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Billet de blog 24 septembre 2025

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L’homme de gauche-artiste, l’homme violent et moi. C’est long.

Aux artistes hommes hétéros de gauche, faut-il des femmes de droite ? Leurs neurones réputés ultra performants sont-ils solubles dans le féminisme ? C’est quoi, leur problème ? La lutte des classes est-elle un couteau suisse ? L’égalité théorique entre femmes et hommes, l’écran total qui protège leur violence en privé ? Peut-on séparer l’homme-de-l’artiste-du-gauchiste-de-sa-violence ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’ai raconté (cf billets précédents) les réactions de quelques personnes de l'entourage de M (l'homme contre qui j'ai finalement porté plainte pour violences conjugales), quand je leur ai fait lire le récit de ma vie avec lui. Le point commun de leur réaction est que tous ces gens, et parmi eux plusieurs femmes, sont moins dérangés par la violence de M envers moi que par le récit que j'en fais. C’est vrai que personne n’a avantage à savoir. Parce que savoir sans agir, savoir et se taire, c’est devenir complice, un peu… Savoir pourrait donc impliquer de devoir changer quelque chose, or tout le monde déteste le changement.

On m'a donc claqué la porte au nez, plus ou moins poliment. Ça me fait un point commun avec les Témoins de Jéhovah.

Ce qui à mes yeux rend la chose singulière, c’est que tous et toutes, moi comprise, naviguent dans ces sphères considérées comme progressistes, celles de la culture et de l’art. De gauche, à priori. Et pour ceux-là, ceux de ma vie en tout cas, la bêtise n’est pas une option. Le refus de voir, par contre, est certain.

Bien sûr, l’hypothèse du cas singulier est tentante, pour expliquer la violence d'un individu. Celle de la bêtise, ou de la psychopathie, aussi. « Ce type est un malade, il faut le soigner », ou « Il est juste complètement con ». Ce serait tellement simple. En vérité, tout est très normal, tout correspond à ce qu’on peut apprendre partout, de toutes ces histoires de violence masculine envers les femmes.

S’il y a maladie, c’est une maladie sociale, et plutôt une épidémie. « Soumettre une femme insoumise », voilà le motif qu’aura in fine avancé un certain Pélicot, pour justifier la centaine de viols qu’il a fait commettre sur son épouse inconsciente. Un motif qui, toutes proportions gardées, colle parfaitement à mon histoire avec M, lui qui n’avait de cesse de vouloir rabaisser la « princesse » — moi, ainsi nommée pour me dénigrer — et lui claquer le beignet. À toutes les histoires de violences conjugales, ou de viols. Mais aussi avec le recul des droits des femmes, sur l’IVG par exemple. Ou les scénarios du porno mainstream.

C’est lui, c’est eux, c’est n’importe qui. Peu importe qui ils sont, ou comment ils se nomment. Ils ne sont pas exemplaires, ils sont banals, dans leur système. Des types bien mais qui, parfois ou souvent, ne le sont pas. Des types bien qui ne voient pas le problème, qui n’ont que des petits défauts : ils parlent beaucoup et fort, ne laissent pas les autres en placer une, interrompent pour dire « Non, ce n’est pas ça le problème, la vraie question c’est… », ont des colères tonitruantes, des « personnalités écrasantes », l’humour méchant, sont très sûrs d’eux et ont une haute idée de leurs opinions. Pour compenser, il semble qu’ils soient nombreux à avoir fait leur cette phrase de Camus : « La modestie les aide à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer. » Hasard ou pas, je n’en connais aucun dont la compagne serait, ne serait-ce qu’un peu, plus visible qu’eux, plus connue ou reconnue socialement et professionnellement. Eux, ils ont des femmes d’artistes, des femmes d’intellectuels. Elles ont leur vie, certes, mais un cran en dessous, toujours (« Elle a l’intelligence du cœur », disait M de sa précédente compagne). Moi qui ne respectais pas cette règle implicite, il a fallu que M me le fasse payer.

