En jeu, cette fois, l'implication présumée d'Armand De Decker, ancien président du Sénat et ex-avocat du trio kazakh. Résumé d'une audition qui n'aura pas failli à la réputation de la commission depuis le début de ses travaux : beaucoup de bruit pour rien.
Le rôle pas si trouble d'Armand de Decker
Les membres du Comité R s'interrogent – et c'est bien tout ce qu'ils apparaissent en mesure de faire. Curieuse commission d'enquête parlementaire, dont les membres récoltent à leurs questions davantage d'interrogations que de réponses. Au cœur des tergiversations animant les membres du comité R, le rôle joué à l'époque des faits par Armand De Decker. L'ancien président du Sénat belge aurait officié en tant qu'avocat « pour l'Elysée » et, dans le même temps, pour le compte de son client, Patokh Chodiev. De Decker se serait régulièrement rendu à Paris afin d'y rencontrer un certain nombre d'interlocuteurs français, à la présidence de la République mais aussi au sein des services de renseignements.
Soit. Problème, ni le caractère particulièrement poussé de l'enquête, ni le zèle des journalistes belges n'ont réussi à faire émerger le moindre élément tangible à même d'inquiéter De Decker. La Sûreté d'Etat, c'est-à-dire les renseignements intérieurs belges, attendra même plus de 15 ans – les faits « reprochés » à Armand De Decker débuteraient en 2001 – pour informer la justice bruxelloise des allers-retours supposés de l'ancien sénateur. Preuve qu’on ne trouve alors pas grand-chose à redire des activités transfrontalières de l'avocat De Decker, si tant est qu’elles aient existé.
Devant les commissaires, le Comité R croit pourtant lever un lièvre – enfin !, serait-on tenté de dire : il s'agissait, avec cette audition du 29 mars, du troisième passage du président actuel de l'organe de contrôle des services de renseignement belges, Guy Rapaille. Retrouvant son rond de serviette à la table de la commission, ce dernier évoque l'existence d'un « document sensible ». Entrerait-on enfin dans le dur ? Va-t-on, après des semaines d'enlisement de l'enquête parlementaire sur le « Kazakhgate », produire le début d'une preuve ?
Armand De Decker aurait donc remis, en 2011, un fameux « document sensible » à ses contacts à l'Elysée. Bien. Un document issu des services de la Sûreté belge ? On n'en sait rien, dit en substance Guy Rapaille. Dispose-t-on de preuves selon lesquelles De Decker aurait bien transmis un tel document aux Français ? Pas davantage. Mais enfin, ce document si « sensible » a-t-il seulement existé ? Sans doute, afin de répondre à cette dernière question, le Comité R devra-t-il revenir témoigner devant la commission une quatrième fois...
Mais admettons. Admettons, bien que personne ne semble en mesure de prouver ni l'existence ni la nature du si sensible document, qu'Armand De Decker l'ait bien transmis à la présidence française. Aurait-il agi en infraction avec la loi belge ? Au moment des faits qui intéressent les enquêteurs, De Decker agit, on l'a dit, en sa qualité de conseil de Patokh Chodiev. L'homme se consacre désormais à son métier d'avocat. Il ne préside plus le Sénat. Il ne préside plus la commission de suivi des services de renseignement. S'il recevait, au titre de ses fonctions passées, une série de documents issus de la Sûreté d'Etat, ce privilège a pris fin en même temps que ses précédentes attributions.
Or qui, en Belgique, est destinataire de documents si sensibles ? Outre les fonctionnaires de la Sûreté, seul le pouvoir exécutif peut se prévaloir d'avoir connaissance de telles informations. En d'autres termes, les membres du gouvernement en exercice, seuls à bénéficier d'une habilitation de sécurité. Et c'est tout. L'ensemble des élus belges, tout parlementaires qu'ils soient, n'ont, en théorie, pas accès aux documents classifiés des services de renseignement. Quand bien même ce serait le cas, n'étant pas habilités, ils ne peuvent être légalement poursuivis pour avoir violé le secret ou la confidentialité d'un document. De Decker, s'il était avéré qu'il a bien transmis un tel document à ses contacts français, ne pourrait donc pas être inquiété.
