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Billet de blog 7 juin 2024

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Israël -Palestine: Les possibilités de la paix sur "Philosopher au présent"

Cette série sur Youtube qui commence aujourd'hui réunit des philosophes, des historien.ne.s, des sociologues, des écrivains et des poètes, des militant.e.s, israéliens, palestiniens, ou d’ailleurs. Elle vise à penser ou imaginer la paix entre Israéliens et Palestiniens, à relever, fouiller ses possibilités, à les confronter aussi sans naïveté à la réalité et la durée du conflit et de la guerre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'introduction (première partie) de cette série est publiée. Elle sera suivie d'une double ouverture d'Omer Bartov et Selim Nassib, puis les interventions se succèderont de juin à septembre

Une guerre sans solution ?

Spécifique et prise dans des processus globaux, comme je tente de le montrer dans la première vidéo, la guerre entre Israéliens et palestiniens serait-elle sans solution ? De fait, il est bien propre aux nouvelles guerres d’être à la fois longues et résurgentes, de mener à des agressions réciproques sans fin, d’alimenter la haine identitaire, donc aussi les intentions et les actes génocidaires. A cette intention génocidaire visant d’une manière criminelle la paix par anéantissement de l’ennemi, qu’il soit tué ou déplacé, s’ajoute une autre intention bien plus constante, qui est de maintenir la guerre simplement par intérêt : plus la guerre dure, et plus augmente* le nombre de groupes, d’institutions, d’entreprises, de personnalités politiques également, qui vivent de la guerre, en tirent des profits, en font la base du maintien de leur propre position économique ou politique ; les puissances étrangères impliquées dans la guerre peuvent aussi avoir avantage à sa continuation, pour des raisons géopolitiques et économiques parmi lesquels la vente d’armement.

            Il semble alors que la particularité de la situation en Israël-Palestine ne vienne que renforcer cette continuation de la guerre. Si l’on estime que Juifs et Palestiniens forment deux peuples irréconciliables revendiquant la même terre pour des raisons à la fois légitimes et exacerbées par la logique identitaire, on peut ainsi en venir à la conclusion que le problème n’a tout simplement pas de solution, ou qu’il n’en a plus depuis la Shoah et la Nakba. Cette perspective n’est ni raciste, ni civilisationnelle, elle est simplement désespérée, quasiment nihiliste.

La recherche des signaux pour (de) la paix

            On pourrait cependant dire, avec Walter Benjamin, que l’espoir a été crée pour les désespérés. Mais pas seulement : le plus important est que dans le champ social, politique, géopolitique, l’absence d’issue n’existe pas. De même que les événements catastrophiques ne surgissent pas de rien mais restent imprévisibles, restent toujours possibles des événements qui évitent la catastrophe, qui dégagent une voie vers la paix. L’émergence d’une possibilité est comme sa réalisation : elle n’est pas entièrement prévisible, elle fait événement. Ce que l’on peut alors faire de mieux dans tel présent, le nôtre en l’occurrence, c’est de tenter de dégager des indices, des signaux, qu’ils viennent des acteurs et des forces politiques en présence, de l’évolution de la société en Israël-Palestine, ou de la situation présente elle-même, qui indique cette ou plutôt ces possibilités de la paix, et qui incitent à s’engager pour les faire émerger plus rapidement. Sans pouvoir prévoir ce que diront les intervenants de cette série, je pense qu’un bon nombre seront à la recherche de ces signaux, mais ce qui est sûr c’est qu’ils enrichiront notre compréhension de la situation et nous donneront des repères, bien plus fiables que ceux auxquels s’accrochent les discours gouvernementaux, pour mieux nous situer nous-mêmes vis-à-vis d’elle. Je finirais cette introduction en essayant de dégager quelques-uns de ces signaux, tout en laissant libre tous les intervenants et intervenantes de cette série de voir les mêmes, d’en voir d’autres, ou d’approcher différemment la question des possibilités de la paix en Israël-Palestine.  

Les illusions de la paix armée

            On peut se demander d’abord si les signaux sont à trouver du côté du rééquilibrage des forces en présence. Il appartient à ce qui se nomme réalisme politique d’estimer que la paix n’est établie que dans la mesure où les ennemis n’ont plus d’avantage à se battre, qu’ils courent trop de risques en continuant le conflit. C’était déjà la perspective de Ben Gourion, au moment où il a joué le premier rôle dans l’auto-proclamation de l’Etat d’Israël et dans le renforcement de sa présence régionale. Ben Gourion pensait qu’un Etat fort et circonscrit, voué à défendre ses frontières déterminées par le plan de partage de la Palestine, donc sans aucune volonté expansionniste, obligeraient les pays arabes environnant à admettre sa présence. Il visait une paix par dissuasion, une paix armée, confirmée par l’issue de la guerre de 1947-48.

