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Jean-Yves Pranchère

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Billet de blog 27 mars 2022

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L’inutilité du vote utile

Mélenchon a joué son rôle dans la décomposition de la gauche (qui a bien d'autre causes que lui, à commencer par la conversion du PS au giscardisme). Nous allons en payer le prix. Hélas, le remède n’est pas dans le mal.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mise en garde. — Cette note de blog doit être prise pour ce qu’elle est : une note de blog. Elle exprime une position située, qui se sait faillible, et qui n’en est pas moins résolue. Elle impose une prise de risque qu’une analyse plus froide, visant à emporter un assentiment d’ordre « scientifique », devrait éviter ; mais justement il ne s’agit pas ici de raisonnement scientifique, mais d’une décision qui contient inévitablement un pari.

Cette prise de position suppose par ailleurs des diagnostics dont la justification devrait mobiliser de longues analyses qu’il n’est pas possible de fournir ici.

En particulier, l’auteur de ces lignes — qui se réjouit de n’avoir pas voté Macron au premier tour en 2017 (il en aurait honte) — considère qu’aucun électeur, non seulement de gauche, mais simplement attaché à l’État de droit démocratique, ne peut accepter l’idée de donner au premier tour sa voix à Emmanuel Macron.

Celui-ci a montré qu’il est un ennemi de l’État social et des services publics, notamment ceux de la santé et de l’éducation. À travers ses ministres Blanquer et Darmanin, il a encouragé la diffusion de paniques morales et de récits complotistes (anti-wokes et islamophobes) qui ont considérablement renforcé le crédit de l’extrême-droite (dont les deux ministres cités sont d’ailleurs à peu près indiscernables). Le sort des Ouigours en Chine lui est indifférent, comme il est indifférent à Jean-Luc Mélenchon et aux prétendus « décoloniaux » qui dénoncent « l’islamophobie d’État » en France mais se taisent quand une population musulmane est menacée de génocide [1]. Emmanuel Macron a été d’une complaisance aveugle et inadmissible envers Poutine — il est d’ailleurs frappant qu’Emmanuel Macron ait prononcé cette semaine le même mensonge que Jean-Luc Mélenchon, à savoir que livrer des armes à l’Ukraine ferait de la France une puissance belligérante, ce qui est absolument faux du point de vue du droit international. Bref : Emmanuel Macron, qui comme Jean-Luc Mélenchon est un Narcisse dépourvu de tout ethos démocratique, qui ne supporte autour de lui qu’une cour de courtisans soumis, est un ennemi de la démocratie dont il n’a cessé, depuis 5 ans, de défaire les assises sociales, politiques et juridiques.

Je suppose que ce diagnostic est partagé par les lecteurs de Mediapart, qui mène un travail d’information et d’analyse remarquable et courageux, et qui a su accompagner sa critique des politiques antisociales du macronisme par des analyses parfaitement lucides du bellicisme de la dictature poutinienne. Je renvoie ceux qui ne partagent pas ce diagnostic à la lecture des archives de Mediapart.

La question que traite cette note de blog ne s’ouvre qu’à partir de ce diagnostic.

***

On voit monter à gauche, en ce moment, un appel au « vote utile » en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Passons sur l’ironie qu’il y a dans cet appel en faveur d’un candidat qui, en 2012, dénonçait le vote utile comme une « camisole de force ». Cet appel au vote utile doit être examiné, à la fois parce qu’il porte en lui la possibilité d’un déshonneur de la gauche et parce qu’il repose néanmoins, chez ceux de ses promoteurs dont les motifs sont respectables, sur des arguments qui ont un véritable poids.

Triste paradoxe : c’est au moment même où une guerre qui engage le président de la République vient de démontrer que Jean-Luc Mélenchon — qui a été aveugle jusqu’à la complicité envers Poutine, qui a d’abord réagi à l’invasion en montrant que, s’il avait été président, il se serait opposé à une réaction européenne commune — n’est pas capable d’occuper le poste présidentiel, que nous sommes invités à un vote utile en faveur d’un leader nationaliste dont l’imaginaire semble structuré par la devise « la France et les Français d’abord ».

