Comment est abordée à l’école la question du genre ? Des témoignages d’élèves, de personnels éducatifs comme d’acteurs de l’éducation populaire, des services départementaux (culture, éducation, jeunesse, santé...) recueillis au cours d’une table ronde organisée par le service jeunesse d’un conseil départemental permettent de dessiner un état des lieux[1].
Dans son dernier essai[2], Geoffroy de Lagasnerie expose le concept de politique de l’existence. Nous croyons choisir librement de nous inscrire dans un itinéraire d’existence ou que nous devons nous y conformer quelles que soient nos aspirations les plus profondes, car « il y a des arrangements, des aspirations, des affects plus ou moins fortement soutenus, ou rendus possibles selon la conjoncture et les images qui circulent dans l’espace et l’imaginaire publics » : un choix de vie est selon les cas « possible ou, au contraire, inenvisageable, voire tout simplement inexistant ».
Cette politique de l’existence a sa « police du genre[3] » : la domination culturelle et sociale de la binarité sexuelle, l’assignation à une identité sexuelle officielle dès la naissance, aboutissent à une dépossession existentielle, qui a longtemps conduit à subir sa vie, son mode d’existence : enfance, adolescence, âge adulte de la conjugalité hétérosexuelle et de la reproduction... Rompre avec ces assignations sociales, familiales et officielles est un défi difficile à relever. Pour émanciper de ces assignations qui confortent une domination et des discriminations pouvant déboucher sur le harcèlement, l’école a fort à faire.
Elle peut faire le choix de déléguer cette mission à des associations dont les représentant.e.s vont venir pour une intervention parfois unique, mal ou pas du tout préparée et jamais exploitée ensuite, intervention de 55 minutes au cours de laquelle ils et elles auront l’espoir d’avoir semé peut-être une graine qui germera dans la tête de quelques unes et quelques-uns.
En revanche, ces intervenant.e.s peuvent, dans d’autres établissements, s’appuyer sur un personnel, voire une équipe particulièrement engagée autour du référent égalité des filles et des garçons[4] de l’établissement scolaire. C’est alors que le travail d’éducation a plus de chances d’avoir un effet, en permettant à quelques idées simples, élaborées par les jeunes elles et eux-mêmes, de faire leur chemin dans les esprits et les réseaux sociaux, comme « la victime n’est jamais responsable ».
S’il arrive que, lors de ces interventions, le professeur responsable de la classe à ce créneau de l’emploi du temps se tienne à l’écart, corrigeant des copies et n’intervenant que pour rétablir l’ordre scolaire du silence quand le débat entre les jeunes s’emballe, il arrive aussi que des enseignants s’emparent du Code de l’éducation qui rappelle dans son article L111-1 : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République (…) Dans l'exercice de leurs fonctions, les personnels mettent en œuvre ces valeurs[5] ».
Comme cet article distingue transmission des connaissances, d’une part, mise en œuvre et partage des valeurs d’autre part, et compte tenu de l’accent quasi exclusif mis sur les connaissances à transmettre lors de la formation des professeurs, il arrive que certains enseignants aient le sentiment que les programmes qu’ils ont à mettre en oeuvre n’ont pas de lien explicite avec la question du genre.
Il est réconfortant d’entendre une professeure de français en collège expliquer comment on peut, en même temps qu’on effectue un exercice de langue, qui pourrait se borner à n’être que grammatical, apprendre à percevoir au travers de la langue les effets sociaux de genre. À propos des contes, sont évoqués les contes de fées et l’emploi de cette expression dans des phrases courantes comme « elle vit un conte de fée ». La classe connaît cette phrase et l’admet sans difficulté, en donne des exemples. Si on change le genre du pronom sujet, « il vit un conte de fée », la phrase dérange, et c’est le moment de réfléchir sur la raison de ce dérangement. La fée, figure féminine emblématique, s’accommode mal du genre masculin…
De la même manière, quand dans un sujet d’écriture d’invention, les élèves sont invité.e.s à imaginer leur engagement comme mousse sur la nef de Christophe Colomb, voir une élève demander si elle peut s’engager en tant que fille est révélateur d’une prise de conscience des effets de genre sur notre imagination. Et engager alors les élèves, garçons et filles, à s’engager comme garçon ou comme fille, puisqu’on est dans l’écriture d’invention, permet de sortir du carcan du genre. Il en va de même quand les élèves de 3e sont invités, pour jouer une scène d’Antigone d’Anouilh, à choisir d’interpréter le rôle qui leur plaît sans considération a priori de genre.
L’école publique, institution émancipatrice, a les moyens de s’acquitter de sa mission, en coopération avec l’éducation populaire, de manière à ne laisser personne en dehors de la réflexion sur le genre, et notamment les familles des élèves. Les injonctions de la politique de l’existence et de sa « police du genre », facteurs d’inégalités et d’injustices, peuvent être perçues consciemment dans les cours comme dans la vie scolaire, contribuant ainsi à la formation de citoyens attentifs à ne pas reproduire les stéréotypes de genre, en exerçant à leur égard un précieux esprit critique.
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[1] Les rencontres du réseau Jeun’Hérault, table ronde et retours d’expériences, Montpellier, 30/03/23
[2] Geoffroy de Lagasnerie, 3 une aspiration au dehors, Flammarion, 2023
[3] Mathilde Darley, Gwénaëlle Mainsant, « Police du genre », dans Genèses2014/4 (n° 97)
https://www.cairn.info/revue-geneses-2014-4-page-3.htm
[4] https://www.education.gouv.fr/egalite-entre-les-filles-et-les-garcons-9047
[5] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043982767#:~:text=Outre%20la%20transmission%20des%20connaissances,conscience%20et%20de%20la%20la%C3%AFcit%C3%A9.