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Billet de blog 5 juin 2024

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Un accident en forêt

Récit d'un accident du travail en forêt dans le Finistère en 2022.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Récit d'un jeune voisin bûcheron. J'habite près d'un bois, et cela me conduit à fréquenter des travailleurs de la forêt et du bois.


Illustration 1
Après l'abattage

Nous étions dix valeureux bûcheronn.es. Depuis une semaine et demi ensemble, nous bravions le redoutable crachin finistérien qui met à la torture les plus tenaces. Le Finistère, c'est comme ça qu'il t'aime, avec ses postillons de vieux pays qui pique quand il fait des bisous avec sa moustache d'ajoncs.

On se serrait les coudes dans l'adversité : pentes, troncs glissant, quintal de matos à trimbaler, et puis quelques bûcherons de la dernière pluie. Dans nos costumes de marmules des bois, on tenait bon. Et on aimait ça, les sapins de Vancouver qui sautaient en l'air comme des nuées de sauterelle s'égayent dans les champs. Ils serpentaient véloces dans la pente juqu'au dernier râle. Braoum!

On se scindait en deux équipes souvent. Et le jeudi sur ce chantier de Lopérec, dans les monts d'Arrée, une éclaircie. Comme seul sait en produire le Finistère, ça tape d'un coup, la chaleur est tropicale humide. Et nous ça nous met le cœur en joie pagaille.

Adam fait des blagues dont lui seul a le secret, c'est-à-dire si quelqu’un d'autre était capable de sortir le monceau d'absurdités brillantes qu'il rafale à la seconde, on serait fatigué. Mais nan, on se poile. Lulu sourit béatement et exerce sa verve piquante et tendre. Tom vrombit déjà, montagne tranquille et facétieuse. Yann fait ce qu'il fait avec virtuosité d'habitude mais là ça confine au génie, il chambre et grommelle pas dans sa barbe; nan nan nan, haut les cœurs! Victor, même Victor est de joyeuse humeur, il sourit. Magali rigole à claire voie, se réjouit d'avance dans les vapeurs de sans plomb 98. Vincent caracole comme Vincent, beau athlétique, rayonnant, et bonhomme. Nolwenn, facétieuse et bienveillante, pointe son regard aigu vers les cimes, vers l'azur, se frotte les mains, frétille de la bénédiction du soleil.

C'est une journée qui ne commence pas comme les autres. Nous sommes sur les cimes. On se scinde en deux équipes. LF nous dit que le chantier doit finir vite. On est au taquet : LF, t'inquiète, ce qu'il reste de la forêt, on va l'avaler en une demi journée.

On se scinde donc en deux équipes. Moi, Adam, Lulu, Victor et Magouille, on va au fond de la parcelle. Le reste de l'équipe finit les quelques arbres qu'on a laissé plus avant. Notre chantier, c'est Verdun : des arbres à terre dans tous les sens, la terre ramonée de partout, des branches sens dessus dessous.

Quand on arrive sur notre parcelle avec toute la témérité qu'on nous a apprise : non. Là, on dit non. C'est pas possible, on se dit, on discute tous ensemble. C'est dangereux, ça crève les yeux. On sait pas comment faire. LF nous a dit : ouais, pour ma machine, faut les mettre perpendiculaires à la pente.

Ah ouais? Perpendiculaires à la pente, ça veut dire qu'on les couche sur ceux qui sont parallèles à la pente.Popopo, nan nan nan.

Le téléphone de Sylvain sonne. Sylvain pâlit. Une voix précipitée au téléphone. Tout le monde est muet. Muet muet muet. Personne parle, tout le monde se crispe. Sylvain dit, la voix anxieuse : "Elle est en vie ?" Voix précipitée au téléphone. On comprend "oui, elle a crié". La vie en forêt, ça tient à un cri.

Nous attendons, l'angoisse nous a gagné. Il est aux alentours de 10 heures. La voix précipitée continue de s'agiter dans le téléphone et Sylvain de se décomposer. LF était pas loin d'eux, leur assurant que c'est comme ça qu'on fait, puis qu'il a pas le choix pour la machine. Mon cul. Fallait que ce soit torché puis pas cher.

Illustration 2
Après la tempête

On sait que nos collègues, il ont du trouver ça con et dangereux. On sait que Yann peste, mais pas quand il faut montrer à un patron qu'on est employable. On sait que Nolwenn en veut, on sait que dans ce milieu misogyne, on te demande te faire plus tes preuves encore. L'arbre leur a roulé dessus. Nolwenn, ça à lui a ratiboisé le visage, pété les côtes. Yann, ça lui a niqué l'épaule.

Nolwenn a survécu. Yann a survécu. Mais mourir ce jour là, ça a existé trop fort dans nos têtes pour qu'on puisse accepter de continuer comme ça. La vie en forêt, ça tient peut être à un cri de lutte. 


Le télégramme 19 mai 2022

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