Disons-le tout de suite, nous ne contestons ni la liberté d’expression dans l’espace public, ni la liberté pédagogique, ni la liberté académique de Thibaud Collin. N’ayant pas assisté à ses cours, nous partons du principe que son enseignement s’approche au mieux de la neutralité, laquelle ne saurait consister en l’absence de prise de position (toute pensée, tout argument prend position) mais à ne pas abuser de sa situation d’autorité vis-à-vis de jeunes esprits.
Nous nous demandons seulement si certaines de ses idées, telles qu’il les exprime, ne sont pas elles-mêmes radicalement opposées à ce principe : car ce que propose Thibaud Collin, avec pour enjeu de sauver « notre civilisation », ce n’est ni plus ni moins que l’évangélisation des jeunes Français, avant tout musulmans ; il en fait explicitement la mission fondamentale de l’école catholique, donc forcément celle où il enseigne, le Collège Stanislas : et cela est d’autant plus problématique que la même mission est assurée d’une manière directement autoritaire par les « préfets » de Stanislas, tout ce petit monde, faut-il le rappeler, étant salarié de l’Education nationale.
Un professeur ; par ailleurs un philosophe proche de l’extrême droite.
Avant de passer aux propos de Thibaud Collin, présentons-le rapidement. Professeur de philosophie en classes préparatoires au Collège Stanislas, établissement catholique sous contrat avec l’Etat, il est également[1] membre du comité scientifique et enseignant à l’Institut de sciences sociales, économiques et politiques (ISSEP), établissement supérieur privé fondé en 2018 par Marion Maréchal et Thibaut Monnier ; il est également membre du comité éditorial de L’Incorrect, journal qui est l’une des passerelles entre la droite dure et l’extrême droite. Il a écrit divers ouvrages : un entretien avec Nicolas Sarkozy, La République, les religions, l’espérance en 2004, et des essais portant sur le mariage gay, le divorce, la laïcité. Ses interventions dans la presse (catholique ou non) montrent qu’il s’est opposé au PACS, au mariage pour tous, à la « théorie des genres » (parce qu’ils reposent tous sur le refus d’un donné naturel, celui de la différence des sexes), qu’il s’inquiète beaucoup du déclin postmoderne de la civilisation occidentale, de la déconstruction tous azimuts et de la déchristianisation de l’Europe.
Encore une fois, libre à lui : nous soutenons entièrement son droit à exprimer ses idées publiquement et à s’engager politiquement, même si nous sommes aux antipodes de sa pensée et de ses prises de position.
Les propos : évangéliser musulmans et athées, la mission civilisationnelle de l’école catholique
A chacun ses inquiétudes. La nôtre, aujourd’hui, c’est la version qu’a Thibaud Collin de la mission d’évangélisation. Elle est exprimée d’une manière limpide dans un entretien diffusé en vidéo par la chaîne YouTube Academia Christiania, dont la thématique brasse large, « wokisme, relativisme, Islam et Nietzsche ». L’ensemble des propos diffusés est, d’une certaine manière, intéressant, mais c’est le moment consacré à l’Islam qui nous préoccupe ici[2].
Voyons à quelle vitesse Thibaud Collin passe d’une analyse du présent à l’urgence de l’évangélisation : Du fait notamment de l’extension mondiale du capitalisme, « Il y a des migrations très importantes et un effondrement du cœur de notre civilisation », et quand les deux vont de pair « on voit très bien le désastre que ça engendre » ; « il y a une cohérence de l’Islam comme culture, comme civilisation, qui effectivement n’est pas notre civilisation à nous, et de toutes manières on s’oriente vers de plus en plus de difficultés ». Dès lors, « notre propre responsabilité, indépendamment d’arrêter de les faire venir [ces migrants musulmans], c’est aussi de savoir qui nous sommes et dans quelle mesure on peut assimiler en profondeur, et assimiler ce n’est pas juste leur donner un petit catéchisme républicain, c’est profondément en fait les évangéliser. »
Le ton est donné : alors que l’Etat exige des enseignants l’adhésion aux valeurs républicaines, l’évalue aujourd’hui dans les concours de recrutement du public et du privé, et voit en elle de tels enjeux civilisationnels que cela finit par entamer la liberté pédagogique et académique, Thibaut Collin se donner la liberté de balayer tout ce « petit catéchisme ».
Les facteurs de désastre (on s’en doute, en partie réciproques) que sont l’effondrement du cœur de notre civilisation (la déchristianisation) et l’immigration, exigent alors tant une la police des frontières (il faut arrêter l’immigration) qu’une mission urgente d’évangélisation des musulmans, tout comme en fait des déchristianisés : « la conversion des cœurs, la conversion des intelligences », voilà la seule voie de salut civilisationnel.
Thibaud Collin est tout aussi clair sur le fait que cette évangélisation repose sur des moyens institutionnels. Interrogé sur un « catholicisme culturel » que raviverait en miroir l’Islam, il dit clairement : « je ne crois pas que ça fasse le poids ». Et plus loin dans l’entretien : « on évangélise pas en promouvant des valeurs chrétiennes », « ça ne suffit pas ». Il faut donc une véritable foi, mais une foi instituée, qui devienne ainsi le cœur même de l’institution.
