Dans des magasins de vêtements, d’électroménager ou d’outillage, sur un site d’achat en ligne, des client.es demandent conseil sur des produits neufs à un homme qui semble être un vendeur. Ce dernier, qui se présente finalement comme un « dévendeur », leur conseille de ne pas les acheter, mais de se tourner vers la location, la réparation, le reconditionné ou – une fois – de ne rien acheter du tout.
Commandée par l’Ademe à l’agence publicitaire Havas Paris, validée par le ministère de la Transition écologique et diffusée à quelques jours du Black Friday, cette campagne publicitaire a été aussitôt condamnée par l’Alliance du Commerce. Ce lobby, qui représente 27000 magasins, a même mis en demeure l’Ademe de retirer le spot mettant en scène un magasin de vêtements, menaçant l’agence gouvernementale d’une « action en justice pour dénigrement ». Dans une approche typiquement consumériste, le lobby a écrit : « Ne rien acheter, c’est tuer l’emploi, tuer le commerce physique, tuer la mode ! », mettant en avant sa contribution au PIB français1. Sur les réseaux sociaux, des personnalités du monde du commerce se sont également insurgées2, tandis que beaucoup d’autres ont salué ces spots comme une vraie avancée vers la sobriété3. Une pétition a même été lancée pour soutenir l’Ademe et cette campagne, qualifiée d’« initiative vitale pour notre avenir commun »4.
"Discorde" ou faux débat ?
Face à la contre-offensive consumériste, le gouvernement a tenté de ménager la chèvre et le chou. Le ministre de l’économie, Bruno Lemaire, a déclaré que cette campagne était « maladroite », qu’elle « revenait à faire la promotion indirecte du commerce dématérialisé sur les plateformes » ; il a assuré « croire profondément à la sobriété » mais via « l’incitation, pas la culpabilisation »5. La première ministre Élisabeth Borne a également témoigné de son embarras via ses « conseillers », qui ont déclaré à sa place son souhait de voir la campagne être retirée des écrans6. Le lendemain, le ministre de la transition écologique, Christophe Béchu, déclarait assumer cette campagne, mais en minimisait l’impact en rappelant que ces incitations à moins acheter ne représentaient que 0,2 % de la masse de publicités incitant à acheter. Il a également concédé qu’il aurait fallu viser spécifiquement les achats en ligne, distinguant les commerçant.es français.es « en bas de chez vous » de « la Chine » et des géants du e-commerce. Il a également tenu à faire la différence entre « sobriété » et « décroissance », de peur visiblement que cette campagne l’associe à cette dernière notion7.
Un double discours gouvernemental dont les médias ont fait leurs délices, cherchant à mettre en avant la « discorde » des ministères8, négligeant de ce fait la question qui pourtant saute aux yeux lorsqu’on regarde ces spots : comment peut-on qualifier de politique de sobriété la diffusion de publicités, qui une fois de plus mettent les consommateurs et les consommatrices en position de responsabilité ? Que va-t-on produire d’autre que des injonctions contradictoires ? Toute incitation à ne plus acheter un objet doit-elle forcément s’accompagner d’une incitation à acheter autre chose (des biens ou des services « alternatifs ») ?
« Posons-nous les bonnes questions avant d’acheter », tel est de fait le slogan de cette campagne. Face à une offre pléthorique, toxique, en croissance permanente, continuez à aller en magasin, mais réfléchissez, renseignez-vous, hésitez, bref remettez-vous en question. Comme avec les mentions légales, le gouvernement prend résolument le parti du laissez-faire et des injonctions contradictoires, ce que sa communication paradoxale reflète. Des campagnes publicitaires incitant à manger gras et sucré mais à « bouger plus », jusqu’au dévendeur condamné et assumé à la fois, en passant par le rejet des propositions de la Convention citoyenne pour le climat visant à faire baisser la publicité et la consommation, le gouvernement macroniste continue sur la même ligne : ne pas réglementer les industries polluantes, ne pas faire baisser la pression publicitaire, mais diffuser toujours plus d’informations et d’incitations, et laisser les consommateur.rices se débrouiller avec.