Le risque énorme de cette politique, clairement signalée à l’époque y compris par des Juifs sionistes comme Martin Buber, était de faire d’Israël un Etat entièrement militarisé, et donc en fait voué à la guerre. Et cela d’autant plus que l’équilibre des forces entre Israël et les pays arabes impliquait un déséquilibre immense des forces entre Israël et la population palestinienne, voire un éventuel Etat palestinien.

Or les pronostics pessimistes concernant cette paix armée se sont réalisés. Israël est devenu un pays où l’armée et les services secrets ont un poids politique et économique considérables. Le tournant néo-libéral devait officiellement permettre à Israël de s’écarter de l’économie de guerre pour devenir une start-up nation pacifique. Mais le néolibéralisme et la militarisation ne sont pas deux opposés, ils se renforcent bien plutôt mutuellement. Et de fait Israël est devenue une start up nation dans le domaine militaire et dans celui de la sécurisation militarisée de la société, spécialisée dans la vente de technologies testées sur place, qu’il s’agisse de logiciels d’espionnage et de contre-espionnage, de systèmes de surveillance électronique et de reconnaissance faciale, d’armes anti-drones, de gestion des bombardements par l’Intelligence artificielle, cette dernière étant mise à l’épreuve d’une manière aussi démonstrative que catastrophique dans la guerre actuelle contre le Hamas et dans la bande de Gaza.

Cette paix armée reposait aussi sur la capacité d’Israël à s’appuyer sur les anciennes puissances coloniales de la région et sur les Etats-Unis : cela l’a amené à se présenter et à s’affirmer comme la tête de pont de l’Occident au Moyen-Orient, et a donc renforcé son statut d’Etat colonial vis-à-vis des Palestiniens tout en nuisant à sa propre indépendance.

Il s’avère donc que la paix militarisée est auto-immune, au sens politique que Derrida a donné à ce terme : elle renforce des systèmes de protection qui finissent par se retourner contre elles et la rendent vulnérable. Parmi ces systèmes, le plus révélateur est le mur : cette structure à la fois archaïque et technologique, parce qu’elle est truffée de caméras de surveillance, se présente comme le moyen ultime de protection contre l’ennemi, et c’est ainsi que nombre de murs ont été construits autour et dans les territoires occupés, dont celui qui confine la population de Gaza depuis une décennie. Mais le mur, comme l’avait noté Wendy Brown dans un ouvrage qu’elle lui a consacré, est aussi toujours le signe d’un affaiblissement de la souveraineté, incapable de s’affirmer autrement qu’en se murant elle-même, et cela alors même que tous les murs restent franchissables, et ne protègent de rien, comme l’a suffisamment montré l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023.  Les signaux de la paix ne sont donc sans doute pas à chercher du côté de la paix armée et murée.                                         

Signaux dans le champ du droit international

            Les signaux peuvent alors être trouvés dans un champ qui organisent autrement les forces en présence, tout en les soumettant à ce qui dépasse la force, à savoir le droit. Autrement dit, ils sont à trouver du côté du droit international, que le réalisme politique de la paix armée considérait d’ailleurs à l’origine, donc chez Ben Gourion, comme essentiel. Le propre du droit est de viser la paix, y compris en condamnant la guerre quand elle ne vise pas la paix mais la destruction génocidaire de l’ennemi. Il vise donc autant des accords de paix que des sanctions envers les criminels de guerre ou de génocide. Et par là même, il enquête sur les intentions et les actes et il les juge, rompant la succession des attaques et des contre-attaques en les examinant séparément. Ainsi, la "Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide" de 1948 interdit toute justification d’une intention génocidaire, y compris comme réponse à une intention équivalente du côté des ennemis : elle juge seulement de l’effectivité de cette intention et des actes qui lui correspondent. Elle saisit donc aussi les événements comme événements, par exemple le 7 octobre en lui-même et l’actuelle guerre contre le Hamas en elle-même, et non comme simples effets dans une série d’enchaînements inévitables. Le droit en général empêche ainsi l’absolutisation des événements et avec elle celle des positions, et lui substitue une exigence de proportion, exigeant qu’une réponse armée soit proportionnelle à l’agression, de façon à rétablir les conditions de la paix.  

