On sait que la gauche s’est dotée non pas d’une, mais de deux chartes contre l’antisémitisme. L’une émane de « Place publique » et a été signée par le PC, les Verts, le PS, mais pas LFI. L’autre est celle de LFI (ou plutôt incluse en elle). Sur un sujet si important, il aurait été sans doute préférable que les partis du Front populaire s’entendent pour signer en même temps une vraie charte commune plutôt que d’entrer dans une compétition de primauté. Cela a ouvert la voie aux accusateurs de mauvaise foi répétant inlassablement que LFI n’avait pas signé la charte commune. De plus ces textes ont bien la même perspective : leur but est surtout de rappeler la loi et d’inclure des sanctions internes en cas de transgression. Celle de « Place publique » exige de « sanctionner immédiatement tout candidat ou élu proférant des propos antisémites ou des propos relativisant l’antisémitisme » ; celle de LFI exige que les candidats et élus s’engagent « à rejeter tous les propos, comportements et violences sexistes, racistes, antisémites, LGBTIphobes et toutes les discriminations », et le non-respect de cet engagement s’avère aussi un motif suffisant pour désinvestir un candidat, comme cela a été le cas pour Reda Belkadi. Reste alors le problème que nous entendons souligner.
Ces chartes n’expriment aucune position vis-à-vis des limites de la légitimité dans les propos concernant la situation en Israël Palestine. L’évitement de cette question qui, inévitablement, est aussi celle des propos sur le sionisme, fait manquer la possibilité, pourtant ouverte et pressante, d’affirmer deux principes intangibles : la liberté d’expression et les droits des Palestiniens. Sans mention de ces droits positifs, les chartes ne donnent pas aux candidats et aux élus un cadre de référence collectif et contraignant pour éviter l’accusation d’antisémitisme et délégitimer son instrumentalisation massive, injuste, opportuniste, indissociable de l’autoritarisme de droite et de la propagande des médias Bolloré. Par là même, elles ne répondent pas non plus assez aux préoccupations des électeurs. Bref elles ne soutiennent et ne protègent pas assez le débat politique lui-même, tant dans le cadre de la campagne que de la prochaine vie parlementaire et citoyenne.
Chartes d’un côté, programmes de l’autre : la limite d’un choix
Bien sûr, les programmes sont clairs. Celui du Nouveau Front Populaire comporte une rubrique nommée « « Agir pour un cessez-le feu immédiat à Gaza et pour une paix juste et durable » ; elle comprend comme objectif de « reconnaitre immédiatement l’État de Palestine aux côtés de l’État d’Israël sur la base des résolutions de l’ONU ». Le programme spécifique de LFI pour les Européennes était aussi de « reconnaître l’Etat de Palestine » et d’ « agir pour que les résolutions de l’ONU pour une solution à deux Etats vivant en paix et en sécurité » ; celui des Législatives de « construire avec les Etats et les sociétés concernées, sous l’égide de l’ONU, des solutions politiques partout où la paix n’est pas garantie (Proche-Orient, Moyen-Orient, Afrique sahélienne, Cachemire, Caucase, golfe Arabo-Persique, Corne de l’Afrique, etc.) ».
Il a été remarqué à juste titre que la politique étrangère est du ressort du Président de la République, encore plus clairement quand il s’agit de la reconnaissance d’un Etat : les futurs parlementaires ne pourront donc que revendiquer la reconnaissance de la Palestine et non la mettre en œuvre directement. Rappelons aussi que la position du gouvernement actuel, dans la tradition diplomatique française, est qu’il n’y a aucun tabou concernant cette reconnaissance, mais seulement (cela aussi est dans la tradition…) que le moment n’est pas opportun. Cette opportunité pourrait donc être au mieux, à l’avenir, l’objet du débat. Mais cela veut aussi dire qu’il y a déjà accord de principes du Président, de l’actuel ministère des affaires étrangères, et de la gauche sur la valeur principielle de cette reconnaissance ; or les chartes de gauche s’appuient pas sur ce point, et font même l’inverse.
En n’incluant pas cette ligne du programme dans les chartes, on fait comme s’il fallait à tout prix éviter que celles-ci n’entrassent dans le débat sur Israël et Palestine, donc également sur le sionisme, et on nuit aux aspects principiels de la position de Gauche dans ce domaine au lieu de les affirmer. Les chartes se trouvent d’abord en retrait non de la loi actuelle, mais de ce qui la sous-tend officiellement.
La loi et sa référence indirecte au droit de critiquer Israël
D’un côté, la loi condamne l’antisémitisme sans rien dire non plus sur la question d’Israël Palestine et celle du sionisme. Il en a résulté l’absence de cadrage du débat violent sur le dernier amendement de cette loi en mars 2024. Celui-ci avait pour but de renforcer les sanctions des propos et actes racistes et antisémites, surtout pour les propos tenus dans la presse ou d’une manière non-publique. Mais le débat entre RN et LFI a évidemment porté sur l’antisionisme. Meyer Habib, député explicitement proche du Likoud et de Netanyahou, a comme toujours exacerbé les tensions en identifiant antisémitisme, antisionisme et critique du sionisme, proposant sans surprise un amendement allant dans ce sens, qui heureusement a été rejeté (de peu).
