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Billet de blog 23 février 2025

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Affaire Bétharram : « mécanique du scandale » et fonctionnement de la démocratie

François Bayrou ment aussi sur la « mécanique du scandale » : la diffusion de l’information et les réactions du public, politiques et imprévisibles, sont bien moins mécaniques que l’enchaînement du déni de responsabilité, de l’effacement devant les victimes et de l’attaque de la presse ; et moins mécaniques que le soutien à l'enseignement privé.

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« L’affaire dite des "châtiments de Bétharram" prend rapidement une ampleur nationale. En aurait-il été ainsi si l’un des 500 élèves de l’établissement n’était autre que le fils du Ministre de l’Éducation de l’époque, François Bayrou ? Face à ce torrent médiatique, de nombreux comités de soutien se constituent çà et là en faveur de l’Institution Notre Dame. »

Ce document est l’extrait d’une émission de radio datant du 15 janvier 2021, au cours de laquelle Thierry Sagardoytho, chroniqueur judicaire sur France Bleu, également avocat du premier plaignant pour viol à Notre-Dame de Bétharram en 1998, revient sur le retentissement médiatique et judiciaire des violences physiques dans l’établissement en 1995-1996. Aujourd’hui on peut déceler dans ces paroles une certaine ironie du sort : sans rien vouloir savoir, François Bayrou avait considérablement amplifié, par son double statut de ministre de l’Education nationale et de parent d’élève, un scandale qu’il prétend maintenant avoir totalement ou quasiment (c’est selon) oublié. 

De fait la communication actuelle du Premier ministre, du gouvernement et de ses soutiens dans l’affaire Bétharram-Bayrou, déploie trois moyens de défense qui, automatiquement combinés, sont d'une inefficacité totale. Premièrement, cette dénégation. Devant les députés le 11 février, devant les victimes quatre jours plus tard, et encore sur le perron de Matignon le 21 février, Bayrou a affirmé avoir tout ignoré des violences physiques et sexuelles dans l’école de Bétharram, quitte à revendiquer des formes inquiétantes d’inattention et de déficit relationnel, comme parent d’élève, comme Béarnais, comme élu local et comme ministre. La deuxième parade consiste à disparaître derrière la justice et la souffrance des victimes ; car « aujourd'hui, la seule chose qui compte est de permettre aux victimes d'être entendues » (entourage du Premier ministre, source AFP). La troisième consiste à passer à l’offensive contre tous ceux qu’on ne veut pas entendre : les opposants et surtout la presse, parce qu’« on dit des choses toujours plus insupportables les unes que les autres, toujours plus invraisemblables les unes que les autres » pour s’apercevoir « qu’au bout du compte il n’y avait rien » (dixit Bayrou) .

Or s’il y a donc bien une « mécanique du scandale », elle ne correspond absolument pas à ce qu’en dit Bayrou, décidément peu regardant vis-à-vis de la vérité. Quand « on dit des choses toujours plus insupportables les unes que les autres » pour découvrir qu’« il n’y avait rien », on se trouve pris dans le mécanisme de la rumeur, que le scandale peut rejoindre (comme dans l’affaire Baudis que cite Bayrou) mais qui ne le définit pas. De Dreyfus à Fillon et au-delà, le scandale consiste aussi bien à présenter publiquement une somme de preuves validables, afin de mettre en cause ou d’innocenter une personne ou un groupe. Dira-t-on que ce travail est celui de la seule justice ? C’est bien elle qui doit établir un délit ou un crime et fixer la peine correspondante. Mais il revient bien aussi à la presse et au public, sauf dans des cas exceptionnels où s’impose le huis clos, de partager l’information et de débattre des affaires importantes, qu’elles soient politiques ou non ; il leur revient d’évaluer les responsabilités et d’exiger que les acteurs impliqués en tirent les conséquences, allant parfois jusqu’à la démission de ces derniers. Si l’on trouve profitable à la démocratie et à la société française le déroulement public de l’affaire Pelicot, on ne peut juger scandaleux que le déroulement de l’affaire Bétharram, impliquant la loi du silence qui a permis à cet établissement de maltraiter des enfants pendant des décennies, et avec elle Bayrou, parvienne à nouveau à la conscience publique. Décidément, à moins d'oublier les victimes (112 ont déposé plainte actuellement), on ne peut dire : « il n'y avait rien  ».

Donc la mécanique du scandale ne se trouve ni dans sa relation à la vérité, ni dans le travail de la presse, ni dans les réactions du public : c’est là bien plutôt sa part imprévisible. La mécanique se trouve du côté de la combinaison automatique des moyens de défense, donc de ceux qui sont mis en cause ou de ceux qui les défendent, quand ils se retranchent dans un déni des faits menant tout droit à un déni de démocratie. Que l’on s’en prenne au « on » (Bayrou), ou qu’on cible un journal précis (Mediapart selon Elisabeth Borne), on est toujours responsable de se laisser soi-même prendre dans cette machine qui impose l’omerta ou brouille la vérité, qui tente de broyer le travail de la presse, qui s’oppose à ce que le public assiste (à) la justice, écoute, lise, prenne position.