Car il ne faut pas sous-estimer la profondeur du démenti cinglant que l’agression de la Russie contre l’Ukraine vient d’infliger à son programme. Ce programme était et reste fondé sur le plan international mais aussi sur le plan national sur la conviction que Poutine, comme Xi Jinping, est un partenaire fiable dont la France doit se rapprocher en tournant le dos non seulement à l’OTAN mais, de facto, à l’Union européenne (qui est de toute façon l’impensé et l’impensable du souverainisme mélenchonien, qui n’a renoncé au « plan B » d’une sortie de l’UE qu’au profit d’une posture consistant à faire comme si l’UE n’existait pas).

Jean-Luc Mélenchon, ou la complicité maintenue avec les crimes du régime poutinien.

Jean-Luc Mélenchon a confirmé le caractère central pour lui du rapprochement avec la Russie et la Chine dans un post Facebook du 17 mars, repris sur son blog du 18 mars. Ce post, écrit avec un art consommé du sous-entendu et du double langage qui rappelle le style de deux autres maîtres de cette rhétorique perverse, à savoir Jean-Marie Le Pen et Alain Soral, mérite d’être lu de près car il indique exactement à quoi un vote Mélenchon au premier tour apportera son soutien.

Jean-Luc Mélenchon commence par y réaffirmer, dans la première phrase, qu’il ne renie rien de ses déclarations antérieures les plus scandaleuses : « Je me fatigue moi-même du rôle “je vous avais prévenus”. Mais c’est ainsi. »

Une telle entrée en matière est proprement ubuesque : à la fois grotesque et odieuse. Face à une forme de mensonge qui rappelle les audaces de Trump en matière de « vérités alternatives », il faut commencer par rappeler quelques faits.

On pourrait remonter dans un passé que Jean-Luc Mélenchon ne renie pas (et que Pauline Graulle a récapitulé dans son article paru sur Mediapart le 26 février 2022, « Ukraine : Mélenchon aux prises avec son passé »):

— Il s'est réjoui en 2014 de l'annexion de la Crimée ("Bien sûr la Crimée est « perdue » pour l’OTAN. Bonne nouvelle. Il faut espérer que, du coup, la bande de provocateurs et d’agités qui dirigent la manœuvre va se calmer quelque temps.")

— Il a écrit en 2015 un article odieux sur l'assassinat de Nemtsov, n'hésitant pas à présenter Poutine comme la véritable victime — ce que Fabrice Arfi et Antoine Perraud, dans un superbe article paru sur Mediapart, ont résumé en disant que Mélenchon jouait "à saute-cadavre". Dans ce même article, il souhaitait "l’écroulement de l’économie ukrainienne, la désagrégation de ce pays qui a tant de mal à en être un" afin que Poutine puisse s'en emparer ("tout vient à point à qui sait attendre").

— Le 13 octobre 2019, sur Twitter, dans un accès de délire aggravé, il proposait carrément que la France aide l'armée syrienne (l'armée d'un criminel coupable de massacres de masse et d'un usage industriel de la torture) à faire la guerre à l'armée turque.

Mais puisqu'on objectera peut-être que l'erreur est humaine, tenons-nous à constater à quel point Jean-Luc Mélenchon a persévéré:

— Jean-Luc Mélenchon déclarait au Figaro, le 12 novembre 2021: "Je ne crois pas à une attitude agressive de la Russie ni de la Chine. Je connais ces pays, je connais leur stratégie internationale et leur manière de se poser les problèmes. Seul le monde Anglo saxon a une vision des relations internationales fondée sur l’agression. Les autres peuples ne raisonnent pas tous comme ça."

— Le 30 janvier 2022 reprenant à son compte la rhétorique poutinienne de la "menace de l'OTAN" (fort bien réfutée par Raphaël Glucksmann), il en rajoutait sur Twitter: "Je considère que les USA sont la puissance agressive. La Russie ne peut pas accepter que l'#OTAN arrive à ses portes".