Première possibilité, « il faudrait un cœur de l’Eglise catholique en France suffisamment brûlant pour irradier » « ce qui n’est pas vraiment le cas ». Deuxième possibilité, on l’aura peut-être deviné : l’école.
Voyons comment l’école est introduite, après l’Eglise : puisque Thibaut Collin vient de rappeler que selon lui promouvoir des valeurs chrétiennes ne suffit pas, son interlocuteur lui demande si cela suppose un « combat culturel, métapolitique, dans la transmission et l’éducation ». Et la réponse est : « Bien sûr. Par exemple un des enjeux importants, c’est que fait-on de tous ses musulmans qui sont dans des écoles catholiques ? Est-ce qu’on leur annonce le Christ ? Vingt pour cent des jeunes français sont dans les écoles privées catholiques, une partie sont d’enfants musulmans, quelle est la juste attitude ? Il y a là une occasion importante de leur transmettre la foi chrétienne, et effectivement bien sûr la manière dont cette foi a irrigué notre culture. »
L’école privée catholique est donc l’occasion de transmettre la foi chrétienne, mais pas au sens où une éducation religieuse facultative permettrait aux enfants de rencontrer peut-être cette foi ; mais au sens ou elle est l’occasion politique d’évangéliser les enfants musulmans afin de les assimiler, et les enfants déchristianisés afin que toute la prochaine génération résiste au déclin de l’Occident.
L’occasion s’entend ici au sens du kairos d’Aristote, de la situation opportune, et c’est sans surprise que nous apprenons à la fin de l’entretien que Thibaud Collin considère l’Ethique à Nicomaque comme une de ses références majeures (avec la Bible et la Somme de saint Thomas, on s’en doutait déjà) ; elle est donc aussi très proche de la conjoncture révolutionnaire dont parlait Lénine, elle aussi héritière directe du kairos… à ceci près que Stanislas n’est pas vraiment un parti révolutionnaire et que l’occasion est ici offerte par l’Etat comme du pain béni.
A partir de là, élevons-nous avec l’aide de saint Thomas et Collin, aux vérités de la foi : la « réponse politique au défi civilisationnel doit ainsi être enracinée dans quelque chose de plus profond », sachant que « le cœur d’une civilisation c’est le rapport à la Vérité, au Bien. Et donc on retouche à la question fondamentale de l’orientation de l’être humain vers la vérité, et notamment ici par rapport au christianisme, don de la foi chrétienne, de la foi en Christ ». A vrai dire, rien n’interdit d’être thomiste. Mais si l’on pense vraiment, et jusqu’au cœur, que la philosophie est, selon la fameuse formule de saint Thomas, « la servante de la théologie » ; que la vérité s’accomplit dans la révélation ; et que cette révélation elle-même implique, comme elle la justifie, une politique éducative d’évangélisation ; alors cela pose tout de même quelque problème quand on est un professeur de philosophie vivant sur les deniers d’une République laïque.
Le philosophe et ses préfets
Le problème se redouble si l’on pense que la même foi, ici acquise par la voie d’une raison tendue vers la révélation, est aussi celle qui sert de cadre à l’action des « préfets » de Stanislas, chargés de l’éducation scolaire, spirituelle, et religieuse des élèves, avec certains moyens de sanction, et des méthodes autoritaires soulignées par le récent rapport de l’Inspection concernabnt l'établissement.
Nous ne nions pas le fait que bien des philosophes et professeurs de philosophie (moi le premier peut-être) rêvent d’une police des frontières pour protéger leurs idées, et surtout d’une petite armée de préfets pour les imposer aux enfants dès la Maternelle à coups de trique. Thibaut Collin a cette chance rare. Et les préfets de Stanislas ont la chance rare d’avoir leur philosophe.
Nous n’empêchons personne de croire que la foi en la Vérité et la vérité comme foi soient le cœur vivant de la coercition, et que celle-ci irradie mieux dans notre civilisation que le petit catéchisme républicain, le catholicisme culturel, l’Eglise, finalement mieux que la philosophie et la théologie.
Mais dès lors, on se heurte à une phrase de saint Paul : « Obéissez aux puissances », c’est-à-dire à l’Etat. Ou du moins, si vous ne voulez pas obéir aux puissances, rendez à César ce qui est à César, cessez de ponctionner les finances publiques.
Mais comme personne n’obéira au Christ et à saint Paul, il revient aux puissances mêmes (L’Etat, la Région, la Municipalité) d’arrêter le financement absurde de cette évangélisation politique et civilisationnelle des élèves qui mêle tout : la foi, la pensée, l’autorité professorale et la force.
[1] Selon diverses sources internet qui semblent à jour, https://www.issep.fr/le-conseil-scientifique/les-membres/ https://fr.wikipedia.org/wiki/Thibaud_Collin, et les sites de diverses maisons d’édition.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=kxu_OuuI6M0&ab_channel=AcademiaChristiana, à partir de la trentième minute.