Mais d’un autre côté la loi implique indirectement une définition de l’antisémitisme incluant la question de la critique de l’Etat d’Israël : elle est en effet complétée par la définition de travail de l’antisémitisme formulée par l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) formulée en 2016, approuvée en 2019 par l'Assemblée nationale et en 2021 par le Sénat : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte », est-il dit, avant qu’il soit précisé, à titre d’exemple : l’ « antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. »
Deux remarques s’imposent à ce stade. Premièrement, le fait que le débat sur Israël soit traité à titre d’« exemple » semble diminuer sa valeur principielle. Ce n’est pas le cas : ce statut d’exemple vise plutôt à ne pas essentialiser le lien entre judéité et sionisme, entre antisémitisme et antisionisme ; le débat sur ce point n’en repose pas moins sur d’autres principes : la liberté du droit d’expression incluse dans les Droits de l’homme, ou l’ensemble des Droits de l’homme eux-mêmes, évidemment en jeu dès qu’il est question des droits des Israéliens (juifs ou non) et des Palestiniens. Il a même été choisi de ne pas faire référence au sionisme, et de se concentrer sur la question de l’Etat d’Israël, ce qui nous mène à notre seconde remarque.
Deuxièmement donc, cette définition et son exemple espèrent se prononcer sur la question du sionisme sans en parler, en différenciant « institution communautaire » et Etat - donc institution politique. La position semble claire : ceux qui se reconnaissent comme juifs et qui s’instituent d’une manière ou d’une autre en communauté sont dans leur droit ; mais si cette institution prend la forme d’un Etat, celui-ci devient critiquable comme un autre. Le problème qui demeure alors, c’est que le sionisme est lui-même partagé entre l’affirmation que l’Etat juif est un Etat comme un autre, et qu’il est un Etat communautaire ; il faudrait aussi tenir compte de sionismes minoritaires, rebelles à la forme Etat, ou définissant la communauté juive par son universalisme, son exigence de justice, ou son hospitalité. Le texte établi par l’IHRA en 2016 pouvait sur ce point laisser un flou qui était aussi une marge de liberté dans la définition et la critique du sionisme ; seulement la Knesset s’est chargé elle-même de mettre une fin officielle à ce flou et à cette marge en 2018, en faisant d’Israël « l’Etat-nation du peuple juif ». Dès lors percevoir l’Etat d’Israël « comme une collectivité juive » n’est donc plus en soi de l’antisémitisme, puisque c’est ce qu’est officiellement cet Etat. Il reste antisémite d’affirmer que cet Etat est tel (ou devenu tel) parce qu’il est juif. Mais il n’est pas antisémite de critiquer cette loi fondamentale, donc de remettre en cause le fait que l’Etat d’Israël a, d’une manière démocratique, donc traduisant la position majoritaire de la société civile israélienne, fait glisser le sionisme vers un ethno-nationalisme restreignant la nationalité et la citoyenneté d’une manière contraire aux Droits de l’homme, ce qui a entraîné de nouvelles conséquences discriminatoires sur les citoyens d’Israël non-juifs et sur les Palestiniens des territoires occupés. Ce glissement vers l’ethno-nationalisme concerne dans notre période bien d’autres peuples et d’autres Etats, certains soutenant Israël et d’autres non ; c’est même une tendance générale, mondiale ; on est en droit de penser qu’il est inscrit structurellement dans la forme de l’Etat-nation ; quoi qu’il en soit, dans quelques jours, ce glissement pourrait aussi s’acter en France, au bénéfice d’un RN antisémite et raciste, et c’est bien ce qui inquiète tous les militants et électeurs du front républicain.
Le texte de l’IHRA devrait donc être revu et réactualisé. Elle ne fournit d’ailleurs, explicitement, qu’une définition « opérationnelle » et « non contraignante » : moins contraignante, par exemple, que la Déclaration universelle des droits de l’homme (contrainte absolue) et que la résolution de l’ONU sur la partition du territoire d’Israël Palestine, impliquant une solution à deux Etats (contrainte n’excluant pas une autre résolution qui rendrait légitime un Etat binational). En l’adoptant, comme l’a fait le Parlement français, on adopte donc aussi cet aspect non-contraignant, révisable, actualisable, même si modifier cette formulation d’un collectif de spécialistes ne peut être que du ressort d’un autre collectif de spécialistes. Nous finirons par cela. Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est que cette définition qui n'évite pas la question du sionisme et de l’antisionisme a le mérite d’exister, et passons donc au fait qu’ elle est déjà plus en phase que les actuelles chartes de gauche avec la manière de voir de l’électorat français.
Antisémitisme et antisionisme, vus par la population française
L’IFOP a de son côté mis en regard l’antisémitisme et la question du sionisme dans sa « radiographie de l’antisémitisme » publiée en avril 2024, et ainsi dévoilé des résultats impressionnants sur le lien entre l’un et l’autre dans l’esprit des Français.
