Jerome LEBRE (avatar)

Jerome LEBRE

Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie

Abonné·e de Mediapart

44 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 novembre 2025

Jerome LEBRE (avatar)

Jerome LEBRE

Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie

Abonné·e de Mediapart

"Passé colonial, poids de l’histoire et mobilisations pour la Palestine"

Voici le résumé du cinquième panel du colloque "La Palestine et l'Europe, poids du passé et dynamiques contemporaines" des 13 et 14 novembre 2025 (Collège de France - CAREP, Paris); ce texte fait suite aux résumés sur ce blog des conférences d'ouverture et des quatre premiers panels.

Jerome LEBRE (avatar)

Jerome LEBRE

Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Source : chaîne du CAREP

Modération de Véronique Bontemps, EHESS

Le génocide des Juifs d’Europe est souvent mobilisé pour expliquer le soutien des pays européens à Israël. Tout en questionnant l’importance de ce facteur et en le mettant en perspective avec le passé colonial européen, nous interrogerons l’importance de l’appui exponentiel à la Palestine au sein des sociétés, dans la formulation des politiques étrangères européennes.

Gilbert Achcar, SOAS, University of London : De l’instrumentalisation de la Shoah dans le déni de l’affliction palestinienne (13:00 – 35 :05)

Le participant commente ironiquement un graffiti sur le trottoir du Carep qui date de la nuit précédente et qui illustre son propos. 

Au sujet de l’impossibilité de tenir ce colloque au Collège de France : Le Monde a signalé qu’une telle annulation était du jamais vu depuis le second Empire, quand le cours d’Ernest Renan fut suspendu par Napoléon III, en février 1862 ; or, vérification faite, c’était un cours d’Hébreu. Accuser le colloque d’être propalestinien alors que le peuple palestinien subit un génocide, montre que ce n’est pas le génocide qui fait scandale pour les accusateurs, mais l’étude du génocide. Or cela est dû au poids de la Shoah, qui par son instrumentalisation est devenue un argument central de la propagande sioniste : l’antisémitisme est devenu une accusation hautement infâmante pour une bonne cause, qui n’est plus bonne dans son instrumentalisation.

Le mouvement sioniste s’est projeté dans cette propagande comme étant à la pointe du combat contre le nazisme et l’antisémitisme. Or avant la Shoah, le sionisme n’était pas à la pointe de ce combat. Il a privilégié son projet étatique par rapport au sauvetage des juifs européens. Cela commence avec « l’accord du transfert » en août 1933, entre la Fédération sioniste allemande, l’Agence juive et les autorités nazies ; un accord qui allait à l’encontre de l’appel au boycott de l’Allemagne nazie par une série d’organisations, également juives ; la seule Association juive d’Allemagne autorisée par les nazis est restée ensuite la Fédération sioniste.

Le mouvement a aussi privilégié l’émigration des juifs vers la Palestine au détriment de l’ouverture des portes des USA et de la Grande Bretagne : cela a entraîné des conflits entre associations juives. Cette priorité a été exprimée clairement en décembre 38 par Ben Gourion.

En 1941, cette collaboration prend fin car les nazis passent de l’épuration ethnique au génocide. Le Yishouv va s’engager dans le régiment britannique, comprenant aussi des arabes. En 1944 le mouvement sioniste obtient la constitution d’une brigade juive autonome qui va jouer ensuite un rôle important dans la préparation de la guerre de 48-49.

Le mouvement sioniste en Palestine va alors se présenter comme étant à la pointe du combat contre le nazisme et faire de cela, comme de la Shoah, son argument central. La déclaration d’indépendance d’Israël de 1948 le montre : la Shoah démontra l’urgence du « rétablissement » de l’État juif sur la terre d’Israël. Les « sacrifices des soldats et l’effort de guerre des travailleurs » justifient cet État. Cette déclaration ne fait pas mention du peuple palestinien, mais se réfère seulement aux « habitants arabes du pays », avec une générosité qui ne doit tromper personne. La contribution des Palestiniens à l’effort de guerre anglais contre les nazis est lui totalement oblitéré.