Oui, cet homme est particulièrement brutal, autoritaire et violent, et il se laisse aller à le montrer en privé. Mais rien de tout ça n’en fait une exception à la règle. Le cas est banal. Depuis que c’est fini et que je parle, je ne cesse d’entendre des récits similaires, venant de personnes qui me ressemblent… Elles sont artistes, directrices d’institutions, étudiantes, universitaires. Cultivées. Intelligentes. Indépendantes. Pas naïves, pas plus fragiles que n’importe qui. Et elles ont vécu des violences, parfois atroces, de la part de leurs  conjoints… Ils sont artistes, musiciens, directeurs, étudiants, cultivés, intelligents…. Et violents. Et, pour la plupart, impunis. Oui, il y a plus grave que pour moi. Mais oui, il y a aussi cette même banalité du rapport de force insensé qui n’a, qui ne peut avoir, d’autre explication qu’un sexisme archaïque inamovible.

Que le sexisme des hommes bien, des hommes de gauche, soit resté un des angles morts les mieux défendus de ce premier quart du XXIe siècle, c’est une évidence.

Quand est-ce que ces hommes bien vont enfin réaliser que leur détention d’un capital culturel indéniable, et du pouvoir qui va avec, leur statut de progressistes sincères, ne les a pas mis à l’abri de se balader dans la vie avec des œillères en béton armé ? Pourquoi cette résistance au changement de paradigme relationnel et amoureux, chez ces hommes qui, par ailleurs, sur tous les plans, sont des chantres de l’émancipation, de la justice et de l’égalité des droits ?

Car, aujourd’hui encore, le refus de considérer leurs propres biais sexistes est une constante, quel que soit leur âge : angle mort. C’est quoi, le problème de ce si jeune homme, étudiant, très intelligent, qui passe brièvement pour une victime parce qu’il se cogne la tête contre les murs de l’école, parce que d’autres étudiants s’en prennent à lui, que l’on plaint avant d’apprendre que son ex-petite amie l’accuse de deux agressions sexuelles, et de harcèlement – il reconnaît les deux ? Il se passe quoi, dans la tête de ce jeune, si engagé politiquement et pour la justice sociale, quand il se livre à de telles agressions ? Angle mort.

Le problème, avec le sexisme des hommes bien, c’est qu’ils sont persuadés d’en être immunisés, par le fait même d’être ce dont ils se réclament : le camp du progrès social. Le camp du bien. Ainsi, un député de gauche peut-il reconnaître avoir giflé sa femme, lui avoir tordu le poignet, donc avoir commis des violences, mais nier être un homme violent. C’est qu'en tant qu’hommes de bien, ce qu’ils font, eux, n’est jamais semblable à ce que font les autres : ceux qui violent, tabassent, agressent, détournent des mineures, etc.

Sauf que ce mythe ne tient pas. Au moment où j'écris ces lignes, se déroulent les auditions de la commission nationale d’enquête sur les violences sexistes dans la culture. Ces auditions interviennent en parallèle du procès des viols de Mazan, et alors que le monde culturo-intello de gauche ne cesse d’être secoué par des affaires retentissantes de viols sur mineures, agressions sexuelles, etc. (Jacquot, Doillon, Ruggia), liées à des violences sur les actrices (Brisseau, Bertolucci, Breillat) ou d’abus de pouvoir (Miller, Branco). Tous les jours, l’occasion de réaliser à quel point l’angle est mort, l’impensé gigantesque, le déni profond. Jusque dans les médias progressistes – même Médiapart… - les commentaires de lecteurs et même, parfois, de lectrices sur les articles qui en parlent, sont ahurissants de misogynie ignorante, de calomnies et de violences à l’encontre des plaignant.e.s. Partout, dans tous les secteurs, le constat est atterrant : la culture vit encore au moyen-âge de la hiérarchie hommes-femmes. De la hiérarchie tout court. En nature si ce n’est en degré, du même ordre que Mazan et la province profonde des « monstres » (je ne cautionne pas ce terme). Et tout ceci, non pas malgré l’art et la culture, non, mais souvent en leur nom. Exactement comme, au nom de la passion, des gens sensés minimisent des violences de couple qu’ils ne toléreraient pas chez ceux, qu’ils qualifieraient de « beaufs » (idem) pour mieux s’en démarquer.

