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Billet de blog 16 novembre 2025

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"Les Palestiniens sous mandat"

Voici le résumé du second panel du colloque "La Palestine et l'Europe, poids du passé et dynamiques contemporaines" des 13 et 14 novembre 2025 (Collège de France - CAREP, Paris); ce texte fait suite aux résumés sur ce blog des conférences d'ouverture et du panel 1.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Source : chaîne YT Carep Paris 

Modération de Jihane Sfeir, Université libre de Bruxelles

Si ses velléités d’occupation sont anciennes, l’Angleterre n’intervient directement dans l’occupation de la Palestine qu’à partir de la Première Guerre mondiale. Ce panel revient sur l’époque où les Britanniques étaient « aux affaires » en Palestine et interroge la convergence d’intérêts entre l’impérialisme britannique et le mouvement sioniste. À partir de plusieurs lieux d’enquête – la Terre, les ressources, les populations, la coercition – il met en exergue le rôle concret des Britanniques dans la dépossession progressive des Palestiniens.

Michael R. Fischbach, Randolph-Macon College : Comment le gouvernement britannique a facilité l’immigration juive et les achats de terres en Palestine ? (3:39:00 - 3:59:59)

Le gouvernement britannique a facilité l’immigration en Palestine et l’achat de terres en ligne avec la Déclaration Balfour (1917), en coordination avec les organisations sionistes. La population juive locale est passée de 20 000 habitants à 630 000 quelques années plus tard. 74% de cet accroissement a été dû à l’immigration. A début du mandat britannique les Juifs possèdent 650 000 donums de terre, ce chiffre est passé à 1 624 000 en 1947. C’est le cadre de cette présentation.

Dans la période britannique : après la Déclaration Balfour, une loi d’ordonnance d’immigration est votée en 1920. Robert Samuel met en place un département de l’immigration en 1921. Le gouvernement publie le « livre blanc » de 1922 : l’installation des Juifs y est présentée comme un droit historique, en convergence avec le projet sioniste fondé sur l’achat de terre. A la fin des années 1930, le gouvernement anglais décide de restreindre l’immigration : il met un terme au soutien officiel au projet sioniste, l’immigration continue cependant d’une manière illégale. Après l’holocauste, en 1946, une commission américaine estime que c’est la seule solution pour les réfugiés Juifs : « nous ne connaissons pas d’autres pays où une majorité de Juifs puissent se rendre dans un avenir immédiat autre que la Palestine ». En 1947, la population juive a été décuplée par rapport à 1918.

Le gouvernement britannique a facilité l’achat de terres dès 1918. Une commission cadastrale est mise en place, puis une loi qui permet de transférer les terres et de reconnaître leur achat. Une cartographie de la Palestine a été créée en 1920 : les zones le long de la côte et les vallées fertiles représentent le plan de partition pour le futur État juif. C’est une zone de plaine, donc facile à cartographier. A la fin du mandat britannique, il apparaît que les plus grands acquéreurs de terre sont de grands groupes : l’Alliance israélite universelle, l’Association de colonisation de la Palestine entre autres. Les Palestiniens vendaient leurs terres aux Britanniques. L’idée que ce sont des petits paysans palestiniens qui ont vendu des terres à de petits paysans juifs est contredite par 90% des ventes.   

Le gouvernement britannique a donc donné un cadre à l’immigration et à l’achat des terres. Il a créé les conditions de la situation de 1947, une guerre qui a fait que les forces israéliennes contrôlaient 77% de la Palestine, territoire qui est devenu celui de l’État reconnu par l’ONU. 80% des Palestiniens qui vivaient dans cette zone ont fui ou ont été expulsé. En 1948, leur retour a été empêché par le gouvernement israélien. La guerre de 1948 s’est à nouveau soldé par une confiscation de terre par le fonds national de l’État juif. En 2013 ces terres représentent 27 milliards de dollars. C’est bien là le résultat ultime de la politique britannique en Palestine.  

Elisabeth Davin-Mortier, École polytechnique de Lausanne : Penser la Palestine sous mandat à partir des techniques et des ressources : l’exemple du contrôle de l’eau (3:59:59 – 4:24:9)

L’histoire du contrôle de l’eau en Palestine révèle tout un pan de l’histoire du mandat britannique, et montre les rapports de force entre les administrateurs britannique, la population arabe et le Yishouv. La définition des ressources en eau évolue en fonction du rôle politique et économique que les acteurs confèrent au mandat britannique. Les usages de l’eau agricoles et domestiques s’intensifient pendant le mandat, ils deviennent un enjeu central.