— Le 9 décembre 2021, il justifiait encore l’action de la Russie en Syrie, où Poutine n’a pourtant rien fait d’autre qu’assurer le maintien au pouvoir d’un dictateur pratiquant la terreur de masse.

— En novembre 2021, au Parlement européen, le groupe LFI a refusé de voter une résolution condamnant le groupe Wagner, une milice privée néo-nazie inféodée à Poutine et qui s'est signalée par ses crimes particulièrement barbares.

Non seulement Jean-Luc Mélenchon ne "nous" a donc "prévenus" de rien du tout, mais il a tout fait pour nous aveugler sur la nature du régime poutinien. Ceux qui nous ont prévenus, ce sont les analystes qui ont crié dans le désert et ont dû subir les insultes de la gauche insoumise en même temps que de la droite anti-woke et des admirateurs de Régis Le Sommier ou de Renaud Girard (si appréciés au FigaroVox, à la Revue des deux mondes, à Valeurs actuelles et dans une partie de la mouvance du Printemps républicain).

Ceux qui nous ont prévenu, dès les massacres commis par Poutine en Tchétchénie, ce sont entre autres Nicolas Tenzer (et avec lui l’équipe de Desk Russie), Aude Merlin, Cécile Vaissié, Françoise Thom, Marie Mendras, Véronique Nahoum-Grappe pour ne citer qu’elles.

Ceux qui se sont fait les agents de la propagande poutinienne et de l’impunité des crimes du régime, tant en Syrie qu’en Russie, ce sont ceux qui comme Jean-Luc Mélenchon ont raconté que la violence fascistoïde du régime oligarchique de Poutine n’était rien et que la cause des maux était une imaginaire agressivité de l’OTAN — mythe dont on trouvera une réfutation précise dans les analyses de Jean-François Bouthors et de Yves Hamant dans la Revue Esprit, revue qui comme Mediapart est l’un des lieux essentiels d’une gauche authentique, internationaliste et sans complaisance pour le fascisme poutinien.

Après l'entrée en matière ubuesque de la note de blog, s’enchaînent les phrases à double sens. Jean-Luc Mélenchon indique clairement comment son texte doit être lu : comme un texte qui ne parle qu’à mots couverts. Le mode d’emploi est donné : « On ne peut rien en dire ni analyser à présent dans le contexte de l’hystérie propagandiste à propos de l’Ukraine et de la Russie. Le temps des analyses sérieuses et documenté reviendra, soyons en sûr. Pour l’instant sachons qu’aucune parole n’est libre sur aucun sujet concernant les USA sans courir le risque dévastateur de voir surgir BHL ».

Oser présenter la situation présente, où c’est en Russie et non en France que la liberté d’information est détruite, comme une situation où la parole libre sur les USA serait persécutée ; oser présenter comme une « hystérie propagandiste » les informations sur l’agression russe en Ukraine et sur le caractère dictatorial du bellicisme poutinien, c’est une invitation faite aux lecteurs d’adhérer aux fables complotistes et aux mensonges poutiniens qu’on n’ose pas reprendre à son compte. Jean-Luc Mélenchon nous suggère ici qu’il n’a pas renoncé à son discours selon lequel le vrai coupable est à chercher du côté des USA, même si les USA ne sont pour rien dans la politique menée par Poutine dans son propre pays, en Tchétchénie, en Syrie et en Ukraine.

