Dans ce débat qui a été publié en septembre par le Monde, Thomas Piketty rappelle qu’à Paris « la quasi-totalité des collèges comportant très peu d’élèves défavorisés sont des établissements privés », tandis que certains collèges publics en accueillent jusqu’à 60 %. On connaît l’origine du problème : les uns sont choisis par les parents et choisissent leurs élèves, les autres sont sectorisés, alors que tous, à quelques exceptions près, sont financés par l’Etat. Piketty propose de faire entrer les collèges privés dans une procédure commune d’affectation reposant sur un système de points qui favoriserait la mobilité des élèves boursiers. La ministre de l’éducation nationale admet l’ampleur du problème tout en répondant qu’on ne peut « imposer autoritairement la mixité sociale, en supprimant au passage une partie de la liberté de choix des parents » : toutes les solutions doivent procéder par le bas, surtout en favorisant l’attractivité scolaire des établissements en zones prioritaires.
L’argument de Mme Vallaud-Belkacem est à la fois fragile et inévitable. Il est fragile, puisque l’enseignement public use bien de la contrainte, mais en imposant l’absence de mixité sociale aux élèves les moins favorisés ; quant à l’enseignement privé, il est surtout « libre » de contourner et de désactiver les politiques publiques visant la mixité. L’argument est cependant inévitable, et même tranchant, parce qu’un ministre ne peut laisser poindre une mesure qui toucherait à la « liberté » de l’enseignement privé. L’interdit pèse depuis 1984 : jusqu’à deux millions de personnes étaient descendus dans la rue pour défendre avec une ferveur presque religieuse cette « liberté » d’un enseignement qui, rappelons-le, est aussi catholique.
C’est avec humour que Thomas Piketty fait allusion à cette « sacro-sainte » liberté, à vrai dire ni sainte ni sacrée, puisque neuf familles sur dix inscrivent leurs enfants dans l’enseignement catholique par pure stratégie sociale. Insistons cependant. Le paradoxe de notre République laïque, la seule d’Europe à soutenir autant un enseignement confessionnel, se retourne : l’école catholique française est la seule à accueillir si largement un public sans confession. Le redoublement du paradoxe ne l’annule pas : la vocation laïque de la République en pâtit, celle de l’école catholique également ; l’une et l’autre convergent dans un effet sans vocation, encourager l’ « entre soi ».
Piketty ne veut ni ignorer ni relancer le débat sur la laïcité de l’enseignement, qui entraînerait ici la question de l’utilisation de critères religieux dans les statistiques scolaires. Il est par exemple difficile de savoir si la proportion des élèves boursiers émanant de familles musulmanes, qui ne pourrait être répartie que dans les collèges publics, entamerait l’efficacité du système de points qu’il propose. De son côté Mme Vallaud-Belkacem, interrogée sur la responsabilité de l’enseignement privé, ne la nie pas mais passe par celle de l’éducation nationale pour pointer celle de la politique urbaine. A l’interdit de 1984 s’ajoute sans doute une crainte qui date de l’été : le débat sur la laïcité a été tellement instrumentalisé que l’on hésite à alimenter quand on est vraiment laïc. C’est triste, c’est encore paradoxal, mais c’est ainsi
Alors pourquoi s’engouffrer maintenant dans la brèche qu’ouvre Piketty en parlant de cette « sacro-sainte » liberté ? Non pour se plaindre d’un manque de collèges musulmans ou d’un excès de collèges catholiques ; mais pour contrer ceux qui proclament que la France n’a de problème qu’avec la religion musulmane. Nous en avons un avec l’enseignement catholique, tellement sérieux et noué qu’on peut à peine y faire allusion.
Heureusement les solutions politiques proposées par les deux interlocuteurs du Monde peuvent desserrer indirectement ce noeud. Piketty propose d’accroître par le haut la mobilité des élèves défavorisés, Mme Vallaud-Belkacem entend faire revenir par le bas les élèves favorisés (les parents qui inscrivent leurs enfants dans un collège catholique se tourneraient avec le même pragmatisme vers un collège de secteur doté de moyens attractifs). Notons cependant que la mesure de l’économiste ne coûte rien, tandis que la politique de notre ministre demande de forts investissements ; et félicitons-nous que la volonté d’investir vienne plutôt du gouvernement.