C’est donc au nom du langage, et de leur pouvoir à le manier, que ces créateurs, ces artistes, se croient fondés à répéter les plus moisis des scénarios relationnels, au travail et en dehors. N’est-ce pas au nom du langage et du questionnement philosophique qu’il permet, que M va jusqu’à contester la notion même de vérité, pour me reprocher de l’exiger, et surtout pour escamoter la responsabilité de ses mensonges ? Au nom de l’art, de sa « métaphysique », qu’un célèbre metteur en scène de théâtre manie la notion de « désir » avec brio, mais dans le déni absolu de ce que cette conception ancienne de la sublimation libidinale a pu, et peut encore, entrainer comme conséquences, oppressives et très concrètes, sur les « objets » de ce désir ? Si la bêtise n’est pas une option, comment expliquer qu’un critique de cinéma respecté, programmateur d’un musée national, puisse poser – attention — de manière « rhétorique », cette question : « Peut-on faire un film sans violer les acteurs, et si oui, est-ce un bon film ? », à part la détention d’un privilège atroce, celui de désincarner le langage, de ravager le sens des mots, tout simplement, parce qu’à ces privilégiés-là, la violence oppressive, la vraie, est nécessaire à l’exercice de leur pouvoir symbolique appliqué au réel, et qu’ils entendent qu’elle le reste, tant qu’elles ne les concernent pas dans leur chair ? De quel art, de quel talent parle-t-on si l’auteur, l’autrice, est incapable de guider ses acteurices vers ce qu’il veut sans avoir à les « violer » ? Si un film a nécessité ce genre de forçage, comment peut-il être un bon film alors qu’il témoigne ainsi des limites de son auteur ? Quand vont-ils réaliser qu’une trop grande part de leur imaginaire, leur mythe du génie créateur, ne repose que sur l’exercice de la domination et la culture du viol ? Voilà subvertie les notions même de symbole, de sublimation, qu’ils pervertissent en en faisant une triviale ligne de conduite de leur vraie vie. Et des nôtres, malheureusement.

Chaque fois, le même constat. C’est parce qu’ils ont acquis, parfois durement, un statut privilégié d’artiste, créateur, intellectuel ; parce qu’ils estiment incarner parfaitement le beau mot de création, qu’ils pensent sincèrement être du côté de ceux qui inventent, défrichent, font naître les formes et images, récits nouveaux, et même, quel orgueil, subversifs, qu’ils refusent d’examiner leurs zones les moins brillantes. Le sexisme en est une des plus obscures. Cette résistance insensée à la nécessité pourtant urgente de revoir leurs comportements, leurs désirs, leurs œuvres, leurs façons d’exercer l’autorité, sous l’angle politique que leur offre le féminisme, comment l’expliquer ?

Pourquoi sommes-nous les angles morts de leurs cerveaux réputés surpuissants ? De la conscience socio-politique affûtée sur laquelle repose leur image ?

Pourquoi faut-il, à un homme de gauche pétri de valeurs humanistes, la menace d’un rappel à la loi, d'une autorité supérieure, pour réaliser qu’insulter et violenter quiconque est à l’antithèse de ce qu’il prétend être ?