Le sens est pour finir limpide à ceux qui savent lire et comprennent les codes : les positions de Mélenchon sur l’Ukraine, qui semblent s’être modérées (« semblent » seulement), sont stratégiques et provisoires. « Soyons patients. »

Que doit attendre la « patience » à laquelle nous invite Jean-Luc Mélenchon ? La réponse, là encore, est claire : une fois terminée « l’hystérie propagandiste », la France devra normaliser ses relations avec la Russie et la Chine, car elles sont le nouveau centre de la puissance mondiale et la France doit profiter économiquement de cette nouvelle puissance. « Il est dorénavant certain à mes yeux que l’ordre géopolitique du monde a commencé à basculer. Les “occidentaux” sont embarqué dans la stratégie stupide des USA qui consiste à pousser toutes les oppositions de nations dans le monde dans les bras de l’ensemble Chine-Russie. Ils ressortiront en miettes de cette impasse stratégique. Urgence pour la France à être non-alignée. »

Autrement dit, la crise actuelle ne doit pas être saisie comme une opportunité pour opposer aux politiques néolibérales et libre-échangistes la nécessité de politiques socialistes et anticapitalistes, qui ne sacrifient pas la justice sociale et l’autonomie stratégique des démocraties aux bonnes affaires qu’il est possible de faire avec des pays dirigés par des capitalistes mafieux ou des leaders totalitaires ; non, la crise actuelle doit être perçue comme le signe de la fin de la puissance américaine et de la nécessité pour la France de s’entendre avec les nouveaux maîtres du monde. Nous ne pouvons certes pas assumer publiquement que nous sacrifions l’Ukraine à la Russie ; mais ce n’est qu’un épisode qui passera. Nous avons déjà sacrifié les Syriens à la Russie sans encombres ; nous avons déjà sacrifié Hong Kong et les Ouigours à la Chine, en attendant Taïwan ; préparons-nous à faire des affaires dans le cadre de ce nouvel « ordre géopolitique du monde ». Tel est le sens du prétendu « non-alignement » : une complicité active avec le capitalisme simplement fascisant qui pourrait prendre la place du capitalisme « occidental », encore entravé dans son actuelle dérive autoritaire par les liens qu’il maintient malgré tout avec l’État de droit démocratique.

Soulignons qu’il ne s’agit pas ici de « politique étrangère ». Non seulement les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les millions de réfugiés ne sont pas de la « politique étrangère », mais il s’agit bel et bien du projet de Jean-Luc Mélenchon pour la France.

Et soulignons à quel point le projet d’une sortie de l’OTAN, tel que Jean-Luc Mélenchon le présente, est un projet absurde, digne de la « France seule » autrefois chantée par Maurras. La France ne pourrait assurer sa propre défense que par une augmentation démesurée de son budget militaire. Si le projet d’une sortie de l’OTAN ne vise pas à priver la France de toute capacité militaire — autrement dit à faire de la France un pays qui laisse les mains libres à la Russie pour agresser les pays de son choix —, ce projet doit prendre la forme de la construction d’une défense européenne (préalable à la fin de l’OTAN). Cela suppose de promouvoir un fédéralisme européen — idée parfaitement étrangère au crypto-nationalisme de Jean-Luc Mélenchon [2].

La question du vote utile.

Cela peut sembler paradoxal, mais les arguments qui précèdent ne suffisent pas à trancher la question du « vote utile ». Celles et ceux que la violence sociale et la précarité jettent dans le désespoir et qui s’effraient des mesures annoncées par Macron pour dégrader encore la situation peuvent considérer qu’en situation de naufrage, une planche de sauvetage pourrie vaut mieux qu’une absence de planche de sauvetage. Et que des raisonnements sur l’échec programmé à moyen terme du programme mélenchoniste ne répondent pas à leur détresse immédiate — ce qui est vrai, et montre à quel point la gauche manque.

Faut-il dès lors voter malgré tout Mélenchon au premier tour comme on a voté malgré tout Macron au deuxième tour en 2017, parce qu’il est le mieux placé pour empêcher un succès de Marine Le Pen ?

Il faut ici distinguer trois types d’argumentaires (et surtout de défenseurs de l’argument) qui sont loin d’avoir la même valeur.

