Finalement, j'ai porté plainte pour violences conjugales contre le conseiller municipal de la ville où je vis et travaille en partie (voir billet précédent). Depuis, j'essaie de mettre de l'ordre dans mes idées, pour comprendre ce qui m'a fait changer d'avis.
D'abord, il faut savoir qu'il est devenu très difficile de faire une simple main courante, qui ne s'appelle d'ailleurs plus comme ça, pour des faits de violences conjugales. Je l'ai appris au printemps 2024, lors de ma première tentative : le policier qui m'a reçue m'a tout simplement dit que c'était impossible, que c'est une plainte ou rien. Bon, il s'avère que c'est plus complexe que ça, et pas tout à fait vrai, mais bref : on va tout faire pour vous en dissuader. Est-ce bien ou mal, je ne sais pas. À l'époque j'avais trouvé cela injuste et contreproductif, j'étais repartie en larmes sans donner le nom de M. Je le craignais encore trop. À dire vrai, j'étais terrorisée.
Je ne crois pas que la dimension punitive de notre justice actuelle puisse jouer le moindre rôle dans les changements que j'appelle, avec des millions d'autres, de mes vœux. Un changement qui passe par une prise de conscience. Adèle Haenel a dit cela très bien. Cette punition, qui ne s'applique d'ailleurs qu'à une infime minorité des mis en cause, n'est jamais rien de plus qu'un alibi pour tous les autres, qui repartent avec leurs classement sans suite comme avec un totem leur assurant l'impunité. Et ils continuent de plus belle. C'est bien ça le problème avec ce qu'on appelle justice : elle arrive de toute façon trop tard, quand le mal est déjà fait, et son sexisme bien intégré, tout comme celui de la police, fonctionnent en réalité comme l'instrument de mesure de la grande, très grande tolérance qu'a notre société pour les violences masculines envers les femmes.
Or, moi comme les autres, je ne voulais, je ne veux pas punir M, j'aurais voulu qu'il change. Que la violence disparaisse. Je croyais sincèrement que lui aussi voulait vraiment évoluer, qu'il ne pouvait que le vouloir. Et je me trompais.
Après coup, c'était trop tard pour moi bien sûr, mais quand même, s'il recommençait avec la suivante ? Si moi je n'ai pas réussi à le faire changer, qui peut y arriver ? Je me disais que le régulateur social le plus efficient, bien avant la justice institutionnelle, ce devait être la société elle-même : ses pairs, ses proches, ses amis, ses voisins… J'étais convaincue que leur regard sur lui serait une force imparable pour le pousser à changer. Que la préservation de son image lui serait un motif suffisant. Qu'elles et eux, sûrement, comprendraient que M ne pouvait plus continuer à déconner comme ça, et qu'ils devaient lui parler. Le forcer à regarder en face ses actes et leurs conséquences, et l'inciter à agir. Au nom de leur amitié elle-même. Mais je me trompais aussi.
À chaque épisode du feuilleton, je ris amèrement : si « peu » grave que soit mon cas — je suis toujours vivante, et n'ai à comptabiliser « que » 4 ou 5 épisodes de violences physiques en 7 ans — quand j'ai parlé au-delà de mon cercle proche, j'ai eu droit à toutes les figures imposées en matière de VSS : le déni, l'indifférence, le renversement de culpabilité, la mise à l'honneur de l'agresseur, les personnes qui s'éloignent, la méfiance, l'accusation d'être une mauvaise victime, les insultes, et les menaces de plainte en diffamation. Carton plein, ou presque. Pourtant, je suis privilégiée et entourée. Mais je me suis sentie devenir, littéralement, un angle mort. Dans l'entourage de l'homme violent, on vous veut disparue. Effacée. Et surtout muette, ou en tout cas, inaudible.
Quand j'ai parlé avec la première des amis de M après la rupture, j'ai d'abord eu une oreille bienveillante. Mais je lui demandais la discrétion, et elle voulait la transparence : si je lui parlais, elle le dirait à M. Cette femme qui se dit féministe ne m'a pas demandé si j'étais d'accord pour qu'elle lui parle de nos échanges, non : c'était à prendre ou à laisser. Riche idée que de se tourner vers l'homme dont je voulais dénoncer la violence. J'avais encore trop peur de lui et de ses représailles sordides, alors je me suis tue.
Il y a aussi eu le maire (cf. billet précédent), un homme bien, honorable, humain, accessible. En apparence. Il me semblait lui devoir l'information, M étant conseiller municipal de sa majorité. Il a compati, avant de décider quelques mois plus tard qu'il était de bon ton de filer 40 000 € à son artiste et conseiller municipal « formidable », au mépris de la Charte de l'élu local, et des violences faites aux femmes : c'est un homme bien, un humaniste, mais « ça », il s'en tamponne. « De toute façon, je ne peux rien faire, tu n'as pas porté plainte », fut sa réponse. Pour lui, ce sont des affaires privées. Aujourd'hui, son épouse et lui, qui autrefois m'embrassaient, ne me saluent plus que de loin.
Tout ce que j'ai vécu, de ces années de stress intense et de violences intermittentes — ha ha — je l'ai écrit. Tout est désormais rassemblé dans un récit, que j'ai fait lire à quelques personnes de mon entourage. J'avais des retours encourageants, du soutien, et beaucoup de solidarité.
Alors j'ai fini par envoyer ce texte à la première amie de M que j'avais contactée. J'avais l'impression d'avoir fait de mon mieux, de m'être bien expliquée, d'avoir été à la fois factuelle, précise, et suffisamment sensible pour faire toucher du doigt les faits, les mots, et leurs conséquences sur moi. Tout ce continuum destructeur. J'étais assez confiante, en tout cas pleine d'espoir. Au diable les représailles.
J'ai pris une volée de bois vert. J'ai reçu de la part de cette femme que j'appréciais, quoique la connaissant à peine, une véritable correction qui m'a, encore une fois, laissée sans voix, ou presque. Elle a critiqué mon style, ma syntaxe, la longueur de mon texte, le trop plein de détails « dont on se fout », tout en disant qu'on ne savait pas de quoi je parle, qu'elle avait autre chose à foutre que de lire ça, que je n'avais pas de c., que c'était ridicule d'avoir peur, etc. Sur les faits que je décris, sur les violences, pas un mot. Je me le suis tenu pour dit. Je n'étais pas une victime suffisamment bonne — « pas généreuse », m'a-t-elle dit. J'ai repris du Bromazépam. Ceci dit, bien sûr qu'il y a trop de détails, quand la part importante de violences psychologiques nécessite de connaître le contexte et la succession des faits, insidieux, subtils. Quand on a peur de ne pas être crue. Quand on sort d'années de dressage : devoir se justifier de tout, tout le temps.
Mais quelques mois plus tard, avec un regain de forces, un semblant de confiance revenu, j'ai recommencé, et ai envoyé mon texte révisé et complété à trois autres amies de M, dont les deux plus proches, dont une avec qui j'avais noué une relation personnelle. Cette fois-ci je n'attendais plus rien d'elles, je voulais juste qu'elles sachent — sauf d'une, à qui j'avais expressément demandé de me donner son sentiment. L'ayant fait, je me suis sentie soulagée : elles savaient, et elles ne pourraient plus jamais ne pas savoir. Une graine allait peut-être germer.
La meilleure amie m'a répondu très vite. Il faut dire qu'à quelques reprises dans mon récit je parle d'elle — personne n'étant jamais nommé — et du rôle que M lui a fait jouer dans mon désastre — un classique de la triangulation — et du rôle qu'elle-même a joué, consciemment ou pas, je l'ignore. Rien de grave, juste son concours plus ou moins volontaire au maintien du statu quo au bénéfice de qui on sait. Et, c'est vrai, je m'autorise le sarcasme. J'ai raté son appel, pas vu arriver son message audio. J'ai donc d'abord lu ses sms en rafale : elle m'annonce qu'elle va porter plainte contre moi pour diffamation, qualifie mon texte de « vapeurs » (comment mieux dire qu'on me veut évaporée, disparue...), et dit que puisque je cherche la merde, je vais l'avoir… J'aurais dû m'y attendre, et cela me tétanise. Deux jours plus tard seulement, je découvre son message audio, où elle me traite de sale bête, de connasse ou salope, d'oie blanche qui joue les victimes, me dit que ça ne va pas s'arrêter là… À moins que sa propre détestation à mon égard lui rende impossible d'imaginer qu'une personne qu'elle n'aime pas puisse être une victime crédible, par ailleurs ? Oui. Il y a des bonnes et des mauvaise victimes. Dont moi. Encore une case cochée au bingo des clichés. L'affect a eu raison de la raison, le copinage du féminisme - et du sujet politique. Mais je ne lui demandais pas de m'aimer, heureusement, juste de me lire, de savoir, et ça c'était fait.
Sa réponse sur les faits décrits dans mon texte, ce qu'elle appelle « le reste » ? « Je ne sais pas, je n'y étais pas », ce qui revient à me dire qu'elle n'a aucune raison de me croire... Quelques mois plus tôt, j'avais eu droit à « c'est mon ami, je le défends » : l'affect contre la pensée, encore. Mais aussi à « toi aussi tu as été violente », sans rien d'objectivable (paroles, faits) à l'appui de son accusation, puisque précisément, elle refusait de m'entendre...Ou encore à « je ne veux pas m'en mêler » alors qu'elle venait de me contacter pour me dire que je devrais parler à M qui « va très mal » et qu'elle s'inquiétait — pour lui. Mais quand je lui réponds que je ne suis pas en état de parler à M parce que j'en suis physiquement incapable, elle joue les délicates. À l'époque, rien qu'imaginer entendre la voix de M suffisait encore à me déclencher tremblements de tout le corps et pleurs incontrôlables....
Que dire ? Que faire avec ça, avec une telle absence de conscience des enjeux de la question ? de conscience politique, de conscience tout court ? En 2025, avec l'actualité de ces dernières années, et les milliards de pages et contenus sur ces sujets accessibles à toutes et tous ? De la part de gens éduqués, qui lisent la presse, sont sur les réseaux sociaux, sont au fait des débats de société ? Qui et quoi, pour nous sortir de leur angle mort ?
Les deux autres ne m'ont jamais répondu, l'une d'elle n'a pas même accusé réception. De celle dont j'attendais l'avis, j'ai seulement reçu ceci : « j'ai commencé ». Puis un grand silence radio, glacé, depuis des mois. Je l'ai croisé ici il y a cinq jours, elle vient en visite chez M deux fois par an, elle s'est arrêtée en me voyant de loin, puis à fini par s'approcher. J'ai dû lui faire un signe de la main, et nous nous sommes embrassées, puis elle m'a dit « à plus tard ». Son air gêné et son silence me font un mal de chien, mais je fais comme si de rien n'était. Je sais qu'elle n'aura pas le courage de venir me parler.
La justice — ce qui me tiendrait lieu de justice : la reconnaissance pleine et sincère des faits et de leurs conséquences — ni le changement, ne viendront de l'entourage de l'homme violent, même et y compris parmi les femmes. C'est pourtant une des conditions sine qua non d'une éventuelle prise de conscience de l'auteur des faits, et donc d'une possible évolution.
Qui comprend de telles réactions de déni, de refus, d'agressivité ? Qui comprend ce refus d'agir pour faire changer les choses ? En moi, c'est l'incompréhension qui domine encore. Parce que je parle ici de gens que l'on peut qualifier de « bien », même si, au fond, je ne sais plus trop ce que ça peut bien vouloir dire. Je parle de gens bien parce que dans tous les domaines de leurs vies, ces gens font étalage de convictions, de principes, d'attentions, d'intérêts pour d'autres vies que la leur. Pour la marche du monde, pour la politique. Pour la société. Ils et elles sont ce qu'on peut appeler des gens responsables. Je crois que si une seule de ces personnes avait pris ses responsabilités vis-à-vis de son ami M, avait décidé d'agir, de lui parler, que sais-je, et me l'avait fait savoir, je serais restée ferme sur mon désir de n'aller pas plus loin qu'une main-courante. Je continue de croire que nous sommes responsables, individuellement et collectivement, de faire évoluer les mentalités, et que c'est la justice institutionnelle et les lois qui suivent les changements sociétaux, pas l'inverse.
Jusqu'à la dernière minute, j'ai pensé que j'allais juste déposer une main-courante, juste pour clouer le bec des hypocrites (« on ne peut prendre position, tu n'as pas porté plainte »). En tout cas, j'hésitais. J'ai pu le faire dans des conditions correctes, sur rendez-vous, interrogée par une policière formée et à l'écoute. Et j'ai porté plainte. Je ne me sens ni soulagée ni satisfaite de l'avoir fait : j'aurais tellement préféré ne pas avoir de raisons de le faire. Et puis je connais les statistiques sur les classements sans suite et les poursuites, alors je ne me fais aucune illusion. Je dois même dire que la perspective d'un procès me fait horreur, me terrasse d'ennui et de dégoût. Pour autant, un classement sans suite — le plus probable — me renverra au tapis. Pas pour l'absence de punition, mais parce que tous les mis en cause prennent ça pour une reconnaissance de leur innocence, alors que ce n'est souvent même pas le cas. Cela renforce leur déni, et rend leur violence tolérable socialement, puisque tolérée par la justice. On ne sort pas du dilemme.
Et puis, de même que tout ce qui précède le déni, l'indifférence, le rejet, les insultes, etc. à mon égard étaient prévisibles — la quasi totalité des victimes de VSS qui parlent décrivent exactement ça — je sais à quoi m'attendre, prochainement : d'autres insultes, hostilités, m'accusant de vouloir me « venger » et « foutre sa vie en l’air ». J'en suis écœurée d'avance mais paradoxalement, c'est ce caractère prévisible qui peut sauver : j'ai cessé de croire que c'est moi, le problème, contrairement à ce qu'il disait.
J'ai d'abord imaginé trouver un espace du côté de ce qu'on appelle justice restaurative, mais impossible, face à un homme qui reconnait les faits du bout des lèvres, par de vagues euphémismes qui les minimisent encore (« des gestes déplacés ») mais m'en rend toujours responsable (« tu cherchais les baffes pour mieux m’accuser »...).
Alors, faute de mieux, j'ai porté plainte. En espérant que, sous la forme particulière de la loi, un peu de vérité soit dite sur cette violence, au nom du futur plus que pour condamner le passé — qu'il aille en prison, mais il n'ira pas, ne me ferait aucun bien : qu'elle n'a pas, qu'elle ne devrait pas avoir droit de cité. Qu'il va falloir que ça change. On peut toujours rêver. Finalement le coté positif de cette plainte qui n'est pourtant en rien une issue satisfaisante, c'est qu'elle me permet de constater que je n'ai plus peur de lui. Et ça, je le dois aussi à la cohorte bouillonnante des féministes actuelles, chercheuses, autrices, militantes, jeunes et moins jeunes, diverses, auprès de qui je me suis re-éduquée ces dernières années, pour comprendre ce qui m'arrivait. La justice, ce sont elles qui la font, par leurs textes, œuvres, prises de position. Je me sens tellement mieux de leur coté. On le voit bien à la fin de la série Querer : le mari gagne le procès que lui intente sa femme pour viols conjugaux, mais ce faisant, il perd. On peut toujours rêver.
Alors pourquoi ? C'est vrai que le déni, le rejet, les insultes et l'absence de vraie reconnaissance des faits m'ont écœurée. L'absence d'écoute, la lâcheté des proches me désespèrent et je ne les comprends pas. Qui, à part eux, c'est à dire nous tous, pour faire changer les choses ? Parce que la banalisation et la banalité — dans le sens de très, trop répandue — de la violence des hommes « bien » envers les femmes me désespère encore plus, me révolte, même, je suis incapable de « passer l’éponge », de « passer à autre chose », comme me le conseillent les bons apôtres. Parce que l'état dans lequel m'a laissée cette histoire, je ne le souhaite à personne et que pour que ça change, il faut le dire. Parce que je ne vois aucune justification valable au fait que les victimes supportent seules le poids immense des conséquences de la violence subie, et du coût de leur reconstruction après coup. Parce que les violences conjugales — et les VSS en général — sont un problème massif, qui a un coût social et individuel aberrant, et qu'il serait temps d'en prendre acte. Et puis parce que si ma fille vivait ce que j'ai vécu, je trouverais normal qu'elle porte plainte. Sans illusion. Par principe.
Juste pour maintenir un peu de sens à ce mot de justice, face à celles et ceux, M le premier, qui diront « vengeance » et « rancune » parce qu'en la matière la post-vérité est reine, et le langage détourné de son sens commun. Ils disent tous ça. Et il me semble particulièrement problématique que cet aveuglement, cette cécité volontaire et assumée, soit le fait de gens qui, à priori, sont ou devraient être des allié.e.s, puisqu'ils se situent eux-mêmes dans le camp du « bien » : des femmes qui se disent féministes, des hommes qui se disent « humanistes ». Je m'interroge : peut-on se dire de gauche et être un homme violent dans son couple ? Se dire de gauche et défendre/soutenir un homme accusé de violences conjugales ? La dissonance cognitive des victimes, on la connait, on sait qu'elle sert à les protéger — temporairement. Mais celle des agresseurs, de leur entourage ? Le sexisme comme dernier angle mort de la pensée de gauche, on en fait quoi ?