Un des meilleurs amis de M est metteur en scène de théâtre, un homme très intelligent, très cultivé. De gauche, évidemment. Un homme bien. Un intellectuel, en tout cas. Un soir où je suis seule avec lui et M, la conversation roule sur un sujet brûlant : la culture du viol. Ils sont unanimes : ils ne comprennent pas ce que cela veut dire. Ils n’ont jamais, au grand jamais, été élevés dans une quelconque culture de la sorte, jamais été incités à violer. Non, vraiment, ils ne voient pas. Mais ils ne doutent du mot que pour douter de l’existence de la chose. Sous-entendu habituel : une élucubration de féministe misandre. Ce soir-là, je quitte la table en larmes, humiliée par mon échec à rester calme face à leurs questions et remarques, qui ne sont qu’autant de stratégies de déstabilisation. D’avoir été confrontée à la mauvaise foi de ces deux hommes à l’intelligence au-dessus de tout soupçon, mais qui ne veulent surtout pas qu’on leur apprenne quelque chose. Bien sûr, je les incite à se renseigner, à lire, les travaux scientifiques ne manquent pas, les publications sont nombreuses. Non, ce n’est pas leur sujet. Donc il n’est pas important. Ils ne veulent pas savoir, ils veulent pouvoir s’amuser à me mettre en difficulté, sur un sujet où ma peau est en jeu (et celle de toutes les femmes…), là où eux ne voient qu’un sujet de débat. Les théoricien.ne.s féministes qui, depuis des décennies, travaillent, ils ne les liront pas. Ces intellectuels surinformés font de l’anti-intellectualisme. Ils jouent aux cons. Soit qu’ils dénient aux travaux qu’on leur cite toute qualité et pertinence – ils pensent mériter mieux – soit qu’ils se transforment comme par magie en pauvres brêles incapables de comprendre : trop compliqué pour eux. Je leur parle de Valérie Rey-Robert ou Noémie Renard, ils rigolent comme si je citais Chantal Goya. Ou alors, Judith Butler serait plus difficile à lire que Jacques Lacan. Ils sont mysoginosceptiques comme jamais ils n’oseraient être climatosceptiques : en toute décontraction. À la limite du négationnisme.

Surtout, que ce sujet des violences massives contre les femmes soit dépolitisé, traité comme un invariant, malheureux certes, mais inévitable. Un fait de nature. C’est très clair : leurs priorités sont ailleurs, ce n’est pas un sujet. Ils peuvent profondément s’inquiéter de la montée de l’extrême-droite partout dans le monde, sans se préoccuper un instant des répercussions concrètes sur des individus, femmes, personnes LGBTQ+ qu’ils côtoient tous les jours… Le racisme peut être leur cause, mais le féminisme, non. Le gars qui insulte et maltraite sa compagne ? Elle a dû faire quelque chose pour le provoquer. Lui, on le connaît, c’est un bon gars, au fond, c’est M. Soudain, leurs neurones ont piscine.

Dépolitiser leur vie relationnelle est, de fait, la condition obligatoire et nécessaire pour maintenir le statu quo qui les avantage. Ou alors, juste quand ça les arrange. Ainsi de M qui réfute quasi toutes mes analyses féministes, mais n’hésite pas – ça ose tout — à prétendre qu’il est comme les gens du Sud « qui se traitent de con à peine qu’ils se traitent », parce que derrière l’argument culturel, il y a l’idée que je suis un peu trop princesse, c’est à dire bourgeoise, que ça me disqualifie – on est de gauche ou on ne l’est pas, ha ha..- et qu’il l’a bien compris. Il tape là où ça fait mal. Preuve que pour les belles âmes comme lui, la lutte des classes, c’est comme un couteau suisse : ça sert à tout, même à justifier les insultes à l’égard de sa compagne. Quant à l’anti-capitalisme, rien de mieux pour lui éviter de faire des cadeaux à Noël, cette mascarade consumériste, voyons, il est au-dessus de ça. Il se définit comme « marginal », tout en encaissant les loyers de ses deux propriétés, en attendant d’hériter.

