La revue K documente régulièrement au cours de ce mois de juin le dilemme des juifs de gauche : voter pour le Nouveau Front Populaire, c’est soutenir la lutte contre les discriminations, mais aussi cautionner indirectement « une partie de la gauche entachée par un antisémitisme impossible à mettre sous le tapis ». Le 26 juin, K. a ainsi mis en regard sous le même titre, « Les juifs dans l’isoloir : comment desserrer la nasse » deux textes écrits par des figures importantes de la revue, Bruno Karsenti et Danny Trom, ce dispositif permettant d’argumenter le dilemme sans prétendre le trancher. Le premier auteur penche clairement pour le vote à gauche, le deuxième estime différents votes à la fois possibles et risqués. Pour notre part nous montrerons ce que ces textes ont en commun, pour qu’apparaissent les présupposés qui habitent la formulation de ce dilemme ; nous verrons que ces présupposés impliquent de laisser dans le silence, ce que font les deux textes, l’existence des Palestiniens et la nécessité de défendre leurs droits. Donc pour desserrer la nasse, nous reformulerons le dilemme en tenant compte de ce qui s’est toujours nommé chez les juifs de gauche « question arabe » ou « question palestinienne ».
Premier présupposé : une partie de la gauche, La France insoumise, ravive l’antisémitisme par son populisme.
Pour Bruno Karsenti, « cette gauche-là flatte les réactions les plus primaires à l’injustice, en plaquant sur le monde social des schémas d’interprétation manichéens » ; l’antisémitisme y devient structurant « par ignorance et simplification des problèmes », tous réduits « au dénominateur commun "domination" ». Pour Danny Trom, cette gauche incarne un « populisme qui a l’antisémitisme, ouvert ou larvé, pour corrélat dans sa version islamiste ou décoloniale » et « l’ascension de LFI apparait nettement comme la traduction politique de cette agitation sociale antisémite ».
Le risque est toujours, en accusant ses adversaires de simplification et de manichéisme, d’être soi-même simplificateur et manichéen. Les auteurs pourraient rappeler que le principal facteur de l’ascension de LFI, c’est sa stratégie de rétablissement du lien avec une base populaire que le Parti socialiste avait perdu (prenant même acte de cette perte en 2012), de façon à enrayer le glissement à l’extrême droite de cette base, dans une période où le FN orientait les réactions à l’injustice vers la haine des immigrés et l’antisémitisme. Cette stratégie a aussi enregistré de grands succès du côté de tous ceux qui n’admettaient pas cette dérive centriste, dont une bonne partie de la jeunesse de gauche. Elle était cependant risquée : il fallait une solide armature théorique pour structurer un populisme de gauche, radicalement différent du populisme de droite, qui ne reposât pas sur des affects négatifs mais sur une chaîne d’équivalences entre des revendications populaires hétérogènes. Or cette armature théorique existait (chez Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, chez d’autres également), et dans une vraie perspective de gauche : rebelle à toute simplification ou « pédagogie » destinée à un peuple considéré lui-même comme un peu simple, cette perspective exige que les théories émergent des revendications et leur donnent des outils, qu’elles formulent des stratégies émanant d’un savoir immanent des injustices. Ces injustices sont hétérogènes ; elles sont économiques, sociales, elles sont de genre ; parmi elles se situent aussi les effets à long terme des colonialismes, si bien que parmi les revendications se trouvent celles d’une émancipation décoloniale, laquelle ne dresse pas « colonisés » contre « colonisateurs », puisqu’il s’agit de se déprendre d’une structure de pensée inégalitaire qui s’impose aux uns comme aux autres. Les injustices sont aussi écologiques, et touchent alors des minorités humaines et d’autres vivants. Elles peuvent se recouper, elles sont alors intersectionnelles. Or on ne peut nier que LFI soit devenu l’un des lieux de convergence (pas le seul : il faudrait citer les Verts, et un grand nombre de mouvements sans visées électorales) d’aspirations, de militantismes et de théories qui ont été bien moins accueillis par un parti plus centriste comme le PS, et évidemment rejetés par le centre et la droite, qui approchent d’une manière gestionnaire, électoraliste, nationaliste et clivante le « peuple » français.