Rappelons les caractéristiques hydrologiques de la Palestine : le climat est composé d’une saison sèche et d’une saison humide ; de grandes disparités climatiques et hydrographiques existent entre la plaine côtière favorable à l’irrigation, les parties montagneuses dont les cultures s’appuient sur la pluie, les plaines de l’arrière-pays sensibles aux inondations, les vallées marécageuses au Nord du pays et les zones désertiques. Le territoire est traversé par des cours d’eau ; les lacs sont des apports en eau importants.

De 1917 à 1920, l’eau est un enjeu militaire et sanitaire. Elle est importante pour la campagne de Palestine (des Anglais contre l’Empire ottoman), c’est une ressource dans un environnement désertique mais aussi un danger quand elle stagne et favorise la malaria. Le génie britannique installe un équipement complexe pour gérer cette ressource. À partir de 1920, l’administration britannique a pour priorité le cadastre et non la gestion de l’eau. Le droit ottoman est simplement repris pour l’usage de l’eau. Il faut attendre 1926 pour qu’un officier de l’irrigation soit nommé par le Colonial Office. Il s’agit de développer les cultures irriguées, en particulier pour les orangers de Jaffa. Les ressources en eau sont encore perçues comme abondantes.

A la fin des années 20 la situation bascule : des craintes émergent sur la qualité et la quantité de l’eau, sur l’abaissement de la nappe phréatique de la plaine côtière. Sheperd, officier de l’irrigation se fait l’écho des inquiétudes des agriculteurs. La dépense d’eau est due à l’agriculture arabe et juive. La pression sur la nappe phréatique s’explique aussi par la pression de la consommation d’eau souterraine par Tel Aviv.

Ainsi de la fin des années 20 aux années 30, les ressources en eau deviennent un enjeu politique : L’immigration (la 5e Alyah) bouleverse la société et l’agriculture irriguée s’intensifient. L’administration britannique doit assumer cette question. Après les heurts de 1929, la mission d’enquête britannique dirigée par Shaw conclut que les transferts fonciers aux Juifs et l’immigration sont les deux principales sources de violences. Les possibilités de développement pour accueillir les immigrants sans peser sur la population arabe deviennent une question majeure, et l’eau devient clairement un enjeu politique. Les organisations sionistes entendent montrer que les techniques et les investissements permettent d’augmenter les capacités d’accueil de la Palestine, mais le rapport Shaw montre que ce n’est pas la quantité de terre qui est primordiale, c’est la ressource en eau, et qu’elle est limitée dans cette zone. En 1930, une commission engage l’administration à mieux encadrer l’irrigation. L’eau devient la clef de la programmation agricole et économique. En 1933, une enquête vise à estimer précisément les ressources en eau dans les espaces considérés comme cultivables. Or la catégorie de terres cultivables fait débat : il faudrait prospecter aussi dans les terres dites non cultivables… Et en 1936, les britanniques ont évalué la moitié des ressources dans les « terres cultivables », et confie la suite aux propriétaires privés de puits qui devront faire enregistrer leurs ressources par les autorités. En fait, la priorité a ainsi été donnée à la plaine à partir de Jaffa, donc au territoire cultivé majoritairement par la communauté juive : les ressources de la plupart des zones montagneuses n’ont jamais été recensées. Les organisations sionistes et l’Université hébraïque se soucient aussi directement de l’hydrographie et des ressources en eau pour l’agriculture. Beaucoup des données du mandat britannique des années 40 sont issues des organisations sionistes. Le contrôle juridique est le second volet de la politique mandataire concernant le contrôle de l’eau : des ordonnances doivent remplacer le droit ottoman, mais c’est un échec législatif, politique et environnemental : à la fin du mandat britannique en 1947, celui-ci n’a produit aucune législation d’envergure. Il n’y a pas dans le droit civil ottoman de contrôle de l’usage des eaux souterraines, et le programme anglais, associé aux sionistes (les représentants arabes sont minoritaires et ne participent pas) est déséquilibré ; les textes juridiques rédigés dans les années 30 se heurtent à la résistance des sionistes qui ne veulent pas de limites de l’irrigation et les Arabes craignent de perdre leur droit coutumier. Une nouvelle mouture est proposée à 1933, 35… Mais c’est toujours un échec, au rythme des tensions entre Arabes et Juifs.

