Les 7 et 8 janvier 2022, s’est tenu à la Sorbonne un étrange colloque ouvert par le ministre de l’éducation nationale et intitulé « Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture ». La publicité intense dont il a bénéficié dans la presse de droite (Le Figaro, le Point, Atlantico, Causeur…), les critiques et pétitions qu’il a entraînées ailleurs (Le Monde) et dans la presse de gauche (Libération, Médiapart…) indiquent suffisamment que cet événement, qui d’une manière explicite en initie d’autres, a quitté le champ de la recherche pour impliquer celle-ci dans l’intensification d’un clivage institutionnel, politique et social. Les participants entendent mener avec le soutien du gouvernement ce qu’ils nomment une « bataille culturelle » : il s’agit plutôt de reconfigurer et de faire retentir de la manière la plus large possible leur conflit avec des pensées qui, pour reprendre les mots de Jean-Michel Blanquer, ne leur « conviennent pas » (déconstruction, pensée décoloniale, et mouvement woke), mais aussi de lutter contre une population qui ne leur convient pas, et qui serait caractérisée par son « engouement » pour ces « idéologies », tout cela soi-disant pour protéger les étudiants et les élèves, enfants de la République.
Cette série sur YouTube entend interroger ce phénomène révélateur d’un certain état de la France, y compris en se référant à des évolutions semblables dans d’autres pays ; et donc aussi se demander ce qu’il en est ici de l’usage de la raison, de la pensée, du débat, dans leurs relations avec les institutions (gouvernement, université, école) ; il faut pour cela étudier ce qui s’est dit dans ce colloque, ce que sont par ailleurs la déconstruction, la pensée décoloniale, également le lien que ces pensées entretiennent avec les institutions, les situations sociales, l’action politique, le mouvement woke, ainsi qu’avec la « cancel culture » - qui aurait, à entendre les organisateurs du « colloque », la même extension que leurs autres cibles.
Plusieurs vidéos (du 18 au 24 janvier) passent au crible les discours officiels d’ouverture et de clôture de ce colloque, sa configuration, son titre, l’image qui l’accompagne, son « argument » général, et les deux introductions des organisateurs ; ils les confrontent d’une part aux exigences du débat scientifique rappelées en clôture par un personnage institutionnel important (qui aura choisi de ne pas faire que cela), d’autre part à une première approche de la déconstruction, de la pensée décoloniale et du mouvement woke.
Ensuite, donc à partir du 26 janvier, la série deviendra collective et internationale, les intervenants étant libres de parler du colloque ou de ce (ceux) qu’il vise, de réfléchir sur l’articulation entre pensées et institutions et évidemment d’exprimer des perspectives différentes voire contradictoires, comme permet de le faire le support YouTube.
Ouverture : B. contre Blanquer
Pour commencer à parler du colloque anti-déconstructionnisme, anti-décolonialisme et anti-wokisme qui vient d’avoir lieu à la Sorbonne, quoi de mieux que de rappeler son ouverture par le ministre Blanquer ? Celui-ci était là pour lancer cette lutte contre les ennemis de la République et des Lumières, donc pour remettre de l’ordre dans les idées et les valeurs, avant tout celles de l’éducation. A cela, B., personnage de Diderot, répond de loin : « méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre ». Les Lumières ne seraient-elles pas les ennemies de M. Blanquer, et réciproquement ? Le Ministre ne serait-il pas, entre Lumières et obscurantisme, en guerre contre lui-même ?
La déconstruction est présentée par un organisateur du colloque, Pierre-Henri Tavoillot, comme un processus qui n’a plus d’autre finalité que lui-même. C’est tout l’inverse : elle repose sur le fait que l’altérité s’introduit partout, qu’elle dérange la cohérence des pensées et des textes, si bien que celle-ci ne tient que dans la mesure où elle parvient à accueillir les autres, à être justes envers eux. La déconstruction implique un indéconstructible, cette justice. Tout à l’opposé, un colloque anti-déconstructionnisme, anti-décolonialisme et anti-woke est si injuste avec sa cible que la cohérence de son discours ne peut que s’écrouler : cette approche militaire contre le militantisme, trumpiste contre les Etats-Unis, soi-disant soumise à la domination institutionnelle de ceux qui ne parlent que de domination, frise évidemment le ridicule. On pourrait alors lui renvoyer sa rhétorique : celle de la dénonciation de « l’engouement » irrationnel, de « l’imposture », de « l’idéologie qui s’impose ». On aurait bien des raisons de le faire ; on poussera le souci de justice jusqu’à s’en abstenir.