Si les établissements privés sous contrat sont enfin inspectés et mis le cas échéant aux normes de la République et de la protection des élèves, on le devra à ce scandale (celui concernant Stanislas, d’autres encore, n’auront pas suffi). Comparé à cela, le fait qu’il coûte son poste à M. Bayrou est négligeable. Il s’agit là encore de savoir « la seule chose qui compte », pour parler comme l’entourage du Premier ministre.

Dans ce contexte, interrogeons-nous sur le discours de Thierry Sagardoytho. On a vu que celui-ci n’émettait pas le moindre doute sur la connaissance qu’avait François Bayrou des violences à Bétharram en 1995-96 ; il n’en a pas plus concernant l’affaire de viol de 1998, confiant à Mediapart qu’il était « évident » que François Bayrou « ait été avisé de la plainte ». Mais pourtant, l’avocat attaque ceux qui attaquent Bayrou : « le combat légitime des victimes pour que justice leur soit rendue d’une manière ou d’une autre ne peut pas être sali par une récupération politicienne de bas niveau », dit-il sur France Info. De même celui qui parlait sur France bleu, à propos de l’élément déclencheur du scandale de 1995-6, de « l’histoire d’une baffe qui fit beaucoup de bruit », dit maintenant sur France Info, pour cibler Mediapart, que « le bruit n’est pas nécessairement synonyme de justice. ».

Notons que le même avocat peut aussi, à l’occasion, attaquer ceux qui attaquent l’enseignement privé. En février 2024, Libération s’intéressa à un grand établissement de Pau, « L’Immaculée Conception », et recueillit des témoignages portant sur des « cours de catéchisme obligatoires et évalués » et des « entraves à la liberté de conscience… ». Il en découla une inspection de l’établissement en avril 2004, puis la décision du Rectorat d’écarter de ses fonctions pour trois ans, le directeur, Christian Espeso. L’avocat de ce dernier, le même Thierry Sagardoytho, saisit alors en référé le tribunal administratif de Bordeaux, qui sans se prononcer sur le fond, suspendit en novembre 2024 la décision du Rectorat en arguant d’un doute sur la proportionnalité de la sanction ; Christian Espeso revint donc dans ses fonctions. Mais l’avocat ne s’était pas contenté de lancer une procédure. Il s’était exprimé avec son confrère dans un communiqué relayé par plus d’une dizaine de médias régionaux et nationaux, ainsi que dans un entretien, affirmant que le rapport d’inspection était « vide, trafiqué et orienté », « totalement truffé d’incohérences voire de mensonges » et espérant « l’envoi du dossier à la poubelle ». Il avait dénoncé une « chasse à l’homme » menée par les « fonctionnaires », fustigé « l’idéologie gauchiste » des professeurs ayant dénoncé les pratiques de l’établissement, et dit le directeur en cause « sacrifié sur l’autel expiatoire des attaques récurrentes contre l’enseignement privé ».

On peut donc faire beaucoup de bruit pour dénoncer le bruit. On peut aussi dénoncer sur les ondes « le silence sur l’affaire Notre-Dame de Bétharram » (c’est le titre des cinq épisodes que Thierry Sagardoytho consacre sur France bleu à l’établissement en 2021) et s’en prendre aux médias qui participent à la rupture de ce silence : Libération à propos de l’Immaculée conception, Mediapart à propos de Bétharram. On peut rappeler que le silence a été rompu pour des motifs politiques, par exemple parce que Bayrou était ministre de l’Education, et critiquer la « récupération politique de bas niveau » qui rompt à nouveau le silence alors que Bayrou est Premier ministre. On peut critiquer sans indulgence tel établissement privé et cependant crier au retour de « l’idéologie gauchiste » dès qu’un autre est « sacrifié sur l’autel expiatoire des attaques récurrentes contre l’enseignement privé ». On peut se réjouir que les victimes soient enfin entendues par la justice, et trouver indigne que les « fonctionnaires » de l’Inspection académique s’assurent auprès des professeurs et des élèves du bon fonctionnement d’une structure éducative. On peut, et c’est le cas de nos gouvernants, rappeler avec force que les établissements privés ne respectant pas leur contrat avec l’Etat peuvent le perdre, et maintenir indéfiniment les contrats[1]. On peut trouver scandaleux tous les scandales. On peut ainsi se laisser prendre dans la mécanique du scandale. Ou - mais cela, à moins d’une révolution intérieure peu probable, ne concernent que d’autres personnes - « on » peut être attentif à l’imprévisibilité du scandale, à l’espoir de justice, de démocratie, de prise de responsabilité, qu’il peut lui-même entraîner. 

Jérôme Lèbre, auteur de Scandales et démocratie, Desclée de Brouwer, 1999. 

[1] Le Rapport d’information sur le financement public des établissements privés sous contrat (Commission des Affaires culturelles et de l’Education, Assemblée nationale, 2 avril 2024, p. 99) signale la rareté des résiliations de contrat : une en 1992, concernant un établissement déjà exclu par l'évèque de Toulouse du réseau des établissements catholiques, une en 2023 concernant le lycée Averroès (actuellement en procédure de recours).

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