Contrairement à ce que tente de soutenir Bruno Lemaire, il n’y a pas de contradiction entre « incitation » et « culpabilisation » : plus on diffuse d'incitations à moins consommer dans un océan d'incitations à plus consommer, plus la charge décisionnelle pèsera lourd sur les citoyen.nes. Contrairement à ce que les médias ont voulu mettre en scène, il n’y a pas de contradiction entre les membres du gouvernement : tou.tes sont uni.es pour nous faire porter le poids de l’inconséquence de cette politique, pour nous faire croire qu’il est possible d’allier consumérisme et écologie, de penser une sobriété sans décroissance.
C'est un mensonge : la sobriété implique la décroissance, car des comportements individuels moins impactants sur l'environnement ne sont possibles que dans le contexte d'un effort collectif, d'actions politiques et économiques contre la surproduction et ses corrélats : la sur-distribution et la sur-communication. Inciter à moins consommer d'une part, tout en autorisant systématiquement le Black Friday9 et en laissant libre cours à la pression publicitaire n'a aucun sens. Fonder sa politique écologique sur de la publicité, encore moins.
Écologie publicitaire et greenwashing d'Havas
Le vrai problème que pose à mon sens cette campagne, c’est en effet celui d'une politique basée sur la communication, d'une écologie publicitaire. En engageant Havas pour réaliser ses publicités, le Ministère de la Transition Écologique n’a en effet nullement agit pour la décroissance, mais il n'a pas non plus, loin de là, agit pour la sobriété. Pour rappel, Havas est un groupe multinational de communication et de relations publiques, qui produit des contenus médias, marketing et de la publicité de masse. Parmi ses clients, on retrouve des multinationales telles que Hyundai, Coca-Cola Company, Adidas, Uber Eats… Chaque jour, nous sommes contraint.es de voir des publicités qu’elle a produites pour cette clientèle, qui nous incitent à soutenir l’industrie fossile, le plastique jetable, la fast-fashion ou le commerce en ligne. Concernant ce secteur, rappelons que sa division Havas Market France est partenaire d’Amazon Advertising et de Mirakl, une entreprise qui vend des systèmes informatiques pour le e-commerce, des solutions de marketing en ligne pour toute sorte de produits, quel que soit leur impact. Elle s’est récemment félicitée d’avoir su développer l’« achat d’impulsion » pour des produits alimentaires trop sucrés sur les plateformes drive de la grande distribution10.
La grande gagnante de cette campagne, ce sera donc Havas, qui en ajoutant l’Ademe à sa liste de client.es, pourra soutenir l’idée qu’elle est le « bras armé de la transition écologique », comme le lobby publicitaire s’est mis à le prétendre il y a trois ans, lorsque la Convention citoyenne pour le climat faisait des propositions en vue de sa régulation11. De fait, le 14 novembre, jour de présentation de la campagne au ministère, Havas Paris était présente pour recevoir les éloges du ministère et se présenter comme l’avant-garde de la lutte pour la sobriété. Ce même jour, sur son compte Twitter/X, l’agence postait : « Ce matin, nous étions à la conférence de presse de l'@ademe au Ministère de la Transition Écologique pour présenter notre dernière campagne entièrement éco-conçue, eco-produite et éco-diffusée »12, post assorti d’un hashtag #écologie, de citations d’intervenants et d’un symbole obsolète du recyclage (trois flèches formant un triangle), dont on se demande bien ce qu’il vient faire dans le contexte de la promotion de la réparation, du reconditionnement et du réemploi, qui sont des méthodes pour éviter de recycler, c’est à dire de jeter. On ne trouvera pas non plus, dans ce post, d’informations sur ce que peut signifier une campagne publicitaire « éco-conçue, éco-produite et éco-diffusée ». On dirait bien que, pour Havas Paris, l’important n’est pas là : ce post, et tout cette campagne, permettent avant tout de coopter des personnalités et des institutions associées à l’écologie, et ainsi de repeindre en vert une entreprise à l’avant-garde de la promotion du consumérisme et des industries les plus polluantes.
Depuis, et à ma connaissance, Havas Paris ne s’est pas exprimée au sujet du « dévendeur », et les médias n’ont pas interrogé le sens de son implication dans des messages qui promeuvent le contraire de ce qu’elle produit tout au long de l’année, avec bien plus de moyens et de puissance. Peut-être parce que le groupe Havas a notamment pour actionnaires Vivendi et Bolloré, qui possèdent une grande partie des médias.