1/ Un premier groupe de défenseurs du vote utile, très bruyants sur les réseaux, prône le vote utile en refusant de voir tout ce qu’il y a d’insupportable dans le fait de voter pour Jean-Luc Mélenchon. Ils appartiennent le plus souvent à LFI. Au pire, ils répètent carrément la propagande poutinienne. Au mieux, ils pratiquent une forme de négationnisme : ils nient que Mélenchon ait dit ce qu’il a dit sur Poutine ou sur la Syrie, ils nient que Mélenchon dise ce qu’il dit dans sa note du blog du 18 mars. Leur argument favori est que ceux qui formulent des réserves sont des bourgeois macronistes. Ils ne les menacent pas de leur administrer l’huile de ricin, mais ils donnent l’impression d’avoir beaucoup de mal à se retenir de le faire [3]. Rien n’indique qu’ils feront barrage à Marine Le Pen alors même qu’ils prônent le vote utile. On constate, en discutant avec eux, que la démission intellectuelle et la conversion à une « pensée » antisystème aux accents complotistes parfois très accentués les a parfois dangereusement rapprochés des affects et des modes de pensées de l’extrême-droite.

Ce premier groupe n’a pas conscience d’être la meilleure raison de ne voter en aucun cas pour Jean-Luc Mélenchon. Il donne de LFI une image profondément répulsive : celle d’une porosité avec les processus de fascisation qui traversent les sociétés européennes, et dont le poutinisme est un terme possible.

Certes, il ne faut pas sous-estimer l’immense différence qui sépare le nationalisme implicite de ce groupe et le nationalisme explicite de l’extrême-droite (et même de la droite) auquel nombre de médias français (au-delà de CNews et de Valeurs actuelles) et même la Macronie donnent la préférence en le traitant avec des égards et une complaisance qu’ils n’ont pas pour Mélenchon : le premier nationalisme n’est pas raciste, il inclut tous les Français dans sa volonté de servir les Français d’abord (quitte à leur sacrifier Ouigours, Syriens et Ukrainiens). Le second est raciste et entend trier les Français, ce qui est le comble de l’abjection. Il reste que les deux appartiennent à un continuum nationaliste (et complotiste), d’où une certaine porosité des électorats.

2/ Un deuxième groupe, qui au contraire du premier groupe est respectable, admet que Jean-Luc Mélenchon est « critiquable ». Mais — et c’est une vraie faute — il euphémise systématiquement sa critique. Il fait valoir qu’en matière internationale Mélenchon n’est pas pire que Le Pen ou Védrine (comme si c’était un argument), pas pire que Macron (ce qui est faux puisque Macron ne propose pas de quitter l’OTAN). Il souligne que Mélenchon, au contraire de Yannick Jadot, n’a pas participé à la scandaleuse manifestation policière devant l’Assemble nationale — tout en oubliant que le refus de LFI de voter au Parlement européen la condamnation de l’unité Wagner constitue un scandale qui dépasse de très loin la participation à cette manifestation. Certains font valoir qu’en votant Mélenchon on ne risque rien puisqu’il ne sera pas élu au deuxième tour : il s’agirait simplement de permettre que le débat télévisé oppose à Macron un contradicteur qui lui objectera les impératifs de justice sociale au lieu d’agiter l’identité nationale de la France et la haine des racisé.es. Ils ajoutent qu’un succès de Mélenchon obligerait le reste de la gauche à donner davantage de poids à la question sociale.

L’argument reste cependant faible. L’auteur de ces lignes a voté Mélenchon en 2017 parce qu’il pensait qu’un bon score de celui-ci fournirait un appui à la reconstruction d’une gauche sociale : les faits lui ont donné tort. Non seulement Jean-Luc Mélenchon a détruit son bon score dès le soir du premier tour, par un discours mesquin où ne s’exprimait aucune pensée politique, mais seulement le dépit d’un Narcisse ; mais, depuis lors, il a tout fait pour s’aliéner une bonne part de son propre électorat et se priver des chances de victoire qu’il avait encore en 2017. Il a été le meilleur garant de la réélection de Macron, qui a su et sait encore que rien ne peut le menacer à gauche tant que Mélenchon occupe l’espace et donne l’image d’une gauche lunatique, sectaire et incapable de gouverner.