L’ami metteur en scène revient de plusieurs longs séjours en A, où il travaille. Il raconte la vie là-bas, la société traditionnelle, la cohabitation du droit coutumier et du droit moderne, etc. Et la situation des femmes, lui demandé-je ? En préambule, il prend soin de préciser que ce n’est pas son objet d’études, et il le redira encore une fois — en gros, il n’y connaît rien, pour la bonne raison qu’il s’en fout — mais quand même, il a son avis : « Je n’ai jamais très bien compris ce que patriarcat voulait dire… », puis enchaîne sur quelques descriptions. Les conseils de famille, les clans, les mécanismes de prises de décisions en leur sein. On apprend que les femmes n’ont pas leur mot à dire dans ce système, mais qu’ensuite, ça discute ferme dans les foyers et qu’elles ont, elles aussi, un avis — incroyable ! Il parle, quand même, de la question des violences masculines, des viols si fréquents, des grossesses précoces… En riant, je lui dis qu’il vient enfin de comprendre le sens du mot patriarcat…. il rétorque que ma remarque est « idiote parce que c’est plus compliqué que ça », etc.(on connaît la chanson), et termine en se tournant vers moi : « En bref, je crois que la notion de patriarcat n’est pas opérante. » Je renonce à l’envie de discuter : on part de trop loin. Et puis être prof, normalement on me paye pour, et parfois même, on m’écoute… De retour chez moi, 5 minutes de recherche me permettent d’apprendre ça, en préambule de la constitution de la société A : « La société A est une société patriarcale. » Lors de son prochain séjour, expliquera-t-il à ses interlocuteur.ice.s locaux que même s’il ne s’est jamais posé la question, il sait, lui, que cette notion n’est pas opérante ?

 À l’époque où il m’arrive de le croiser, il est sous le coup d’une plainte — qui sera classée sans suite — de la part d’une jeune comédienne. Je ne connais pas le détail mais il se défend, sa compagne aussi : « Il est incapable d’une chose pareille. » Moi, j’ai envie de le croire, bien sûr, et d’ailleurs je le crois. L’homme est très sympathique, je l’apprécie. Mais je connais aussi les rapports de pouvoir, la limite mince entre exigences du travail et abus d’autorité dans les contextes créatifs, en particulier ceux où les corps sont en jeu. Je n’ai aucun mal à imaginer qu’une situation qui lui a paru, à lui, tout à fait normale, du haut de ses manières d’homme blanc quinquagénaire puissant, autoritaire, maniant le langage comme personne, et plaçant le grand art au-dessus de toute autre considération, puisse avoir une toute autre résonnance pour celle qui la dénonce. Quand deux ou trois ans plus tard je tombe sur le récit de la plaignante, je ne suis pas étonnée. C’est exactement ce qu’on peut imaginer : une jeune femme seule dans un groupe d’hommes à huis-clos, une scène de viol qu’elle a du mal à jouer (sans blague), les propos grossiers d’une grande violence, évoquant l’hypothèse d’un viol réel, et les gestes sans ménagement du metteur en scène, sans respecter le subterfuge qui aurait permis de jouer la scène sans contact physique, d’autres propos insultants et sexistes, dans un contexte hiérarchique et inégalitaire – et il le sait, puisque d’après elle, il lui rappelait méchamment qu’elle n’avait qu’à obéir — qu’il explique ensuite par « l’humour »... On connaît ça par cœur. Bien sûr, il ne s’agit peut-être pas d’une agression sexuelle à « proprement parler ». Et cette zone grise-là, ils la connaissent aussi par cœur. Car s’ils ne « connaissent » pas le patriarcat, ni la culture du viol, ils connaissent parfaitement celle de l’impunité : ils ne font rien de mal, à part agresser verbalement, manipuler, insulter, rabaisser, et profiter tranquillement du fait d’être des hommes bien, insoupçonnables, irréprochables… et des artistes/hommes qui parfois deviennent tyrans. Ce n’est pas lui, individuellement, le problème, lui, c’est un homme bien, c’est vrai, à plein d’égards. La scène décrite par la jeune actrice, est absolument plausible, vraisemblable : je mettrais ma main au feu que des scènes équivalentes ont lieu encore et toujours, partout ou presque.