Mise à jour du 1/12/2023 : le 29 novembre, le MEDEF a rencontré Christophe Béchu pour évoquer son refus de la campagne. Selon un communiqué du syndicat patronal, les représentant.es des entreprises exigent d'être "consulté.es" avant toute campagne de communication concernant la sobriété ; de siéger au conseil d'administration de l'ADEME ; d'"engager une réflexion entre le Medef et le ministère de la Transition écologique sur les conditions de la croissance responsable". Un lobbying patronal et commercial qui s'organise et tente de s'imposer au plus haut des institutions environnementales.
1Alliance du Commerce, « Les acteurs du commerce et de la mode mettent en demeure l’Ademe de retirer son spot », 23 novembre 2023. https://www.alliancecommerce.org/lalliance-du-commerce-denonce-une-campagne-inacceptable-de-la-part-de-lademe/ Le consumérisme est une théorie économique qui pose que la prospérité d’une économie dépend de la capacité des consommateur.rices à acheter toujours plus, y compris en cas de surproduction conjoncturelle ou structurelle.
2Sur Twitter/X, Michel-Édouard Leclerc a condamné cette campagne comme « déplacée », et invité à « faire adhérer à une politique de sobriété sans snober les professionnels qui peuvent en être l'un des moteurs ».
3Mouvement Impact France ou France Nature Environnement ont soutenu publiquement cette campagne. Les commentaires aux vidéos publicitaires publiées par l'ADEME et Havas France sur leur compte Youtube sont pour la plupart élogieux.
4https://www.change.org/p/soutenir-la-campagne-de-l-ademe-pour-la-r%C3%A9duction-des-achats-de-biens-neufs?recruiter=1267960682&recruited_by_id=0f87cd80-e380-11ec-84e8-8f03c4dfc916&utm_source=share_petition&utm_campaign=petition_dashboard&utm_medium=copylink
5France Info, « Black Friday : le clip du ministère de la Transition écologique incitant à la sobriété est une "campagne maladroite" et "regrettable", estime Bruno Le Maire », 23 novembre 2023 ; France 24, « Publicité de l’Ademe : les « dévendeurs » ne font pas rire les commerçants à la veille du Black Friday », 23 novembre 2023.
6France Inter, « La campagne de l’Ademe sur la sobriété ne sera pas retirée, affirme Christophe Béchu », 24 novembre 2023.
7Ibid.
8Le Parisien, inspiré, parle ainsi de « discorde », de « couac » et de « pataquès ». David Doukhan et Pauline Théveniaud, « Green Friday : au gouvernement, le clip qui promeut la sobriété à la veille du Black Friday sème la discorde », 22 novembre 2023.
9Rappelons qu’en novembre 2020, dans un contexte de recrudescence de l’épidémie de Covid19, Bruno Lemaire s’était contenté de « demander » aux entreprises de la distribution de bien vouloir « décaler » le Black Friday de… une semaine.
10https://twitter.com/HavasMarket/status/1725251954258088379 ; https://twitter.com/HavasMarket/status/1727793309936943199/photo/1
11La Convention citoyenne pour le climat a produit de nombreuses propositions pour limiter l’influence de la publicité, comme le rappelle William Aucant dans un fil sur Twitter/X, dans lequel il soutient néanmoins le spot de l’Ademe. À noter que, parmi les arguments utilisés à ce moment-là par le lobby publicitaire pour éviter toute législation écologiste, on trouvait déjà l’idée que cela favoriserait les « entreprises étrangères » et les « géants de l’Internet ». Un discours ressorti tel quel par le gouvernement macroniste, celui-là même qui a renoncé à traduire dans la loi les propositions de Convention. À ce sujet, voir Résistance à l’Agression Publicitaire, « Contre les avancées écologistes, l'industrie publicitaire se mobilise », 27 novembre 2020 https://antipub.org/contre-les-avancees-ecologistes-lindustrie-publicitaire-se-mobilise/ et Résistance à l’Agression Publicitaire, « Publicité : le « cent filtres » de Macron », 8 décembre 2020 https://antipub.org/publicite-le-cent-filtres-de-macron/