Pendant les années 40 et celles de guerre, se déroule une intense réflexion sur les ressources en eau. Un commissaire des eaux est mis en poste en 1940. L’eau et les ressources agricoles sont un enjeu majeur de l’effort de guerre. Les Anglais réussissent à contrôler l’eau en Inde, en Australie, au Kenya, mais pas en Palestine en raison de l’opposition sioniste et arabe, et en 1948 c’est encore le droit ottoman qui sert de base à l’usage de l’eau. Cela est aussi dû aux Britanniques eux-mêmes, qui n’ont pas procédé par concertations : les dispositions sont donc en décalage par rapport aux structures très développées de gestion de l’eau (drainage, irrigation) par les compagnies des eaux sionistes. Les organisations sionistes visent, en conformité avec la conférence de Biltmore (1942), à organiser les infrastructures d’un futur État juif. Elles lancent des plans d’aménagements hydrauliques très ambitieux, concernant toutes les terres, même les plus arides. Ainsi naissent ce que l’intervenante a appelé dans ses travaux des « utopies hydro-politiques » : des plans d’aménagements monumentaux, impliquant les cours d’eau de la Palestine, de la Syrie, du Liban, sont détournés pour irriguer et produire de l’électricité. Il s’agit par exemple de transformer le Néguev. L’aqueduc national d’Israël de 1954 se situe encore dans cette lignée. L’exposé se conclut sur cette importance de la gestion des ressources dans l’histoire du mandat.

Abdel Razzaq Takriti, Rice University : Cadrer la Palestine : logiques et pratiques coloniales (4 :25 :30 – 4 :49 :38)

Au cours des dernières années, les Universités de Gaza ont été détruites ; l’enseignement continue en ligne. Les universitaires constituent une communauté. L’interdiction du colloque au Collège de France ne reflète pas le droit des citoyens européens. Cela est lié à l’avenir de l’enseignement dans le monde, et en Palestine. L’intervenant entend se pencher sur la logique qui rend de tels événements possibles.

L’intervenant part d’une déclaration lancée en février 2021 par l’American Historical Association ; elle décrit l’invasion de l’Ukraine comme un acte brutal, reposant sur une relecture de l’histoire par le gouvernement russe ; elle apporte son soutien à l’Ukraine ; donc elle soutient la résistance armée, sans appeler à des négociations de paix. Cela n’a pas amené de grands débats entre historiens. Ce thème de l’abus de l’histoire par des États nous renvoie au génocide de Gaza. Parmi les 11 000 membres de l’American Historical Association certains ont souhaité le vote d’une résolution dénonçant un scolasticide, mais son conseil en a décidé autrement.

Un mouvement spirituel a soutenu l’installation des Juifs en Palestine ; une autre dimension fait que le conflit avec les Palestiniens apparaissait comme civilisationnel. La déclaration Balfour a directement soutenu l’acquisition des terres par les Juifs immigrés. Churchill a utilisé des analogies bestiales : il a parlé des Palestiniens comme de chiens devant une gamelle. Ce conflit a été présenté comme celui entre le XXe s. et le Moyen-âge. Le sionisme a pris la figure d’une solution utopique à la question juive après l’holocauste. Déjà pour Balfour le pays refuge des Juifs en Palestine permettait de régler le « problème » européen juif. Pendant son mandat, la Grande Bretagne devait équilibrer des perspectives opposées. Mais sa politique restait orientée vers le soutien aux colonies ; l’opposition au sionisme a été vu comme le résultat d’un malentendu historique mais Jabotinsky a rejetté cette perspective : il n’y a pas d’accord possible entre Juifs et Palestiniens, il n’y a pas d’exemple de colonisation accomplie avec l’accord des Indigènes.

Il n’y a pas d’équivalence entre les crimes de l’antisémitisme européen et les attaques des Palestiniens. Pour conclure, Gandhi a regretté que la résistance arabe ne fût pas non violente, mais a aussi insisté sur le fait que rien ne permettait de juger mauvaise cette résistance et la volonté d’autodétermination.

Discussion (4:50:16 – 4 :59 :23)

Une question sur l’achat des terres : peut-on avoir des précisions sur leur classification ?

Elisabeth Davin-Mortier : le droit ottoman est en fonction. Les juges britanniques l’interprètent à leur manière. Le statut des terres n’est pas central dans les années 30, où l’on se focalise sur l’idée de terre cultivable ; c’est la question des techniques qui devient prédominante.

Michael R. Fischbach : les Ottomans ont mis en place une loi foncière en 1848 ; ils ont créé cinq catégories foncières : les terres destinées aux villages, les terres de dotation religieuse (désertique), etc. Les Britanniques ont hérité de ce système, et ont voulu développer l’agriculture. On assiste à un mariage entre la loi foncière ottomane et le développement. Cependant la logique du mandat était le transfert des terres des Arabes palestiniens aux Juifs palestiniens.

A suivre (panels suivants) sur le même blog.

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