Question: peut-on avoir un avis, fut-il modeste, sur le conflit du Proche-Orient juste en tant que simple citoyen? La réponse est oui, ou alors, prouvez-moi le contraire. Ce conflit, à bien des égards, ressemble à beaucoup d’autres (lutte entre des peuples pour des terres, plus ou moins ancestrales, des ressources, toujours vitales, qui au nom de sa foi, qui au nom de son histoire ou de sa culture, que sais-je encore...), et en même temps, il est unique, au moins à deux titres: par sa durée, plus de 60 ans, par sa situation géographique, entre Méditerranée et désert, entre Europe et champs pétrolifères, à la croisée des islams chiite et sunnite, des chrétientés orthodoxe, catholique, protestante, et bien sûr de la religion juive. Pour nous, Européens, ce conflit est unique à un troisième titre car y est impliqué le peuple juif, jadis victime du nazisme, produit européen lui-même nourri de notre faiblesse, de notre aveuglement et de notre lâcheté.
Face à un tel conflit, où toute amorce de solution est systématiquement étouffée dans l’oeuf (quelques rockets du Hamas pour être bien certains que les colombes israéliennes resteront dominées par les faucons, quelques colonies juives en territoire palestinien pour bien montrer aux plus pacifistes des palestiniens qu’ils ont tort, quand ce n’est pas des attentats de part et d’autre), il est important de mettre les plus radicaux des deux camps en face de leur responsabilité. Et celle-ci est énorme. Projetez-vous donc, si possible avec intelligence, à 20 ans, 30 ans! Ou en serez-vous avec votre guerre à la con?
Palestiniens, vos enfants iront-il encore se faire tuer en lançant des cailloux sur des chars? Vous le croyez vraiment? Israéliens, combien de murailles supplémentaires aurez-vous dressées entre vous et «les arabes», combien de maisons palestiniennes seront détruites?
De part et d’autre, tactiques et stratégies sont vaines, la meilleure preuve est que ce conflit dure depuis plus de 60 ans, soit... trois générations! On a vu, dans l’histoire, des peuples entiers être vaincus malgré l’addition des sacrifices suprêmes de très nombreux de leurs héros, on peut citer, par exemple, les Indiens d’Amérique, les cavaliers polonais contre les chars nazis, les Tchèques, les Hongrois, les Cambodgiens, et j’en passe (la liste est hélas très, très longue...). L’intifada, je peux la comprendre. Mais en pratique, elle ne mène à rien, et c’est le sacrifice de toute une jeunesse qui est vain. Quand on pense à leurs chefs suprêmes, souvent de valétudinaires vieillards, qui les applaudissent d’aller au casse-pipe et leur promettent le paradis après, c’est à pleurer...
Les murs et les séparations forcées ne sont guère plus opérants. Ancien journaliste, j’ai rencontré en janvier 1982, sur le «Marion-Dufresne», le bateau-ravitailleur de la base scientifique française des îles Kerguelen, au sud de l’océan Indien, un chercheur sud-Africain. Tout blanc, comme moi. Interrogé, c’était inévitable, par un militaire originaire des Antilles qui faisait aussi partie du voyage, il a dit tout le mal qu’il pensait de l’apartheid, alors en vigueur dans son pays. Il n’y avait ni peur, ni démagogie, ni angélisme dans ses propos: «Simplement, disait-il, j’ai été obligé d’interrompre mes études de biologie pendant deux ans pour aller faire le coup de feu en Angola contre le régime en place, parce que nous soutenions des rebelles qui se disaient avec nous. Un régime qui oblige tous ses étudiants à arrêter leurs études pendant plusieurs années pour une guerre à l’issue improbable ne veut pas durer. Vous verrez...» On a vu. Sept ans plus tard, Nelson Mandela était libéré. Vous connaissez la suite.
Autre témoignage. Rencontré à Berlin, dix ans après la chute du Mur, Harald Jaëger. Lui, le 9 novembre 1989, était officier garde-frontière de la RDA. Pour la petite histoire, c’est tout simplement lui qui a pris l’initiative, sans ordre tant la confusion était grande, d’ouvrir la barrière entre les secteurs soviétique et français de Berlin. Resté communiste de conviction - il a toujours préféré, lui, rester vivre à Berlin-Est - il me racontait à quel point il s’était senti «comme un imbécile sur le mur avec mon fusil-mitrailleur quand il y avait des concerts de rocks devant le Reichstag (en secteur ouest), et que la jeunesse de RDA se pressait de l’autre côté du mur pour écouter et danser. De quoi avions-nous l’air?». Durée du Mur de Berlin: un peu plus de 28 ans.
Et le vôtre, amis Israéliens, combien de temps? Vous pensez réellement, sérieusement, vraiment que dans 10, 20, 30, 50 ans, votre putain de mur sera toujours là? Ah bon! Vous pensez que d’ici là les Palestiniens ne seront plus là? De Gaulle (vous ne l’aimez pas tous, je sais), disait pourtant avec raison que «les Arabes sont vos voisins et ils le sont pour toujours».