Le mouvement sioniste va aussi se concentrer sur le mufti de Jérusalem, collaborateur notoire du nazisme entre 1941 et 45, pour établir que le peuple palestinien, « représenté » par le mufti, n’était pas « qualifié » à l’inverse du peuple juif, pour revendiquer une terre. La Shoah et la nazification des Palestiniens comme de l’antisionisme arabe sont donc les deux piliers de cette propagande.

En 1965 le directeur des renseignements de l’armée israélienne crée le concept de « nouvel antisémitisme ». La guerre de 1967 commence à changer l’image d’Israël, ce qui se continue avec l’arrivée du Likoud en 1977 puis avec la guerre du Liban en 1982, laquelle crée une forte division dans la population israélienne car ce n’est plus une guerre de défense ; puis vient l’Intifada de 1988, qui crée une crise morale et politique dans la société et l’armée israélienne.

Tout cela va entraîner une montée en Europe de la critique d’Israël. Il en résulte en réaction l’intensification de l’instrumentalisation de la Shoah, à partir de Rabin qui compare Arafat à Hitler. Le processus de paix d’Oslo provoque une pause dans ce domaine.

A la fin de l’an 2000, l’échec du processus de paix provoque la montée en puissance de la branche palestinienne des frères musulmans, le Hamas. L’islamophobie augmente en Occident. Cela devient un thème central de guerre, la guerre contre le terrorisme. En 2001 se situe la coïncidence des gouvernements Sharon – Bush et des guerres parallèles contre le terrorisme.

La victoire électorale du Hamas en 2006, l’installation de son pouvoir à Gaza en 2007, vont consolider cet argumentaire. En même temps, la société et la politique israéliennes dérivent vers l’extrême droite. Sharon doit scissionner le Likoud en 2005 et fait figure de modéré par rapport à Netanyahu. Cela coïncide avec la montée de l’extrême droite au niveau mondial, en raison de la crise de 2008 et la crise migratoire de 2015. L’extrême droite et ses alliés de l’ultradroite convergent ensuite avec l’extrême droite mondiale, avec pour base l’islamophobie. Netanyahu a même essayé d’absoudre Hitler en disant que l’idée de l’antisémitisme lui avait été suggéré par le Mufti… Le gouvernement israélien lave ainsi l’extrême droite de son antisémitisme.

Le 7 octobre intensifie l’instrumentalisation de la Shoah : il est mis en continuité avec elle, comme si le contexte était le même. L’expression prétendue d’une rage antisémite sert à masquer l’oppression des Palestiniens. Netanyahu a justifié le bombardement de Gaza en se référant à celui de Dresde. Il évoque aussi Hiroshima, Nagasaki… C’est encore et toujours selon lui le combat contre le nazisme. 

La convergence entre le gouvernement israélien et l’extrême droite a mené à l’ouverture d’une conférence contre l’antisémitisme en Israël avec Jordan Bardella, Marion Maréchal Le Pen et d’autres fleurons de l’extrême droite européenne. La prédiction de Herzl dans son journal en 1895 est confirmée : « les antisémites deviendront nos amis les plus fiables ».     

Alvaro Oleart, Université Libre de Bruxelles : L’imaginaire colonial de « l’Europe » dans le soutien de l’UE à Israël et à la déshumanisation des Palestiniens (35:55 – 55 :49)

Ce qui est présenté ici est le fruit d’un travail collectif.  avons analysé les paroles d’Ursula Von der Leyen, Présidente de la Commission européenne et de Joseph Borrell (alors Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité) pour voir la manière dont l’Europe a réagi vis-à-vis de la guerre en Ukraine et du 7 octobre.

