Au changement d'équipe, les hommes parlaient beaucoup et M. Yamamoto voyait bien qu'ils le regardaient et qu'entre eux ils avaient des airs interrogatifs. Qu'est-ce qui leur arrivait ? Ils ne devaient pas avoir eu de réponse de leurs femmes et maintenant ils se tournaient vers le chef, celui qui devait savoir… et il ne savait rien, encore moins qu'eux peut-être. Mais d'un coup lui revint qu'il leur avait demandé de réfléchir et qu'ils en discuteraient aujourd'hui. Il alla les voir un par un à leur poste. Il comprit alors l'ampleur de la machine infernale dans laquelle ils étaient embarqués : ils avaient su par leurs femmes qui l'avaient aussi écouté ce qu'il avait dit de leur travail et de ce qu'il avait demandé aux étudiants. Et si tous le félicitaient quelques uns lui proposèrent de réfléchir sur les mêmes questions que les étudiants. Aucun ne dit pourquoi, mais M. Yamamoto pensait qu'ils devaient voir le sac contenant la matraque, comme lui.
Et voilà à peu près le début de ce qui devait se révéler un changement complet, comme il ne s'en était pas produit depuis longtemps, en tout cas aussi large et aussi rapide. Vous avez peut-être vu des films qui ont raconté cette histoire, elle est souvent enjolivée et tout paraît simple et évident rétrospectivement, mais il faut imaginer que ces gens avançaient sur une piste que personne n'avait explorée avant eux et qu'il leur fallait inventer tout à la fois les buts et les moyens. Et le premier problème à résoudre fut que M. Yamamoto et ses équipiers ne pouvaient facilement se rencontrer, il leur fallait trouver un moyen de communication simple. Un cahier circulant paraissait une bonne solution, mais très vite il apparut que peu nombreux étaient ceux des membres qui y écrivaient. Timidité ou autre obstacle ? Ils se rendirent compte qu'ils devaient écrire en romaji pour que tous puissent exprimer leurs idées, les idéogrammes rendaient la chose trop difficile à ceux qui n'avaient pas suivi des études longues. Ce fut leur premier changement et les autres s'enchaînèrent ensuite, c'était un peu comme si tout était déjà prêt, mais que l'impulsion initiale avait manqué.
Je reviendrai sur les changements qu'ils ont enclenchés dans leur travail et qui ont ouvert des conséquences imprévisibles. Mais, un changement fameux bouscula cette impulsion initiale : un des ouvriers écrivit en gros Réfléchissons et changeons ! sur la page de garde du cahier de travail du groupe. Et c'est bien sous cette consigne que le mouvement se propagea.
M. Yamamoto pris dans son rôle de chef de brigade se trouvait affronté comme tous ses compatriotes aux immenses problèmes provoqués par les catastrophes qui avaient frappé le nord du Japon. La désorganisation touchait de proche en proche tous les secteurs d'activité selon les plages de disponibilité du courant électrique, selon les arrivages de matières premières et de charbon, selon le travail en amont ou en aval des autres usines et services. La rupture périodique des approvisionnements en produits frais menaçait de temps en temps les habitudes alimentaires et faisaient craindre de n'avoir pas assez à manger. Chacun se débrouillait en fonction de ses relations et de son propre réseau amical ou professionnel.
Ainsi beaucoup de questions nouvelles se posaient de manière cruciale et les réponses antérieures étaient partiellement ou totalement impossibles à appliquer. Le flux tendu des approvisionnements n'existait plus, la grande question était de savoir comment maintenir le haut-fourneau en fonctionnement quoiqu'il arrive. Les ingénieurs avaient bien des idées, mais dans la pratique ce sont les brigades qui ont trouvé les bons ajustements pour économiser, maintenir en marche et produire tout ce qui pouvait l'être à partir de fluctuations imprévues.
J'aurais bien du mal à tenter de vous expliquer par le menu les changements qui ont été engagés par M. Yamamoto et ses collègues dans leur usine sidérurgique. Ce que je peux vous dire c'est que dans la désorganisation générale, les ouvriers ont profité des temps morts de la production pour réfléchir et changer. Dans un premier temps, ils se sont rendus compte que la réflexion par l'intermédiaire du cahier était trop lente, les idées s'étiolaient. Ils se sont réunis d'abord dans les vestiaires au moment du changement d'équipe, mais c'était inconfortable, ils ont alors utilisé la cafétéria. Puis peu à peu cela s'organisa, un cercle de trente et une chaises, quand elles étaient toutes occupées le cercle délibérait. Des feuilles de tableau-papier occupaient un des murs, les questions, les idées, les plans des changements projetés y étaient notés.
La première idée qui paraissait urgente à réaliser était de couvrir la coulée de fonte et de protéger les ouvriers qui devaient avoir une lourde combinaison protectrice pour s'en approcher. Les propositions intégraient progressivement des besoins divers, récupération de gaz chauds, réduction du refroidissement pendant le trajet jusqu'aux appareils de mise en forme de la fonte, tout en gardant la possibilité d'intervenir si la fonte ne s'écoulait pas normalement, etc. et bien sûr réduire la température ambiante pour les ouvriers.
Les débats étaient vifs, chacun y allait de ses solutions, les plans se perfectionnaient, la mise en œuvre était proche, les matériaux et les maçons étaient trouvés, il n'y avait plus qu'à commencer les travaux. La direction prévenue par divers canaux ne réagissait pas ni pour approuver ni pour arrêter. Tout allait donc bien, mais M. Yamamoto n'était pas satisfait.