Mais admettons toujours. De Decker aurait communiqué un document en sa possession à l'Elysée, voire aux services de renseignement français. Sans faire injure aux hommes de l'ombre belges, il est de notoriété publique que leurs compétences, leurs moyens financiers, humains et d'action, leur expérience et leur renommée dans le monde feutré des agents secrets n'a que peu à voir avec la maestria qui caractérise leurs homologues français. Une communauté française du renseignement qui compte plus de 13 000 hommes, dont 5 000 au sein de la seule DGSE et 3 000 à la DGSI, dotée d'un budget global évalué à près de 2 milliards d'euros. Dans ces conditions, le « document sensible » soi-disant transmis par Armand De Decker revêtait-il la moindre valeur ajoutée pour les renseignements français, sachant qu'il aurait été émis par leurs homologues d'outre-Quiévrain ? Autrement dit, quelles informations que ne possèderaient pas déjà les services français un tel document était-il susceptible de révéler ?
Quand bien même ce document aurait-il présenté la moindre valeur pour les Français, ceux-ci avaient d’autres canaux pour se le procurer. La coopération entre les services français et belges est établie de longue date. Les informations circulent, comme c'est d'ailleurs l'habitude entre ces administrations spécialisées des différents pays d'Europe et du monde. Nul besoin qu'un Armand De Decker se charge de faire circuler des informations d'une telle « sensibilité », qui plus est selon un modus operandi non-sécurisé – un procédé qui ressort davantage du roman d'espionnage que du fonctionnement réel des services de renseignements du XXIe siècle.
La Sûreté sous influence ? Des révélations qui font « pschitt »
Ironie du sort : si elle n'aura apporté aucun élément probant permettant de faire avancer l'enquête, l’énième audition du Comité R devant les parlementaires aura, en revanche, réussi à jeter le trouble sur le fonctionnement des services de renseignement belges. Malédiction d'une commission dont chaque nouvelle « révélation » se retourne contre un système étatique belge dont on peine, de plus en plus, à dénouer les rouages...
Alors, puisqu'on tenait Guy Rapaille, pourquoi ne pas l'interroger sur les rumeurs, circulant depuis plusieurs mois, selon lesquelles la Sûreté d'Etat aurait été empêchée d'enquêter sur Patokh Chodiev et ses comparses par l'intervention de politiciens affiliés au Mouvement Réformateur (MR), dont faisait partie Armand De Decker ? Au point où on en est, oui, pourquoi pas... Si les parlementaires-enquêteurs espéraient tirer de ce sac de nœuds un hors-d'oeuvre susceptible de les mettre en appétit avant leur déjeuner, ils en ont été pour leurs frais. Ces rumeurs ont fait « pschitt », pour paraphraser un ancien président français amateur de tête de veau et de bière mexicaine.
On s'était pourtant donné du mal pour donner corps aux bruits accréditant la thèse que des agents de la Sûreté auraient subi des pressions politiques visant à les empêcher d'enquêter sur les membres du trio kazakh – à ce stade, peut-être n'est-il pas inutile de rappeler que ce sont nos hommes d'affaires du Kazakhstan qui ont justifié, bien malgré eux, la création de cette commission d'enquête. Se souvenant sans doute de leur filiation avec le célèbre reporter Tintin, les journalistes du quotidien belge Le Soir avaient même sorti l'artillerie lourde : enquêtes, interviews croisées de policiers, de hauts fonctionnaires et magistrats, d'agents du renseignement, et même de syndicalistes, tant qu'on y était. Objectif, répondre à cette question : des voix ont-elles été bâillonnées au sein des services de renseignement belges ?
Las, le résultat a été à l'image des auditions de la commission d'enquête : un gloubi-boulga informe. Un amas de suppositions, d’on-dit, d'on-croit-savoir-que. Bref, du vent. Quant au Comité R, dont ce sont encore les prérogatives, il a lui aussi mené l'enquête. Et haut et fort, Guy Rapaille affirme… qu'il ne confirme rien.
Mais au fait, qu’en disent les premiers intéressés ? Interrogée par la commission, Ingrid Van Daele, porte-parole de la Sûreté, balaie les suspicions de pressions politiques d’un revers de la main. Non, les renseignements belges ne se sont pas désintéressés du trio kazkah sur recommandation du MR, mais simplement parce qu’ils avaient mieux à faire. Mieux à faire que de s’intéresser à « Patokh Chodiev, par exemple, qui ne vivait plus en Belgique depuis 2001(…) et n’y avait plus vraiment d’activité commerciale », selon les mots d’Ingrid Van Daele. Bref, un non-sujet, alors que la Sûreté ne manque pas d’activités autrement plus sérieuses : le contre-terrorisme, le contre-espionnage, la cyber-sécurité, etc. Par son intervention, c’est la légitimité même de la commission d’enquête parlementaire qu’a semblé remettre en question la porte-parole de la Sûreté, venant gonfler davantage encore les rangs des sceptiques.