
L’histoire, inlassablement, se répète.
Encore une visite. Encore des attentes. Encore des promesses.
Papablan est en tournée.
Une énième parade se met en place, accueillie avec une ferveur servile par nos représentants.
Et la vie, immuable, continue.
Ainsi va la colonie.
Le ballet familier peut commencer chaque déplacement suit la même chorégraphie. Arrivée triomphale, discours calibrés, promesses recyclées, sourires pour la galerie. Tout est écrit d’avance Les acteurs, vieux complices d'une pièce jouée à l'envie, prennent leur place sur le scénario usé jusqu'à la corde. Chacun connaît son rôle par cœur, son entrée, sa réplique, sa courbette.
Le peuple observe, les élus s’agitent, les médias s’extasient : le spectacle peut commencer.
Sissi, au pays d’Aimé, s’exclame, le verbe haut :
— « Enfin ! Une année entière à vous attendre. La négligence, pure et simple ! »
Puis entre en scène Ich méchant, maître dans l’art de courber l’échine :
— « Soyez le bienvenu, Bel Brinn. Bienvenue chez vous. »
Bel Brinn, juché sur ses talons, parade. Caniche du Roi, il vient ici jouer au roquet. Dominateur de pacotille, sûr de son rôle, confit dans sa supériorité.
Boudoum ! La Bougres an karéa : son tailleur tricolore, un peu trop cuit, souligne son éternel rengaine :
— Fouté Boutou an tjou yo! Sé sa sèlman yo ka konprann ! Fouté tousa lajòl ! »
Ti Jo est là aussi. Muet comme une carpe, trop occupé à voter des lois sur les droits des victimes — à l’exception notoire, bien sûr, de celles broyées par la barbarie esclavagiste et coloniale. Mais présent, toujours, pour la photo de famille.
Et en marge, à l’affût, les « kolédé » : silencieux et bavards, insaisissables, ni pour ni contre, bien au contraire. Allez donc comprendre.
Ainsi, le théâtre se déploie, répétition infinie d’une pièce sans âge.
Un cirque monté sur une terre où l’air s’emplit des parfums de vanille et de mélasse, mais qui repose sur une boue lourde, un limon fait de la terre, des os pulvérisés de nos aïeux et de leur sang versé pour une liberté toujours inachevée.
Ceux à qui nous avions confié la garde des clés, grisés par le confort douillet de la maison coloniale, se sont mués en épouvantails : « fidji méchan épi nou, keur grenadinn épi Papablan ».
Impatients et serviles, ils se disputent une miette d’attention, un cliché, une parole en l’air. Ho Papablan je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri !
Alors, avec « Tom Pous » encadré de sa horde de manblo, en mode 24 heures chrono, cravate étrangleuse, orakou, ren yo maré kon boutjé a soup, on ira presser quelques mains au marché, distribuer des tapes dans le dos, balbutier deux mots de créole — « sa ka maché », « sawfè » — et le colonisé, béat, « dan yo ka fè sik, bouch yo fann ora zorey ».
Et l’on repart avec l’assurance de la mission accomplie.
Hélas !
Nous savons pourtant le prix de ces promesses : Nul. Et leur valeur : moindre encore. Mais l’illusion persiste ; celle d’être au centre du monde, d’être enfin entendu, reconnu.
Derrière les paillettes et les rictus, il faut voir l’âpre réalité : Papablan ne vient ni par amour ni par curiosité. Il vient réaffirmer sa tutelle.
Ses visites sont autant de rappels à l’ordre : « Vous êtes sous contrôle », « Vos destins s’écrivent ailleurs », « Vos choix se négocient sur l’autel de nos dépendances ».
Chuuuut !... en coulisses se joue l'essentiel : le souverain ne manquera pas de rassurer les héritiers du système, de les remercier pour leur loyauté, ce ciment qui perpétue l'édifice. On conviendra des dispositions à prendre, on affinera les mécanismes de la force de l'ordre colonial, garant ultime de la tranquillité de façade de tous et de la pérennité des choses.
La vérité est crue : Papablan poursuit sa tournée en comédien itinérant, distribuant ici un mot de compassion, là une annonce sans lendemain. Pendant ce temps, la colonie s’enfonce dans l’attente, la dépendance, l’habitude vaine d’attendre de l’autre ce qu’elle-même refuse encore de saisir, pourtant largement à sa portée.
Voilà pourquoi chaque visite est un cirque. Voilà pourquoi chaque tournée est la réplique de la précédente. Voilà pourquoi, sous les parfums et les sourires, ce spectacle demeure une brutale leçon de domination.
Mais un jour, il faudra bien fermer le rideau. Refuser notre rôle de figurants dans une pièce qui n’est pas la nôtre. Signifier à Papablan que sa tournée est achevée ici. Nous avons brûlé les planches.
Car tant que nous applaudirons à ces comédies coloniales, nous resterons les prisonniers consentants du décor.
L’avenir, lui, ne s’écrira pas sous ses projecteurs, mais dans l’ombre féconde où germe notre décision collective de rompre enfin le cycle.
Papablan peut poursuivre sa tournée ailleurs.
Ici, il est temps d’inventer autre chose.
« Ceci n’est qu'une fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »
Jeff Lafontaine