« Tu n’as qu’à porter plainte, on va bien rigoler, les flics ont autre chose à faire. Et puis toi, ce n’est pas si grave », me disait M.[i]

Qu’on ne vienne pas leur reprocher de ne pas mettre leurs actes en accord avec leurs convictions : leur art/statut/autorité implique toute liberté. Ce qu’ils ne revendiquent pas, et c'est très habile de leur part, c’est le pouvoir – le mot. Car ils savent que le pouvoir peut impliquer son abus, et qu’on pourrait le leur reprocher. Alors qu’au nom de l’art et d’une fausse conscience de gauche réunis, on peut, ils peuvent s’imaginer qu’ils n’exercent qu’une autorité légitime, celle de l’auteur. Et qui va reprocher à un auteur d’être qui il est ? Personne. Champ libre – ou presque. Le symbolique a bon dos, et quand ils s’abritent derrière ce mot pour justifier leurs saloperies, la violence qui s’abat sur leurs cibles est bien réelle, elle, avec de terrifiantes et durables conséquences concrètes. Le logos est leur phallus, mais hop, escamoté le symbolique, il faut que ce soit vrai, bon sang, qu’on sache qui a la plus grosse. La phallocratie du monde culturel a de beaux jours devant elle.

Leur fausse conscience les arrange car ils croient sincèrement qu’étant ce qu’ils sont, leurs relations sociales se font toutes sous le sceau de l’égalité la plus totale. Et puisque les femmes sont leurs égales – ce qui est vrai en théorie —, pourquoi devraient-ils s’inquiéter de comment ils les traitent, en pratique, en privé ou au travail ? « Elles n’ont qu’à faire pareil », « C’est de l’humour », « Moi aussi je me fais insulter », « Toi aussi tu es une dominante », etc. Voici comment ils évitent habilement de voir le problème. Voilà comment le fait que je sois, en théorie, une « dominante » comme lui, en tout cas son égale (cad blanche, privilégiée, à peine plus jeune que lui, dotée d’un capital culturel et d’un statut social plutôt avantageux), lui sert, au calme, à justifier sa violence envers moi, et à ignorer la profondeur de ses vieux réflexes sexistes. Et la jeune actrice racisée, face au vieux metteur en scène blanc, colérique et grossier, dont dépend la suite de sa carrière n’a qu’à se sentir égale, après tout, au lieu d’en faire tout un plat. Si elle n’a pas tenu, c’est qu’elle n’était, je cite, « pas à la hauteur » : le piège se referme. On t’écrase, puis on te reproche d’être écrasée[ii].

C’est ainsi que jouent les hommes bien : sur les deux tableaux. Les convictions de gauche qu’ils affichent leur permettent de profiter des nouvelles normes relationnelles, égalitaires en théorie, libérales en pratique. Avec les femmes, ils ne voient jamais leurs privilèges ou leur position de force, jamais les hiérarchies implicites des genres, comme d’autres ne voient « pas les couleurs de peau. ». Les droits acquis, l’égalité théorique des hommes et des femmes devant la loi deviennent, quelle surprise, leurs meilleurs alliés dans ce tour de passe-passe. L’égalité théorique devant la loi fait écran à l’inégalitarisme intime qui les arrange et les anime encore.

Et ainsi, leur statut de créateurs ou d’hommes de gauche engagés, dotés d’une puissance symbolique, leur permet de laisser libre cours à leur vieux fond sexiste et dominateur. Gagnant-gagnant. C’est très malin : nier détenir un pouvoir, ou se réjouir qu’il soit « complètement partagé » avec les femmes, au nom d’une conception égalitaire des relations, pour mieux l’exercer, sans le fardeau de la responsabilité qui irait avec s’ils l’assumaient vraiment. Et pour échapper à une nouvelle nuit du 4 août, des fois qu’on viendrait leur reprendre ce pouvoir-qu’ils-n’ont-plus-mais-qu’ils-veulent-quand-même-exercer, au moins sur leurs femmes.