Mme Von der Leyen a pu dire que l’avenir de l’Europe était celui de l’Ukraine ; l’Ukraine ne fait pas partie de l’UE, mais elle l’a présentée comme en faisant partie politiquement, comme appartenant à la « famille européenne ». C’était une manière de susciter une empathie forte. Les références au droit de l’homme se sont aussi multipliées chez VDL. Il était alors question du droit à l’autodéfense. Mais quand il était question de la Palestine, c’était pour parler du Hamas et de Gaza ; il ne s’agissait pas du peuple palestinien : « L’Europe se tient au côté d’Israël en ces moments sombres ». VDL distinguait ceux qui cherchent la paix, Israël et l’Ukraine, et ceux qui ne reconnaissent pas le droit d’exister des nations voisines. Le 7 octobre est montré en continuité avec la Shoah. Après le 7 octobre, VDL se rend en Israël et reprend la même logique dans ses discours, y compris en référence à la « Terre sainte » ; Israël est présentée comme une démocratie tentant de se protéger contre le terrorisme.

Borrell a estimé que VDL, sur cette question, ne représentait qu’elle-même, avec un coût élevé pour l’Europe. Si on remet les choses dans leur contexte, on retrouve des discours similaires : le Hamas veut détruire Israël, ne veut pas une paix juste… Il y a des nuances, mais on trouve la même focalisation sur le Hamas qui masque la situation du peuple palestinien.

On tend dans la plupart des discours à déshumaniser les Palestiniens : dans ce cas plus besoin de droits de l’homme. Il n’est question que de terrorisme, du Hamas. L’UE est un champion des droits de la femme, ce qui la pose aux antipodes du Hamas. Israël se pose en défenseur des droits de la femme. Les Israéliens sont présentés comme faisant partie du monde civilisé, la Palestine n’est tout simplement pas citée. Il n’est question que de « Gaza ». On écarte ainsi l’idée de communauté palestinienne.

Pourrait-on imaginer VDL scander « Palestine libre » comme elle le fait pour l’Ukraine ? Évidemment non, mais cette évidence est celle de la logique coloniale. Israël est comme un poste avancé de l’Europe.

Tout de même une bonne nouvelle : on ne peut attendre trop des institutions, mais les gens se mobilisent en Europe. Même à Bruxelles les choses bougent : les employés protestent contre leurs propres institutions. 

Sune Haugbølle, Université de Roskilde : L’émergence de la Palestine comme cause globale et ses échos contemporains (56:40 –

Le participant est heureux de faire partie de cette manifestation pour la liberté d’expression. Il traitera de l’émergence de la « question de la Palestine » comme disait E. Saïd.

Cette question a bien sûr des antécédents mais en 1948 est fondé l’ « Arab nationalist Movement », un mouvement minoritaire et intellectuel, exigeant la libération de la Palestine. Le mouvement palestinien se militarise, l’OLP est créée en 1964. Ethel Mannin écrit La Route de Beersheba. Dans ces années naît un intérêt journaliste pour la région, une prise de conscience internationale lié au contexte de la décolonisation (Algérie, Vietnam…). Ces thèmes sont repris par la gauche communiste et démocrate, par l’URSS. Les intellectuels, les organisations de jeunesse où les étudiants arabes jouent un grand rôle, servent aussi de relais.

Dans les années 70, émergent des tags soutenant la cause palestinienne. On commence à apercevoir une iconographie mondiale de ce combat ; l’OLP organise une campagne internationale de communication en 1972. C’est un combat universaliste en lien avec d’autres. Certains militants sont passés des Kibboutzim et ont découvert ainsi la situation des Palestiniens. Le mouvement maoïste a pris part à cette cause également. Les Palestiniens commencent à produire leur propre corpus, le centre de recherches de l’OLP par exemple. Les affiches jouent aussi un rôle très important dans les années 70 ; ce sont souvent des textes affichés, avec des entretiens de Palestiniens. Les images portent une forte symbolique militaire, surtout après le massacre des athlètes israéliens à Munich (1972). Il faut ici aborder le rôle du Front populaire de libération de la Palestine (PFLP). Il a essaie d’influencer les arabes vivant dans les pays européens et entretient des liens plus clandestins avec des organisations armées, parfois criminelles (Bande à Baader) avec aussi des organisations palestiniennes implantées dans différents pays. Beyrouth devient un centre stratégique. On  assiste aussi des tensions intestines, ainsi qu’une contre-mobilisation des organisations prosionistes – qui sont bien des réponses à la mobilisation pour la question palestinienne.