Mais le droit international, bien qu’il soit inflexible et contraignant avant tout pour ses signataires, obligés de se conformer à ses décisions et de les appliquer,  reste fragile, pour deux raisons : l’une a déjà été soulignée ici, et se trouve dans ces nouvelles guerres identitaires qui s’exemptent par définition de ce droit tout en affirmant qu’il est entièrement au service de l’ennemi. C’est ainsi que le droit international peut être accusé d’un côté de servir le colonialisme israélien, de l’autre d’être antisémite. L’autre raison est que le droit n’a que la force des puissances qui sont censés s’y soumettre, et que celles-ci ont aussi toujours des intérêts plus immédiats, pour des motifs de politique interne ou externe. Ces puissances se répandent alors en déclarations indignées qui sont censées se substituer aux actes, et se rendent coupables vis-à-vis du droit de passivité, donc de complicité avec la continuation de la guerre. Ces deux raisons, auxquelles il faut encore ajouter la manière qu’a le néolibéralisme de miner le droit, concourent donc à un affaiblissement des normes et des institutions internationales que tout le monde constate.

Mais c’est là que l’opinion internationale a un rôle essentiel à jouer, cela aussi parce que parmi les puissances aptes à faire appliquer le droit, se trouve des démocraties directement sensibles à l’état de l’opinion. Ainsi manifester et lutter au nom de l’application du droit international est ici une tâche essentielle, urgente, et surtout foncièrement incontestable ; et ne suppose pas que l’on considère l’état actuel du droit comme définitif ; autrement dit, elle peut très bien s’accompagner d’une réflexion constante sur l’avenir du droit, sur les nouvelles mesures à prendre pour que le droit lui-même se dégage autant que possible de ce qu’il reste en lui de partialité, ainsi que pour rendre la paix possible et la consolider.        

Signaux dans le champ institutionnel – Un Etat, deux Etatsune confédération

Les signaux sont donc aussi à rechercher du côté de l’émergence, ou de la réémergence, d’une solution politique, institutionnelle, permettant la coexistence des Israéliens et Palestiniens, une solution qui doit être à la fois soutenue par les concernés et par les puissances garantes du droit international, celles qui sont indirectement engagées sur place et les autres.

C’est ici qu’entre en jeu la fameuse alternative d’une solution à deux Etats ou d’un Etat binational. Il ne fait pas de doute que parmi les futurs participants, certains verront une solution plus plausible et plus solide que l’autre, et que certains prendront leur distance vis-à-vis de ces deux solutions, qui semblent plus que compromises actuellement. Je ne ferai que souligner un courant de pensée, que d’autres participants continueront vraisemblablement, à leur manière, partant de l’idée que l’histoire et la situation en Israël-Palestine obligent à modifier la forme-Etat, à inventer une ou plusieurs nouvelles formes politiques, peut-être une nouvelle forme de confédération, et que cette obligation d’inventer est une chance, à la fois pour la région et pour le monde. Israël et Palestine, qu’il s’agisse d’un lieu ou de deux lieux, ont ainsi le privilège de faire partie des lieux d’émergence possible d’une politique nouvelle, et méritent aussi le plus grand intérêt pour cette raison.