 L’expérience féminine de la violence des hommes, ils n’acceptent d’en entendre parler qu’autant qu’ils peuvent s’en démarquer : pas tous les hommes, pas eux. Eux, ils protègent, ils respectent, ils consolent. Croient-ils. C’est ainsi qu’ils profitent de la violence plus grande des « autres » hommes. Ils arrivent après, et ils raflent les lauriers. Peu importe qu’il leur arrive de violenter une compagne ou une collaboratrice : ce qu’ils font, eux, c’est autre chose, et surtout ils ont toujours une bonne raison. Alors, pas question qu’ils s’envisagent comme faisant partie du problème. D’où le besoin de minimiser celui-ci, de le circonscrire à ses manifestations les plus éloignées de ce qui pourrait les concerner, eux. C’est ainsi que M peut s’enorgueillir d’avoir répondu virilement au sale type qui injuriait, pour une place de parking, l’amie conduisant sa voiture. Et continuer de me traiter de connasse, ou de pauvre fille cinglée, ou…(litanie), au moindre désaccord : en tant que juge et partie, c’est lui qui fixe les règles, qui trie les bonnes raisons d’être violent des mauvaises.

Eux, les progressistes, réaliseront-ils un jour qu’à l’endroit de leurs relations sexuelles/amoureuses, de leurs relations de travail, ils sont souvent tristement conformistes, justement parce que leur foi en eux-mêmes, en leur incarnation de l’émancipation les aveugle ?

L’usage que les hommes bien, les hommes de gauche, font de la culture, du langage, des formes de la création, est parfois un problème. L’usage « symbolique » ou « humoristique » de la violence, quand ça les arrange, quand ensuite ils nient farouchement l’existence des oppressions, pas symboliques, elles, subies par la moitié de l’humanité est un problème ; quand ils continuent de nier l’existence des concepts inventés pour décrire ces oppressions ; quand ils ignorent volontairement les faits établis par la sociologie, les statistiques, et qui documentent ces oppressions. Quand leurs actes ne collent pas avec leurs pétitions de principe. Le langage est malade, on le sait, nous sommes à l’ère de la post-vérité. Et leur usage souvent purement rhétorique et désincarné du langage participe de la même mascarade, le nieraient-ils farouchement. Ce qui me rend malade, moi, c’est que ces violences frontales, ou même insidieuses, que je viens de décrire, soient le fait de ceux-là même dont on attend le plus de soutien, de prise de risque à cet endroit : réinventer les relations entre les hommes et les femmes. Repenser les représentations culturelles, les questionner politiquement, comme leur désir.

Au lieu de ça, on se coltine leurs pauvres imaginaires (sic) qui ne font que répéter ce que le réel nous propose déjà, ou pire. Au fond, ce sont de vieux réacs.

Ainsi, après avoir lu mon récit, qu'il ne conteste qu'à la marge, M a pris soin d’effacer les images qui se trouvaient sur son site web. Disparues, ses photos de femmes errant dans la nuit, le visage souillé ou tourné vers le sol, enfoui derrière leurs cheveux, les mises en scène macabres de corps féminins dénudés, les visages déformés, le portrait de l’artiste en forcené demi-nu, brandissant tu ne sais plus quoi d’un bras menaçant… De quoi a-t-il peur, puisque ce n’était « pas si grave » ? Qu’on vienne interroger son imaginaire ? On ne pourrait donc séparer l’homme de l’artiste ? Et l'homme de gauche, peut-on le séparer de sa violence ?

Les femmes, elles, ont en plus à négocier avec une injonction de nature à rendre dingue, ou seule : « Un artiste doit être impitoyable, mais une femme veut être désirée. Chaque femme artiste doit résoudre ce conflit à sa manière » (Rachel Cusk citée par Camille Laurens). Alors, nous naviguons de compromis délétère en acceptation plus ou moins bien vécue de la solitude. Alors oui, beaucoup de femmes supportent le statu quo. « Moi, si je suis MeToo, je divorce », lance à la cantonade une de mes amies artistes, mariée à un autre artiste et intellectuel brillant – « un génie », disent certains — mais pour le moins problématique dans leur vie privée… On ne peut mieux résumer la situation : elle a la soixantaine passée. Seuls les grands naïfs de gauche pensent se distinguer du Yann Moix de base pour qui les femmes de plus de 50 ans n’existent pas. En réalité, ils ne sont pas mieux, et ils sont peut-être même pire car ils ne l’assument pas. Ils se feraient tuer plutôt que d’avouer que ce qu’ils craignent par dessus tout, c’est une femme qui soit à ce qu’ils estiment être leur niveau, dotée d’une confiance en elle qui va s’accroitre avec l’âge tandis que sa désirabilité faiblira. L’enfer, pour eux. La double-peine. Parce qu’ils sont des hommes bien, ils ont besoin qu’une femme ait besoin d’eux. Parce qu’ils sont des hommes bien, ils ont besoin de protéger les femmes. Mais comment protéger une femme qui n’en a pas besoin, du moins pas autant qu’eux ont besoin de ça pour se rassurer ? En la rabaissant. En l'humiliant. Le revoilà, le besoin de soumettre, d’affaiblir, symboliquement et concrètement. Alors comment me protéger moi qui, en définitive, ai surtout eu besoin d’être protégée de lui ?