Débat

Question à Gilbert Achcar, sur l’instrumentalisation de l’antisémitisme : cela fonctionne bien en France, qu’en est-il en Angleterre ?

Gilbert Achcar : il y a une proximité entre l’instrumentalisation de la shoah et l’implication des pays dans la shoah : plutôt en Allemagne et en France qu’en l’Angleterre.

Comment évolue le rapport aux Palestiniens avec les vagues d’immigration en Israël ?

Gilbert Achcar : bien sûr il y a un lien. Mais ce qui se passe depuis le 7 octobre, c’est le départ des israéliens critiques et l’arrivée des fanatiques sionistes. La seule communauté à l’étranger qui ait voté en majorité, à 53%, pour Eric Zemmour, c’est celle des Français d’Israël. Cela en dit beaucoup sur la polarisation politique, qui est locale mais aussi générale (que l’on pense aux Etats-Unis, où le génocide de Gaza provoque un clivage entre mouvements maga et démocrate). L’évolution des Juifs américains est remarquable : les derniers sondages montrent que 40% des juifs américains disent que ce qui a eu lieu à Gaza est un génocide, c’est une proportion beaucoup plus importante que dans les opinions publiques occidentales aujourd’hui.

A Gilbert Achcar : la confusion antisémitisme – antisionisme est devenue normative, c’est dans la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, qui est elle-même un référent au niveau européen depuis son adoption par L’Association internationale de la mémoire de la Shoah ; un référent pour les juges eux-mêmes. Qu’en pensez-vous ?

Gilbert Achar : La définition de l’IHRA était à l’origine un projet de texte, dont l’auteur s’était désolidarisé, et qui précède de loin son adoption officielle par l’Europe et la plupart des pays membres, des institutions académiques… et même par la maison blanche ; elle fait de l’antisionisme, ou de la critique du sionisme un équivalent de l’antisémitisme. Cela s’inscrit dans l’intensification de cette instrumentalisation de l’antisémitisme.

Sune Haugbølle : les organisations palestiniennes ont vu ce piège et ont essayé de le contrer, de maintenir la différence entre antisémitisme et antisionisme. Mais c’est difficile. Les mots se collent comme par attraction… Que serait une contre-stratégie ? Peut-être rajouter au travail au niveau des idées un travail au niveau émotionnel…

Alvaro Oleart : dans la commission européenne, il y a un coordinateur pour l’antisionisme et un autre pour l’antisémitisme, c’est distinct mais le second est très puissant au sein de la Commission.

Question : Comment faire en sorte que l’Europe ne se décharge plus de sa culpabilité sur les Palestiniens ?

Sune Haugbølle : dans les médias danois il y a cette tentative, en prenant appui sur les Palestiniens vivant sur place. (Après une remarque de la salle) : il y a une cancel culture quand on élève la voix ; on peut demander aux gens d’avoir du courage, mais c’est parfois difficile.

Gilbert Achcar : Corbyn a fait une erreur en rappelant que des organisations sionistes avaient collaboré avec les nazis, c’était en soi une vérité historique, mais mal présentée, et cela lui a coûté cher. La possibilité d’insister sur la question palestinienne est illustrée en France par Rima Hassan, accusée d’antisémitisme. Le problème est que le côté pro-israélien a intérêt à gommer la question palestinienne en réassimilant antisémitisme et antisionisme.

Remarque : le nouveau maire de New York a fait sa campagne autour de la question palestinienne…

Remarque : des organisations palestiniennes, depuis les années 60, s’élèvent contre l’antisémitisme ; il y a aussi des activistes juifs antisionistes. Y a-t-il une trace de cela dans les archives européennes ?

Sune Haugbølle : oui des juifs sont propalestiniens et sont intégrés dans les mouvements pour cette cause.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.