Premièrement les références à l’antisémitisme et l’antisionisme ont explosé dans la presse et les réseaux sociaux après le 7 octobre 2023, et pour 86% des Français, on parle à une juste mesure ou pas assez de ce problème (seulement 14% pensent qu’on en parle trop). 92% des Français juifs et 76% des français estiment que l’antisémitisme est un phénomène répandu en France, soit 10 points de plus qu’il y a deux ans ; plus encore estiment qu’il a augmenté ces dix dernières années.
Deuxièmement, dans des réponses non-exclusives, pour 73% des Français juifs et 57% des Français, les causes de l’antisémitisme sont aujourd’hui « la haine ou le rejet d’Israël », pour 56% et 47% « les idées islamistes » ; les autres causes (« les idées d’extrême gauche », « le complotisme », « les idées d’extrême droite ») passent largement après : l’antisionisme (même s’il n’intervient que comme composante des « idées islamistes ») est donc majoritairement considéré comme un marqueur fort de l’antisémitisme.
Troisièmement, sur les réseaux sociaux, les propos antisémites ont doublé entre le 7 octobre et la fin du mois de novembre avant de retrouver à peu près leur niveau antérieur, tandis que les propos antisionistes, déjà légèrement supérieurs, ont décuplé dans la même période et se sont stabilisés depuis à ce niveau. En contrepartie 73% des Français juifs estiment que leurs convictions sionistes se sont renforcées depuis le 7 octobre.
Inclure la question du sionisme dans les Chartes : une tâche facile avec la Déclaration de Jérusalem contre l’antisémitisme.
Les chartes devraient répondre à un double objectif : renforcer la lutte contre l’antisémitisme et préserver la liberté du débat public sur la relation entre Israël et territoires palestiniens, Juifs israéliens et Palestiniens (d’Israël ou des territoires occupés). Or ce double objectif, c’est déjà explicitement celui de la « Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme », élaborée par des Universitaires spécialistes de la question, ou de la région (son histoire, sa géographie, sa politique etc.), avec l’aide de juristes et de représentants de la société civile locale, et publiée le 25 mars 2024. Cette déclaration, que nous allons citer sous forme d’extraits sans modification, réactualise aussi explicitement le texte de l’IHRA et fait référence tout aussi explicitement au sionisme ; il fournit donc précisément ce qui manque aux « chartes » du NFP :
- une définition de l’antisémitisme : « On appelle antisémitisme la discrimination, les préjugés, l’hostilité ou la violence envers les juifs, en tant que juifs (ou contre les institutions juives, en tant qu’elles sont juives). » [Donc, commentons, il est possible de les critiquer dans leur manière de se présenter elles-mêmes officiellement comme juives]. « L’antisémitisme peut être direct ou indirect, explicite ou codé. »
- Des exemples qui relèvent de l’antisémitisme : « Appliquer les symboles, les images et les stéréotypes négatifs de l’antisémitisme classique à l’État d’Israël. Tenir les juifs collectivement responsables de la conduite d’Israël ou traiter les juifs, simplement parce qu’ils sont juifs, comme des agents d’Israël. Exiger des gens, parce qu’ils sont juifs, qu’ils condamnent publiquement Israël ou le sionisme (par exemple, lors d’une réunion politique). Faire l’hypothèse que les juifs citoyens d’autres pays sont plus loyaux vis-à-vis d’Israël que de leur propre pays, uniquement parce qu’ils sont juifs. Refuser le droit des juifs de l’État d’Israël à exister et à s’épanouir, collectivement et individuellement, en tant que juifs, conformément au principe d’égalité. »
- Des exemples qui ne relèvent pas de l’antisémitisme, mais bien plutôt de principes fondamentaux affirmés par le droit international, tant du point de vue de la liberté d’expression et que des autres droits : « Soutenir l’exigence de justice du peuple palestinien et sa recherche de l’obtention de l’intégralité de ses droits politiques, nationaux, civiques et humains, en conformité avec le droit international. Critiquer le sionisme ou s’y opposer, en tant que forme de nationalisme, ou plaider pour la mise en place de différents types de solutions constitutionnelles, pour les juifs et pour les Palestiniens, dans la région située entre le Jourdain et la Méditerranée. Critiquer Israël en tant qu’État, en s’appuyant sur des faits ; cette critique peut notamment porter sur les institutions nationales de ce pays et sur ses principes fondateurs. Il n’y a nulle nécessité qu’un discours politique soit mesuré, proportionné, modéré ou raisonnable, pour être protégé en vertu de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, ou de tout autre texte relatif aux droits de la personne. »
Tout n’est-il pas plus clair ainsi ? La Déclaration de Jérusalem, comme résultat récent d’une intelligence collective internationale, est l’exemple type de ce qui pourrait enrichir les chartes de gauche, les relier au programme du NFP donc à l’action, cadrer les propos et les actions légitimes de ses candidats et de ses élus, rejeter comme indigne l’instrumentalisation de l’accusation d’antisémitisme à leur égard. Les militants et électeurs de gauche, ceux qui défendent les droits des Palestiniens et tous les autres, seraient soutenus et protégés de la même manière.