications pratiques. Il est certes fait mention du débat argumenté qui est au cœur d’une formation à la citoyenneté, permettant à chaque participant de prendre du recul par rapport à ses opinions premières et à celles qui sont avancées par d’autres, mais les auteurs du rapport insistent surtout, certes à juste titre, sur les précautions à prendre pour ne pas donner à penser que toutes les opinions se valent. Les médias scolaires incitant les élèves contributeurs et les élèves destinataires à exercer leur esprit critique sur l’objet de leurs travaux ne sont pas évoqués… Il n’est pas fait référence non plus aux travaux de Virginie Albe, professeure de didactique des sciences et des techniques à l'ENS Cachan, qui, dès 2009, dans Enseigner les controverses, publié aux Presses universitaires de Rennes, a proposé de faire de questions socialement vives le moyen de développer l'esprit critique des élèves face au discours expert, de les initier à la prise de position réfléchie et argumentée et de développer leurs compétences argumentatives et de débat. Pour les auteurs du rapport, il ne faut « pas se limiter à des thèmes "chauds" » au prétexte que c’est « un exercice risqué qui peut produire l’effet opposé à celui escompté ».
Il y a ainsi dans les « douze conseils concrets pour démarrer dans l’éducation à l’esprit critique », à la fin du chapitre quatre du rapport, une tonalité frileuse qui explique certaines absences remarquables de la bibliographie. Il y a là, pour le lecteur du rapport, une belle occasion d’exercer son esprit critique. Il constatera qu’une fois de plus ce rapport dessine l’objectif explicite d’une nouvelle « éducation à », quand on sait déjà combien toutes les autres ont bien du mal à prendre une place concrète dans les apprentissages des élèves. Le rapport se garde bien en effet de remettre en question, comme il pourrait le faire au nom de l’esprit critique, les organisations disciplinaires héritées du passé et leurs programmes, qui corsètent l’enseignement et ne permettent guère de « faire de l’éducation à l’esprit critique un objectif transdisciplinaire grâce à des enseignements pluridisciplinaires », comme le recommande le rapport dans un vœu pieux.
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[1] https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Ressources_pedagogiques/VDEF_Eduquer_a_lesprit_critique_CSEN.pdf
[2] https://www.canotech.fr/a/enseigner-avec-le-numerique-esprit-critique-et-travail-collaboratif
[3] https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves