On pourrait le croire, pourtant.
Dans un contexte où les forces réactionnaires gagnent toujours plus de terrain, y compris électoralement, et ou le fascisme s'exporte très bien (avec la France au premier rang des exportateur, d'ailleurs, pas prête d'être « grand remplacée » sur ce point), l'élection pour la toute première fois d'une Mairesse Noire et lesbienne « queer » revendiquée peut naïvement être pris pour un rai de lumière dans un ciel plus qu'agité.
Or, il n'en n'est rien. Comme le relève le journal The Advocate « pour beaucoup à Chicago - en particulier les Noirs ou les métis - ces réjouissances sonnent creux et donnent l’impression d'un effacement volontaire du formidable travail de mobilisation dirigé contre une candidate à ce point similaire à un prédécesseur que nous avons tenté de virer au prix d'âpres combats » (traduction de Cases Rebelles, modifiée par moi)
En effet, si l'élection de Lori Lightfoot témoigne indubitablement d'un progrès sur la question de l'égalité des droits pour les personnes LGBTQI+ et les personnes racisé·es, à l'instar de celle de Barack Obama à la Maison Blanche, c'est au prix d'un renoncement sur tout autre cause « progressiste », comme l'amélioration des conditions de vie et de travail des travailleur·euses et populations pauvres de Chicago. Ces dernier·es, dont les populations racisé·es (qui en composent une partie importante) et/ou queer qui devraient à priori se réjouir le plus de son élection à la Marie de Chicago, sont vraisemblablement celles qui en feront au contraire le plus les frais. « Lors d'un forum organisé à l'Université de Chicago le mois dernier, elle a suggéré que les bâtiments scolaires vacants laissés par les fermetures massives d'écoles d'Emanuel dans des quartiers presque exclusivement noirs soient convertis en locaux de formation pour la police, en plus de la construction d'une nouvelle académie de police de plusieurs millions de dollars dans les quartiers ouest, qu'elle soutient également ». On sait la bonne entente entre la police Nord-Américaine et les communautés afrodescendantes. Quand ces centres doivent s'ouvrir en surplus sur la fermeture d'écoles dans des quartiers noirs, alimentant de ce fait la machine à (re)produire des inégalités sociales et économiques entretenue par l'inégalité d'accès à l'éducation et l'enseignement aux Etat-Unis... l'orientation politique et les priorités de la nouvelle Mairesse deviennent limpides.
C'est cependant loin d'être le seul désengagement de Lori Lightfoot sur la justice sociale et économique. « en tant que maire élue, elle a déjà déclaré qu'elle s'opposait au contrôle des loyers au niveau municipal, alors que des milliers de Noirs de Chicago partent chaque année parce qu'ils ne pouvaient pas assumer le coût de la vie. » Ce qui amène les populations queer et Noir·es de Chicago à statuer, lucides « les personnes opprimées vont souffrir sous le gouvernement Lightfoot, [nous en avons] la certitude grâce à son parcours, qui est déjà la preuve d'un engagement en faveur de la gentrification, du désinvestissement pour les communautés non-blanches pauvres et de l'impunité pour une force de police toujours plus militarisée. »
L'élection de Lori Lightfoot permet de faire signe vers un problème récurrent concernant la lutte des droits des personnes opprimées, que l'article de The Advocate résume bien : « Ceux qui la soutiennent bruyamment sont généralement ceux qui sont le plus coupés de la violence quotidienne, de l'austérité et de l'appauvrissement auxquels la moyenne des noirs queer Chicagoan est confrontée - et continuent d'insister sur le fait que son élection est une victoire en terme de représentation, tout en ignorant ses conséquences matérielles. Mais de telles revendications ne servent que l'instrumentalisation des identités noires queer par ceux qui ne les partagent pas dans le but intentionnel de faire taire celles et ceux qui le sont. »
Ces critiques ne sont pas nouvelles : on avait déjà pu les entendre à propos de la politique de Barack Obama, par exemple, ou dans un autre registre, vis-à-vis du combat pour le mariage homosexuel en France. Dans Homo (inc)orporated (Cambourakis, 2018), l'activiste et théoricien queer et transféministe Sam Bourcier avance : « Dans le contexte néolibéral actuel, les politiques LG [lesbiennes et gaies] libérales “naturalisent” le démantèlement de l'aide sociale et la manière dont les politiques néolibérales renversent la charge de la reproduction sociale sur les familles. Ce faisant, elles échouent à prendre en compte les formes de sociabilité et de reproduction sociale queer et trans* qui sortent de ce cadre, qui sont collectives et qui représentent un travail de care et affectif systématiquement effacé par le capitalisme et le néolibéralisme ».
Dans la lignée de la deuxième vague féministe qui, sous couvert de défendre l'intérêt de « toutes les femmes », effaçait la réalité des oppressions des femmes non-cis non-blanches, afrodescandantes, lesbiennes, trans ou chicanas, nous assistons toujours plus aujourd'hui à une récupération dépolitisante et participant à l'invisibilité des minorités de race ou de genre les plus opprimées. A quoi sert l'égalité formelle quand on a nul part où se loger, ou la possibilité de devenir Maire·sse, si c'est pour reproduire la logique des oppressions et de l'exploitation capitaliste néolibérale ?
La « lutte pour les droits » institutionnelle masque mal combien son agenda politique ne s'adresse en réalité qu'à une minorité de privilégié·es qui n'entendent pas s'attaquer aux oppressions qui ne les concernent pas directement. Ainsi pour Sam Boucier « Nous sommes arrivés à un stade où il est urgent de crtiiquer la politique des droits et celle de l'égalité des droits parce qu'elle est devenue compatible avec et complice du néolibéralisme qui, à la différence du libéralisme, est un véritable gouvernement de société qui a entrepris de privatiser le social et de reprivatiser le sexuel dans toutes ses dimensions. Dean Spade, un avocat radical (radical lawyer) versé dans les legal studies, a très bien montré comment l'agenda rikiki des droits (mariage et lois anti-discrimination) ne profite qu'à une élite gaie et lesbienne et laisse de côté les queers et les trans* pauvres et/ou de couleur ».
Dans cette optique, l'élection de Lori Lightfoot est effectivement une bonne nouvelle pour quelque un·es, et une mauvaise pour les autres. Car les protestations contre sa politique néolibérale assumée se font d'autant plus difficilement entendre que les louanges dithyrambiques sur l'élection d'une queer Noire à la mairie de Chicago résonnent partout, et que les critiques sont laissées à une opposition homophobe et/ou raciste, rendant toute troisième voie d'autant plus délicate à pratiquer.