Reste donc la perspective d’un débat télévisé. Traditionnellement, on adoptait le vote utile quand existait une chance d’obtenir le pouvoir, pas quand il existait une chance de passer à la télévision.

Le pari de Pascal semble à vrai dire un pari sans risque quand on le compare à un pari aussi risqué que celui qui consiste à attendre le salut d’un débat télévisé ! Ce dernier pari exige deux choses :

— d’une part, que Jean-Luc Mélenchon ne se fasse pas ridiculiser par Macron en raison d’une incompétence trop élevée sur des sujets décisifs comme l'Union européenne. En janvier de cette année, Jean-Luc Mélenchon croyait encore que la Géorgie était membre de l’OTAN, ce qui signale que la possibilité d’un tel scénario n’est vraiment pas nulle ;

— d’autre part, que Jean-Luc Mélenchon ne soit pas battu par Macron par un score trop élevé. Une défaite de Marine Le Pen face à Macron (défaite à laquelle une partie de l’électorat insoumis ne contribuera pas) signifierait une défaite de l’extrême-droite et de ses propositions discriminatoires. Mais un score qui donnerait 65% à Macron et 35% à Jean-Luc Mélenchon aurait un seul sens possible : que la France plébiscite la casse sociale et donne les mains libres à Macron en la matière.

Le risque est donc considérable : le vote se transformera en référendum pour ou contre la casse sociale — et les sondages indiquent clairement que le résultat sera pour.

(On ne peut ici objecter que les sondages pourraient se tromper : une discussion sur le vote utile n’a de sens que si on fait confiance aux sondages. Voter utile, c’est voter en fonction des sondages et rien d’autre — ce qui est d’ailleurs plus que problématique.)

Bien que les circonstances soient moins dramatiques (mais enfin ce n’est pas l’opinion des défenseurs du vote utile Mélenchon, puisque leur argument ne vaut qu’en admettant que la situation est dramatique à l’extrême), on est tenté de dire qu’une telle issue fournira une illustration supplémentaire à la célèbre phrase attribuée à Churchill, selon laquelle le choix du déshonneur pour éviter la défaite a pour résultat la défaite et le déshonneur

3/ Il reste un troisième groupe, très minoritaire, mais infiniment respectable : le groupe de celles et ceux qui n’euphémisent pas leur critique, n’hésitent pas à accuser Jean-Luc Mélenchon de complicité avec les crimes de guerre russes en Syrie, mais estime que la présence de Jean-Luc Mélenchon au deuxième tour permettrait d’éviter l'élection de Marine Le Pen. Les sondages montrent en effet qu’une victoire de Marine Le Pen face à Macron n’est pas impossible : seul Jean-Luc Mélenchon est en position d’éviter ce risque, s’il empêche Marine Le Pen d’accéder au deuxième tour.

Cet argument est à la fois le plus fort et le plus paradoxal de tous les arguments.

Le plus fort, parce qu’il n’y a en un sens rien à objecter à ceux qui le tiennent : leur motif est impeccable.

Le plus paradoxal, parce qu’il nous invite à voter Mélenchon pour nous protéger de LFI, plus exactement pour nous protéger du danger que constitue la possibilité que l’élection de Marine Le Pen soit rendue possible par un apport de voix venu de l’électorat de LFI. Il faudrait voter Mélenchon pour contrecarrer les effets de la rhétorique mélenchoniste depuis 5 ans, et assurer l’élection de Macron et non de Marine Le Pen.

C’est une dialectique bien amère, mais c’est après tout une constante de l’histoire qu’il faut parfois épouser des dialectiques amères. Faut-il donc se résigner à boire ce calice ? Faut-il se résigner à voter pour un candidat qui, tout comme Macron aura passé son quinquennat à cracher sur l’électorat de gauche qui l’a soutenu, crache sur son propre électorat et attise la haine de ses troupes contre ceux qui ne renoncent pas à l’internationalisme et à sa mémoire antifasciste ?