Bien sûr cette « partie de la gauche » qu’incarne LFI mais qui la déborde aussi n’est pas au-dessus de toute critique. On peut lui reprocher d’abord de franchir régulièrement l’abîme entre populisme de gauche et populisme de droite, de simplifier trop souvent sa propre stratégie, et de raviver des affects négatifs qui naissent des injustices, jusqu’à l’antisémitisme. C’est vrai, et c’était, c’est toujours le risque. Un risque d’autant plus grand qu’il est extrêmement facile, pour tous les opposants de LFI, pour ses adversaires choisissant de se donner un ennemi, de saisir toutes les occasions de montrer que les deux populismes sont identiques, que LFI est la version de gauche du RN. Pour résister, il aurait donc fallu que LFI, tous ses membres et sympathisants, et surtout son chef indéracinable, fussent… irréprochables, et cela n’a pas été le cas. Mais quelle est l’alternative ? Céder autrement à la facilité et par une simplification ultime, englober dans le même simplisme l’ensemble des savoirs et des expériences de la gauche, de LFI et de ses électeurs, et nommer ce simplisme : wokisme et islamo-gauchisme par exemple. Ce n’est certes pas l’intention de nos auteurs ; il reste que le syntagme de la « réduction au dénominateur commun "domination" » est la formule clef permettant de réduire une somme très hétérogène de pensées sur les relations de pouvoir, mais aussi sur les formes d’existence ou de vie qui débordent le pouvoir, en un adversaire imaginaire qui a porté différents noms, « pensée 68 », « déconstruction », « wokisme », et cela sans effleurer le contenu de ces théories. On conclura ce point en disant que ce qui différencie les ennemis de la « gauche de la gauche » de ses militants ou amis ou adversaires, c’est de la part de ces trois derniers une vigilance constante (donc à la fois interne et externe) pour éviter sa simplification autant que ses dérives, en particulier quand celles-ci prennent la voie de l’antisémitisme.
Cela nous amène au deuxième reproche que l’on peut faire à la « gauche de la gauche » : celui d’éluder la question juive en noyant l’antisémitisme dans le racisme, les « distinguer, nous dit Bruno Karsenti, n’impliquant aucune hiérarchisation des maux, mais appelant à un auto-examen différent dans chacun des types de discrimination et de violence, eu égard à leurs motivations respectives, et compte tenu du type singulier de minorité que les juifs incarnent. » C’est vrai. En effet rien n’empêche cette pensée de gauche de différencier antisémitisme et racisme (ou pourrait mettre aussi ce dernier terme au pluriel, sans entamer la force de cette première distinction), donc tout devrait la pousser à le faire, dans la mesure où pour elle chaque type de discrimination et de violence demande à être distingué des autres dans son histoire, sa structure et ses effets. En conséquence, tout devrait inciter la « gauche de la gauche » à traiter plus de la question juive, de la discrimination envers les juifs, des violences qu’ils subissent. C’est ici une exigence à la fois interne et externe, aussi importante que la vigilance dont nous parlions plus haut. Si l’une et l’autre s’exercent, l’antisémitisme de LFI perd son statut de présupposé et devient une dérive à combattre : il reste des tâches à accomplir, non un ennemi politique à cibler. A moins que LFI ne soit antisioniste par antisémitisme.
Deuxième présupposé : LFI est antisioniste et antisémite.
Ce second présupposé est clairement lié au premier, puisque c’est en réduisant tous les problèmes « au dénominateur commun "domination", et en associant le nom juif et celui d’Israël à celui des dominants » que « la gauche a fait entrer l’Europe, et tout spécialement la France, dans un grand moment antisémite. » Après la formulation de Bruno Karsenti, celle de Danny Trom : « Si donc les juifs, minorité structurelle, sont enclins à se solidariser avec toute minorité persécutée, ils ne le peuvent plus lorsque des fragments de ces minorités conjoncturelles visent une hégémonie de type majoritaire en se retournant contre eux ».
La formule de Bruno Karsenti nous dit que la gauche (de la gauche) a réduit tous les problèmes à une domination associée aux Juifs et à Israël : c’est ici immédiatement la définition de l’antisémitisme, qui laisse ouverte la question de la définition de cette gauche. Or il nous semble plus juste de dire que celle-ci implique une critique des formes multiples de domination, et que parmi elles, une seule est assimilée à celle des juifs, à savoir la domination de l’Etat israélien sur son territoire et sur les territoires occupés. Cette domination ne fait pas de doute ; dès lors, la critiquer, en tenant compte bien sûr de la partition entre territoire légitimé par le droit international et territoires occupés, est-ce alors mener, selon les termes de Bruno Karsenti, « une critique antisioniste prônant la destruction d’Israël » ?
Nous en doutons très fortement. Il existe certes un antisionisme non-critique qui prône la destruction d’Israël : il est dogmatique, ethno-nationaliste, religieux. Il est incarné explicitement par le Hamas et d’autres organisations terroristes, et on le retrouve, en soutien ou non au terrorisme, sous des formes diverses en Israël Palestine et dans les pays arabes ou non, donc aussi dans les pays occidentaux dont la France. Il a alimenté et ravivé un antisémitisme antérieur au sionisme et il est lui-même constamment ravivé par le conflit israélo-palestinien. Cette tendance, en elle-même très éloignée de la gauche, s’allie stratégiquement avec elle dans les manifestations pour la paix et pour la défense des droits des Palestiniens, et il faut une bonne dose d’aveuglement pour penser que chaque pancarte revendiquant une « Palestine libre de la rivière à la mer » est tenue par un fervent partisan d’un Etat binational. Cet antisionisme est antisémite parce qu’il nie le droit des juifs à une terre, qui est aussi terre-refuge. Mais la première distinction à faire, c’est alors celle qui le sépare d’une critique du sionisme.