Ça me ferait trop mal que mère ait raison : « Les hommes ont peur des femmes fortes et intelligentes ». Je suis atterrée par cette hypothèse, je la trouve tellement stupide.

J'apprends à la lecture d’un article que les femmes de droite sont moins enclines à dénoncer les VSS qu’elles subissent au sein des partis politiques, moins portées à rompre le silence complice qui favorise leur perpétration. S’ils étaient honnêtes, les hommes de gauche assumeraient donc de préférer les femmes de droite. Les relations homme-femme sont en effet à peu près le seul sujet où les hommes de gauche se comportent comme des hommes de droite, globalement. Et où les femmes de gauche ravalent leurs convictions et leurs valeurs, font d’énormes compromis pour « sauver » le couple, la famille, le projet, l’ambiance, le service, l’entreprise… Tous ces hommes qui ont forgé leur personnalité à la seule force de leurs neurones (croient-ils), cultivant la fierté d’être des individus libres et autodéterminés (idem), d’un individualisme philosophiquement soutenu par leur position de créateur… n’ont bien souvent aucune imagination dans leurs relations aux femmes, et pire, refusent d’en avoir : l’asymétrie et l’inégalité homme-femme, c’est tout ce qui leur reste de leurs illusions de toute-puissance. Alors ça capitalise, ça libéralise, ça offre/demande et ça va au plus offrant, ça fait jouer la concurrence, ça abuse de position dominante. Ça profite. À tout va. Et ça entend bien ne pas perdre ses privilèges implicites. Ni dieu ni maître, sauf si c’est eux. « C’est moi le chef », dit M quand il embauche un assistant. Puis vient le « en général je préfère travailler avec des femmes », qu’il revendique comme une position féministe. Pas question pour lui de réfléchir au fait que si il nous trouve « moins pénibles », c’est bien parce que nous sommes en effet éduquées, voire dressées, à être accommodantes, diplomates, serviables, efficaces, à faire profil bas….À obéir. Qui gagne sur les deux tableaux ?

C’est quoi, le problème des hommes bien de tous les pays ? Vont-ils un jour dé-beurrer leurs lunettes, éclairer leurs angles morts ? Parce qu’au fond, n'ont-ils pas envie d’autre chose que de pouvoir ? Il est peut-être temps qu’ils se décident car partout, les autres, les hommes qu’on ne peut qualifier de bien, eux, ont déjà choisi la force, brute.

Qu'ils politisent enfin leur vie privée, leurs pratiques relationnelles au travail et partout. Qu'ils acceptent enfin de mettre leurs actes en accord avec leurs convictions. Que leurs affects tristes laissent enfin place à une pensée critique sur eux-mêmes. Qu’ils choisissent leur camp. Et ça vaut aussi pour celles et ceux qui les défendent. Leur manque de courage – ce qui vient du cœur – fait pitié.

[i] Dira aussi D.Trump, en septembre 2025

[ii] Je viens de lire Le Gaslighting, de Hélène Frappat,: « Échapper au double bind de l’époux qui la transforme en cadavre, pour lui reprocher ensuite d’être morte ». Quand M me fait sa crise de trop, je ne pèse plus que 48 kg. « Regarde-toi, tu es vieille et desséchée », me hurle-t-il entre deux insultes.

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