Je pense que non. La question se poserait si Jean-Luc Mélenchon avait une véritable chance de rattraper Marine Le Pen. Mais, en l’état des sondages, cette chance n’existe pas [4]. L’espoir est donc vain, tout comme il serait vain d’espérer qu’on puisse mobiliser l’électorat en faveur du vote Mélenchon en brandissant comme motif « voter Mélenchon permettra l’élection de Macron contre Marine Le Pen ». Un tel argument ne peut convaincre que quelques isolés, et il ne peut certainement pas convaincre l’électorat susceptible de voter Mélenchon — au contraire. Mélenchon ne veut pas que nous fassions barrage à Marine Le Pen. Pourquoi donc ce barrage devrait-il lui profiter — alors même qu'il n'accèdera presque certainement pas au deuxième tour ?

Pari vain pour pari vain, il vaudrait mieux lancer toute son énergie à tenter de faire bondir le score de Jadot (qui a un programme de gauche ambitieux et non nationaliste, quelles que soient ses limites et de pénibles complaisances envers les niaiseries identitaires du Printemps républicain) au motif que Jadot pourrait détourner vers lui, au deuxième tour, une partie de l’électorat d’Emmanuel Macron.

Mélenchon a joué son rôle dans la décomposition de la gauche (qui a bien d'autre causes que lui, à commencer par la conversion ancienne du PS au giscardisme). Nous allons en payer le prix. Hélas, le remède n’est pas dans le mal. Nous boirons de toute façon le calice. Inutile d’ajouter à ce calice la lie poutinienne que Mélenchon y ajoute.

***

[1] Voir le stupéfiant billet du « QG décolonial » en date du 27 septembre 2021. Dans le même genre, on n’oubliera pas le soutien de Ramón Grosfoguel au colonialisme poutinien.

[2] Il n'est pas interdit de penser que le caractère étroitement national du programme de LFI le voue à l'échec, d'autant que JLM sera totalement incapable de négocier à l'échelle européenne. Quant au hochet d'une Constituante pour passer à la VIe république — hochet d'autant moins crédible qu'il est brandi par un personnage autoritaire et entouré d'une cour de sectaires totalement étrangers à l'ethos du pluralisme démocratique — tout indique qu'il n'est qu'une façon d'esquiver un véritable engagement qui aurait consisté à annoncer des réformes précises et immédiates pour démocratiser la Ve république.

[3] Edit du 29 mars. — Je n'interviens pas dans les commentaires, mais je remercie ceux qui viennent déposer ici leurs injures (sans reculer devant la nostalgie de l'URSS ou le poujadisme contre les "profs payés à rien foutre") d'avoir pris la peine d'illustrer le phénomène dont je parlais. Le malheur pour eux est qu'un candidat qui fanatise ses troupes ne peut pas être un candidat qui fédère.

[4] Edit du 31 mars. — Mon argument suppose que "la chance [d'évincer Marine Le Pen au premier tour] n'existe pas". Pour le moment, elle n'existe toujours pas et il est à peu près certain qu'elle n'existera pas. Mais si, d'une part, il devait s'avérer que Marine Le Pen a de réelles chances d'être élue au 2e tour et que, d'autre part, Jean-Luc Mélenchon a de réelles chances de la dépasser au premier tour, alors, en un tel cas, il faudrait rejoindre le troisième groupe et se résigner à voter Mélenchon pour faire barrage à Le Pen dès le premier tour, afin d'empêcher une victoire de l'extrême-droite au deuxième tour. En un tel cas, le paradoxe serait qu'il faudrait voter Mélenchon pour opposer à l'extrême-droite un barrage que Mélenchon, lui, refuse de faire. Il faudrait voter Mélenchon malgré lui, et même contre lui. Sans cesser de dire que ses infamies en faveur de Poutine sont un déshonneur ineffaçable.