Et vous, en face, qui envoyez des gamins lutter au lance-pierre contre des mitrailleuses ou bien se faire exploser avec une promesse d’aller simple pour le paradis au beau milieu de civils, vous pensez vraiment que les Israéliens se laisseront rejeter à la mer? Vous savez bien que non. Alors?
Alors, la terre de Palestine et d’Israël est une chance pour toute l’humanité. La chance de démontrer qu’elle est une espèce VRAIMENT dotée d’intelligence, en parvenant établir la paix entre les peuples de la région en évitant encore «la mort, la mort, la mort, toujours recommencée», dénoncée par Georges Brassens («Mourir pour des idées») pendant les décennies à venir.
La paix, ça veut dire non seulement la cohabitation pacifique, mais, pour qu’elle soit durable, il faut qu’il y ait égalité. Entre tous les peuples qui habitent cette terre.
Alors oui, il faut deux Etats, un Etat d’Israël et un Etat de Palestine. Et le plus tôt sera le mieux. Mais attention, il s’agit là de gérer des symboles, marqueurs de l’égalité.
Dans les faits, partisans et adversaires de deux Etats savent bien que la proclamation d’un Etat palestinien ne changerait pas grand chose puisque un départ de Tsahal et des colons n’est pas à l’ordre du jour.
Pourtant, il faut voir plus loin, surtout à la lumière des révolutions arabes. Benjamin Netanhyaou a bien compris ce qui se passait, lui, qui a immédiatement pointé dans la révolution égyptienne un danger pour Israël. Il a eu à la fois tort et raison.
Tort, car si la révolution égyptienne n’est pas spécialement pro-israélienne, rien ne dit qu’elle soit hostile à l’Etat hébreu.
Mais il a raison en ce sens que, si la contagion de la démocratie s’étend sur tout le Proche-Orient, qu’adviendra-t-il d’Israël, habitué depuis sa création à ne vivre qu’en guerre? C’est tout un pays qui aura à se redéfinir, dans son économie, dans son organisation sociale, dans ses valeurs, dans un environnement qui pourrait bien devenir plus pacifique à son égard.
Dans ce cas, l’Etat hébreu de papa, si l’on peut dire, c’est fini. Place à un autre Israël...
En passant, ce défi, celui de la paix, sera sans doute le plus grand que les Israéliens auront jamais eu à relever: que feront-ils, que seront-ils en temps de paix?
Imaginons donc, on peut rêver, deux Etats, un israélien, un palestinien, juxtaposés. Deux Etats, donc, chacun à peine grands comme le département du Nord, en France. Aucun des deux, seul, n’est viable, question de taille et de ressources. Et il faudra bien parvenir, après une proclamation symbolique de deux Etats, à une indispensable imbrication de l’un dans l’autre: Israël ne va pas devenir une île, et les Palestiniens ne goûteraient sans doute pas d’être absorbés par un autre voisin, juste histoire de changer de l’occupation israélienne...
J’ai eu l’occasion, en 2003, de rencontrer quelques Palestiniens en Jordanie, où ils sont très nombreux (réfugiés, etc.). Et, chez ceux qui parlent aux visiteurs, les idées ne manquent pas. Je n’en n’ai pas vu un seul qui croie encore à la possibilité de «faire partir» les Juifs de la terre d’Israël, pas un seul qui n’admette qu’il faille «accepter de vivre avec les Juifs». D’accord, ce n’est pas l’enthousiasme. Mais c’est normal, surtout compte tenu de l’Histoire. Si, en 1945, on avait dit aux Français qu’ils allaient fissa faire copain-copain avec les Allemands, que n’aurait-on entendu?
J’en reviens aux quelques expatriés Palestiniens rencontrés en Jordanie et à leurs idées: un seul territoire, deux nationalités, une seule capitale, deux exécutifs, deux parlements, une structure de liaison entre les deux, certaines lois communes aux deux nationalités, certaines lois spécifiques à chacune d’entre elles, le droit pour chacun de s’installer partout dans le pays (un point difficile à négocier, puisqu’il touche à la fois aux colonies juives en Cisjordanie, par exemple, et au droit au retour des Palestiniens partis plus ou moins de leur plein gré lors de la fondation de l’Etat hébreu).
Tout cela est compliqué, j’en conviens. Mais, dans la mesure où chacune des deux parties exclut (même si on ne peut pas empêcher de penser quelques illuminés) l’extermination de l’autre, tant par philanthropie que par réalisme, la mise sur la table de toutes ces idées de «vivre ensemble» feraient avancer les choses bien davantage que des murailles de béton, l’occupation, les destructions de maisons suspectes d’abriter des terroristes, l’intifada, les rockets et les attentats-suicide.