Après le ministre, le président
Mais qu’est venu faire M. le Président du Haut Conseil de l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur dans cette galère ? Qu’est-ce que ce colloque ouvert par un ministre et clos par un président ? Grand pas vers cette clôture et petite réflexion sur « l’avant » et « l’après ».
La parole universitaire doit être fondée sur des arguments et des faits, comme le dit M. le Président du Haut Conseil évaluant la recherche française. On se demande donc si le colloque de la Sorbonne « Après la déconstruction etc. » respecte d’abord le fait qu’il existe des textes (de la déconstruction, de la pensée décoloniale et woke) et ensuite les faits dont parlent ces textes. De ce point de vue un simple commentaire du titre du colloque et de l’image qui l’accompagne montre déjà une double aberration. A la photographie d’un chantier de démolition choisie par les « Sorbonnards », on oppose finalement celle choisie pour cette série : un bâtiment déconstructiviste de Libeskind – l’architecte qui par ailleurs reconstruit après les destructions terroristes...
Etrange, l'argument du colloque "Après la déconstruction" ne correspond pas au titre ! Il y est question de "pensée décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture", comme si tous ces termes valaient implicitement pour celui de "déconstruction" et explicitement entre eux. On en profite pour rappeler quelques faits et arguments concernant ces pensées et leurs différences, et pour remarquer à quel point il est absurde de dire qu'elles font "table rase" de l'histoire ou mettent la culture occidentale "au pilori".
Les organisateurs du « colloque » de la Sorbonne ont pris la parole pour revenir sur le principal enjeu : « favoriser la construction, chez les élèves et étudiants, des repères culturels fondamentaux ». Mais peut-on aider à « construire » des fondements sans les imposer d’une manière dogmatique du haut de sa chaire ? La professeure Hennin n’offrira pas de réponse parce qu’elle est réduite à la fonction de répéter l’argument du colloque ; il revient au mâle professeur Tavoillot de livrer sa pensée originale de la construction et de la déconstruction des repères fondamentaux à travers les âges (les âges « de la modernité », quitte à faire table rase d’une bonne partie de l’histoire). Sa nostalgie pour la belle période de Descartes à Kant est mal payée de retour : on rappellera ici que les évidences cartésiennes ne sont pas construites (ce que Blanquer, d’une certaine manière, avait pressenti avec inquiétude), et que toute la critique kantienne dénonce l’illusion qui pousse à construire des idées comme des figures géométriques. Avec sa version nihiliste de Nietzsche, son Heidegger furtif, et sa manière de résumer la pensée contemporaine en croisant déconstruction et intersectionnalité (sans pour autant parler de la moindre intersection), M. le Professeur Tavoillot n’augmente pas ses chances de poser le plus petit repère, et encore moins de rejoindre le domaine des faits et des arguments.
Pour une liberté inconditionnelle des études déconstructives, par Yuji Nishiyama
Quels sont les contextes historiques des études postcoloniales et des études de genre dans l’académisme franco-japonais ? L’enseignement et la recherche en les sciences humaines et sociales sont le plus souvent mis en difficulté au Japon comme dans d’autres pays. Les sciences et la culture n’auront pourtant pas d’avenir si les conditions politiques sont dégradées. Selon l’essai de Derrida intitulé L’Université sans condition, « cette université exige et devrait se voir reconnaître en principe, outre ce qu’on appelle la liberté académique, une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition, voire, plus encore, le droit de dire publiquement tout ce qu’exigent une recherche, un savoir et une pensée de la vérité. »
Derrida en quarantaine ? par Jean-Clet Martin (à partir du 28 janvier)
Déconstruction n'est pas destruction... Quelles opérations engage(nt) la déconstruction envers et contre ses malversations?