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Billet de blog 30 novembre 2025

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Téléphone au lycée : les impensés de l’interdiction

Il est facile de décréter une interdiction, plus difficile de la mettre en œuvre. Mais n’est-ce pas renoncer à considérer l’École comme un lieu d’apprentissage concret de la démocratie ?

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Voici donc le Président de la République, dont on ne saurait oublier qu’il considère l’éducation comme son domaine réservé[1], qui annonce urbi et orbi : « on a sorti le portable du collège, on va sans doute l’élargir aux lycées à la rentrée prochaine »[2]. Elargir quoi ? Inutile de le préciser, il s’agit de l’interdiction de l’usage du téléphone portable.

Cette prise de position du Président est révélatrice de bien des impensés de l’éducation telle qu’elle est conçue par les responsables politiques de notre pays.

On ne manquera pas, en effet, de prime abord, de trouver cette perspective positive, car pleinement justifiée : l’éditorial de Libération des 29 et 30 novembre, sobrement titré dans l’édition papier « Combat », énumère « les dégâts occasionnés par la surutilisation des écrans », et estime « juste » « le combat qu’endosse le chef de l’État sur les conséquences de l’addiction aux écrans et aux réseaux sociaux sur les apprentissages, la concentration, le sommeil, la santé physique et mentale des jeunes, sans oublier les problématiques de harcèlement numérique, de violence, d’agressions sexuelles et d’incitation au suicide »[3]. Le titre de l’édition en ligne Addiction aux écrans : la croisade tardive mais juste d’Emmanuel Macron, confirme l’appréciation positive portée sur une initiative à laquelle est seulement reproché son caractère tardif.

Pouvons-nous en rester là ? L’interdiction de l’usage du portable au lycée va –t-elle contribuer à réduire significativement l’ampleur de maux bien réels évoqués par Paul Quinio dans son éditorial ? Il est permis d’en douter, et ce, pour au moins deux raisons.

La première, qui n’est pas négligeable, est la tendance à croire à la fonction magique du langage : interdire en mots est facile, interdire dans les faits est beaucoup plus complexe. Quand le Président déclare qu’on a sorti le portable du collège, il dit vrai du point de vue des textes officiels : l’article L511-5 du Code de l’éducation prévoit depuis 2019 que « dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges, l'utilisation durant toute activité d'enseignement et dans les lieux prévus par le règlement intérieur, par un élève, d'un téléphone mobile est interdite ». Mais qu’en est-il vraiment dans les collèges en 2025 ? « Seuls 9 % des collèges ont mis en place, en cette rentrée, le dispositif « Portable en pause », qui consiste pour l’élève à se séparer physiquement de son téléphone en le déposant dans un casier ou dans une pochette scellée. La ministre de l’éducation nationale démissionnaire, Elisabeth Borne, avait pourtant insisté à la rentrée sur sa généralisation »[4]. Au début de ce mois, l’actuel ministre déclarait au Sénat « Plusieurs centaines d'établissements fonctionnent ainsi, avec des retours qui laissent apparaître une nette satisfaction »[5]. Rappelons qu’il y a en France 7000 collèges…

La seconde tient, paradoxalement pour un lieu d’éducation et d’apprentissages, à ce qu’on semble croire qu’il suffit d’interdire, sans aucunement chercher à travailler avec les premiers concernés, qui sont les lycéens et lycéennes, de façon à ce qu’ils soient convaincus de l’intérêt d’un usage raisonné du téléphone portable, et du bénéfice qu’elles et ils pourraient tirer de ne pas l’utiliser au lycée lors des activités scolaires ou de vie lycéenne, sauf besoin parfaitement justifié. Il s’agirait ici de tout autre chose que de mettre en œuvre une interdiction imposée aux élèves sans qu’ils soient le moins du monde consultés. Il s’agirait de travailler sur les usages réels actuels du portable au lycée : les heures de vie de classe (10 minimum sont prévues depuis la fin du siècle denier à l’emploi du temps annuel des lycéens) offriraient un cadre idéal pour débuter cette réflexion, qui pourrait ensuite être approfondie en conseil de vie lycéenne, avec l’objectif de définir une charte d’usage commune pour chaque établissement. Des professionnels divers pourraient, lors de ce travail d’élaboration, être conviés à témoigner de leur expertise médicale, sociale, psychologique, pour éclairer les débats. Des réunions de présentation de la charte et des travaux qui ont conduit à sa rédaction pourraient se tenir pour informer les parents et les médias locaux de cette initiative. On serait bien là dans le cadre du fonctionnement ordinaire d’une institution éducative, ancrée dans son territoire, et jouant pleinement son rôle de formation à la vie sociale et civique. Un institution qui ferait de l'éducation aux médias et à l'information un objectif essentiel de formation, qui ne serait pas maintenu, comme c'est le cas aujourd'hui encore, malgré les discours officiels qui le célèbrent, dans les marges du temps scolaire effectif.

Mais cela signifierait sans doute que l’on considère les lycées, et l’École dans son ensemble, comme « un groupe scolaire à structure démocratique auquel l’enfant participe comme futur citoyen et où peuvent se former en lui, non par les cours et les discours, mais par la vie et l’expérience, les vertus civiques fondamentales »[6]. Ce qui était au cœur de la réforme de l’enseignement prévue par le Conseil national de la Résistance semble bien loin des déclarations présidentielles d’aujourd’hui.

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[1] Emmanuel Macron, dans un entretien publié le 23 août 2023 par Le Point, explique que l’éducation est un « domaine réservé du président ».

[2] Lors d'un entretien avec un panel de lecteurs du groupe de presse EBRA, vendredi 28 novembre 2025

[3] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/editorial/addiction-aux-ecrans-la-croisade-tardive-mais-juste-demmanuel-macron-20251128_BGQH72MKPVEG3ILMP4LMWNEOXE/

[4] https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/09/16/le-dispositif-portable-en-pause-boude-par-les-colleges-en-depit-des-annonces-de-rentree_6641345_3224.html

[5] https://www.vie-publique.fr/discours/300999-edouard-geffray-05112025-plf-formation-enseignant-scolarite-sante

[6] Rapport Langevin-Wallon (1946), Mille et une Nuits, 2004.

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