***

Conclusion du dimanche 3 avril. — Après des discussions furieuses et injurieuses sur les réseaux sociaux, où les essaims mélenchonistes ont montré qu'ils ne valaient pas mieux que les essaims de la Macronie, du Printemps républicain et de l'extrême-droite, et étant entendu que Jean-Luc Mélenchon, prisonnier de sa bulle, est absolument incapable de changer l'état des rapports de force à une semaine du premier tour des élections, je m'en tiendrai à un constat simple.
Ou bien Mélenchon arrête de dire qu'il avait tout prévu (mensonge éhonté et odieux), présente publiquement des excuses profondes et reconnaît qu'il avait tort sur toute la ligne concernant la Russie et l'Ukraine, et qu'il a commis une faute morale énorme en approuvant la terreur exercée en Syrie contre les civils par les troupes poutiniennes — et en conséquence il admet que son programme ne tient pas —, ou bien il sera non seulement impossible de voter pour lui, mais nous aurons le devoir de voter contre lui, pour faire barrage.

Nous ne pourrons pas voter sans avoir en tête ce que nous savons des crimes de guerre russes.
Ces crimes monstrueux sont en cours, ils vont continuer.

Voter Mélenchon, c'est voter pour quelqu'un dont la politique était et reste de nous désarmer face à de tels crimes.
C'est voter pour quelqu'un qui a tout fait pour nous aveugler et nous rendre indifférents à la violence fasciste du Kremlin; quelqu'un qui a passé son temps à plaider pour que cette violence soit normalisée, autrement dit qu'elle puisse s'exercer librement.

La gauche ne peut pas être représentée par lui.

Oui, Macron doit être sanctionné pour ses politiques anti-démocratiques, et pour son propre aveuglement quant au danger constitué par Poutine.
Mais Mélenchon doit être sanctionné pour s'être fait, aux côtés de Marine Le Pen et de Zemmour, un des VRP de la propagande poutinienne en France.
On ne peut pas être de gauche, être contemporain des massacres et ne pas le sanctionner pour son obstination dans le déni.

Car Mélenchon ne regrette rien. Il ne cesse de revendiquer avoir eu raison d'applaudir aux Guernica et aux Mỹ Lai qui ont eu lieu en Syrie, d'avoir eu raison de souhaiter que l'Ukraine s'effondre et soit annexée par la Russie, d'avoir eu raison de prétendre que Poutine était un partenaire fiable et non agressif.
Sa note de blog du 18 mars a redit qu'il comptait bel et bien revenir à ses thèses antérieures dès que possible, dès que "l'hystérie" qui l'empêche de dire ce qu'il pense aurait pris fin.
Il aurait pu saisir l'occasion pour rattraper ses torts et ses compromissions odieuses. Il ne l'a pas fait.
Il doit "dégager", pour reprendre ses termes, pour la seule raison qu'il est indigne. L'honneur de la gauche est à ce prix.

Et qu'on ne dise pas qu'il s'agit seulement de "politique étrangère". C'est faux. La "politique étrangère" de JLM est le socle de sa politique intérieure — c'est pourquoi il ne peut y renoncer. Et il le sait très bien, il l'a toujours dit: "La géopolitique commande à la politique et la politique commande à l'économie", écrivait-il le 20 septembre 2015 sur twitter. Cette phrase reste la clef de son projet intérieur.

Edit du 12 avril. — Les résultats étant connu, ce billet n'a plus d'intérêt que documentaire. Je remarquerai simplement que ce sont maintenant les insoumis qui sont plongés dans les affres du vote utile, puisqu'ils sont en train de calculer sur cette base leur vote du 2e tour, les yeux rivés sur les sondages. Je viens de lire un texte  d'un insoumis expliquant que le vote utile contre MLP était de s'abstenir parce que Macron sera réélu mais qu'il faut qu'il soit élu avec le moins de voix possible, etc.
La Ve république est le régime qui écrase toutes les forces politiques sous le vote utile. Macron a fait un bon score grâce au vote utile. Et le paradoxe est que LFI, qui prétend lutter pour une VIe république, est en fait, à gauche, le parti qui doit ses bons scores du 2e tour au vote utile, c'est-à-dire aux institutions de la Ve ! 

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