Signaux dans le champ de la société civile

            Israël et Palestine font alors aussi partie des lieux où il devient évident que la coexistence entre les peuples n’est pas qu’une question d’institutions et ne trouve donc pas seulement sa réponse en termes d’Etats et de gouvernement. Malgré la focalisation de la presse internationale sur les décisions des chefs d’Etats, ce n’est pas d’elles qu’il faut attendre quelque chose de vraiment nouveau, de vraiment inventif. Comme le notait déjà Mary Kaldor, les nouvelles guerres émergent elles-mêmes d’une transformation de la société civile, certains de ses composants en venant à considérer leur coexistence comme impossible. Réciproquement, et elle le souligne également, leur coexistence peut redevenir possible, dans une forme nouvelle. C’est aussi un grand apport de la pensée contemporaine de souligner que la colonisation modifie tous les esprits, ceux des colonisés comme ceux des colonisateurs, et que les traits de colonisation en Israël-Palestine, par exemple la manière dont s’enseigne l’histoire en particulier en Israël, impliquent bien un véritable projet de décolonisation, qui passe par la transformation d’une vision de soi et de l’autre, comme de l’histoire de la région. Il est bien trop facile de cibler un décolonialisme qui serait par définition anti-occidental, antisémite ou antisioniste. La pensée décoloniale, quand elle est vraiment une pensée, consiste bien plutôt à s’ouvrir à une situation complexe où le passé colonial a joué un rôle majeur, sans être le seul facteur, donc à essayer aussi de se tenir en retrait de ce passé ou en avance par rapport à lui. En ce sens la décolonisation commence toujours par soi-même ou nous-mêmes, et se déploie en actes concrets. Elle consiste à faire de l’histoire et de la géographie autrement, de l’archéologie, de l’architecture et de l’urbanisme autrement, et, particulièrement sur place, à enseigner autrement, à favoriser le bilinguisme hébreu-arabe, à multiplier les relations éducatives, professionnelles, urbaines, rurales, sociales où ils sont dans une situation d’égalité, à rétablir aussi l’égalité dans le droit local. Voilà les éléments rapidement esquissés, et à titre d’exemples, de reconstitution progressive de la société civile, qui relèvent à la fois de la politique, du militantisme associatif, du travail intellectuel, et de la dynamique sociale elle-même, à l’échelle quotidienne, que personne ne peut jamais entièrement diriger et contrôler.  Certains se vouent déjà à ces tâches, et en parleront, les intervenants complèteront ou modifieront aussi sans doute cette liste de ce qui est en cours et pourrait être fait.

Présentation du programme

Peut-être que la paix en Israël-Palestine n’a jamais été aussi éloignée, mais il est tout aussi vrai, et confirmé historiquement, que les situations de crise et de guerre impliquent le rappel actif de possibilités perdues ou l’émergence de possibilités nouvelles. Ce qu’il faut alors, comme n’a cessé de le dire pendant toute sa vie le philosophe Martin Buber, c’est se donner une direction et la retrouver, une direction vers la paix. Cette direction est d’abord ce qui permet de refuser des moyens d’obtenir la paix qui contredisent leur finalité, telle la violence disproportionnée, le surarmement, la discrimination ; c’est ensuite ce qui permet de reconnaître des signaux de paix, telle la reconnaissance conjointe de la Palestine par l’Espagne, l’Irlande et la Norvège en mai 2024. Il est faux de dire que cette reconnaissance n’est que symbolique, car ce qui va vers la paix n’est jamais que symbolique, et on se demande bien pourquoi la France ne juge pas le moment opportun pour elle aussi reconnaître la Palestine. La direction vers la paix est aussi ce qui permet de donner à l’exigence de justice un contenu, voire un plan. Car le pire, en cas de guerre, après la planification génocidaire, et de ne pas avoir de plan, de ne pas concevoir d’issue : et de fait, c’est bien cette absence de plan qui caractérise la politique du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, héritier d’une tendance nationaliste dure issue de Jabotinsky mais aussi politicien opportuniste, chez qui l’objectif de conserver le pouvoir en s’appuyant sur la partie la plus nationaliste de la population israélienne et en se conciliant la droite extrême est passé avant tous les autres. La direction vers la paix implique donc des plans, conçus par les Etats mais aussi par les populations, qui gardent un droit de critique et d’invention. On peut dire que certains plans sont utopiques, seulement l’utopie est toujours ce qui donne une direction pour des actions réelles, et tous les plans oscillent toujours entre l’utopie et le réel.    

            Cette série entend donc rejoindre et soutenir à sa mesure les mouvements, minoritaires certes, mais bien présents, qui étudient, suivent, mettent à l’épreuve également cette direction vers la paix, qui l’ajustent, l’appréhende sous tous ses différents aspects, historiques, politiques, juridiques, sociaux, en tenant compte de différentes perspectives, locales et internationales. Comme le montrent déjà l’un de ces mouvements, A Land for all, dont certains membres fondateurs seront accueillis ici, seules des voix et des personnalités multiples peuvent avancer dans cette tâche ; ce sont donc maintenant ces personnes et ces voix que diffusera cette série, qu’elles prennent la voie de l’argumentation, du témoignage militant, de la littérature ou de la poésie. Et cela dit je peux laisser la parole à Omer Bartov et Selim Nassib, qui vont ouvrir la suite d’interventions qui seront diffusées de juin à septembre, peut-être au-delà. 

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