Car le sionisme n’est pas au-dessus de toute critique. Dès son élaboration, son aspect ouvertement colonial (un colonialisme que partageait cependant une grande partie de la gauche, y compris de l’extrême gauche favorable aux « colonies de peuplement » sans Etat) a provoqué des débats y compris dans les congrès sionistes. Une frange minoritaire de juifs, établis ou non en Israël Palestine, une frange encore plus minoritaire de non-juifs, ont passé leur vie à lutter contre le désintérêt de la majorité pour la « question arabe », très ancienne s’il s’agit de la coexistence entre juifs et arabes (y compris en Palestine), très fortement ravivée avec le bouleversement démographique entraîné en Israël Palestine par le sionisme, la Shoah, l’immigration sur la terre refuge d’un nombre important de juifs arabes, et une politique visant clairement une majorité juive sur le territoire. Cette critique du sionisme, qui n’est pas celle de cette immigration mais du refus de considérer ses conséquences locales, implique aussi celle de la forme Etat qu’a pris Israël, puis de sa militarisation par Ben Gourion, dont il était très clair (et cela dès sa mise en œuvre) qu’elle compromettait toute solution à la question arabe, surtout en l’absence d’un Etat palestinien.
Cette critique du sionisme est de gauche en Israël, elle est de gauche en France : il l’y a rien là de surprenant. La gauche est attachée aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes sur leur propre territoire, mais mène une critique générale de l’homogénéisation du peuple en une unité nationale structurée par un pouvoir centralisé ; elle est assez lucide sur le fait que ce pouvoir central dresse les peuples les uns contre les autres et une majorité contre des minorités ; et sur le fait que dans des territoires où les populations risquent de se séparer et de s’enfermer dans des conflits ethno-nationaux, le recours à la forme-Etat, surtout au bénéfice d’une seule de ses populations, est génératrice de violence indissociablement policière et militaire. Les outils de cette critique sont mobilisables pour interpréter des situations très diverses d’un point de vue historique et géographique, ils s’adaptent et se façonnent en fonction d’elles, ils ouvrent des possibilités d’action politique. Quand elle s’applique à la situation en Israël Palestine, tout à s’adaptant à sa spécificité forte de cette situation, cette critique politique des institutions et des nationalismes converge alors avec celle du sionisme : l’une et l’autre échangent. Est-ce pour autant que brusquement elle dévoilerait une intentionnalité secrète, la « destruction d’Israël » ? Non : ni d’Israël comme peuple, puisqu’il va de soi que cette critique vise l’émancipation des peuples, pas leur destruction ; ni même d’Israël comme Etat, car ce qu’elle vise c’est la transformation de l’Etat, ou parfois sa transformation radicale : autrement dit, elle est ou révolutionnaire, ou réformiste, ou surtout minoritaire ; elle part alors de l’idée que dans la mesure où l’Etat ne risque pas de disparaître, c’est une résistance continue des minorités qui peuvent faire en sorte que leurs droits soient reconnus, ou par l’Etat et la loi, ou au moins par une part importante des autorités locales et de la population.
Cette gauche ne peut donc pas se reconnaître dans ce qui serait selon Bruno Karsenti la seule alternative à l’antisionisme, à savoir « la critique des injustices générées par la politique israélienne appelant à leur correction – y compris lorsque cette critique va jusqu’à envisager, par un mouvement qui ne peut toutefois émaner que de la société démocratique israélienne elle-même, un changement constitutionnel ». Tout d’abord parce que la formule se situe dans le cadre du réformisme restreint : elle considère les « injustices » comme autant de fautes politiques diverses qui n’auraient aucune cause historique ou structurelle, sinon peut-être dans la constitution. Or ne pas s’en tenir là, penser que l’injustice de cette politique est due au fait que la société israélienne a majoritairement glissé (en raison du conflit israélo-palestinien, mais aussi parce que c’est une tendance mondiale, indissociable du néolibéralisme) vers un nationalisme hostile, en partie religieux, qui engage le sionisme, s’en revendique et l’a transformé, rappeler que c’est le gouvernement issu de cette société qui s’en est pris à la Constitution elle-même et à la Cour suprême, ce n’est pas pour autant sombrer dans la « critique antisioniste ». Et si cette pensée a un fond de vérité, elle laisse bien peu d’espoir à une « correction » des injustices y compris par un changement constitutionnel « venant de la société démocratique israélienne elle-même ». Mais le cadre de cette formule n’est pas simplement réformiste : rappelons en effet que parmi les dernières « injustices générées par la politique israélienne », se trouve sa réponse à l’attaque terroriste du Hamas, et donc l’opération militaire à Gaza ayant entraîné pour le moment 35 000 morts et 80 000 blessés. Cela n’est pas dit dans les deux articles de K., qui ne font aucune référence à ces victimes, et aucune aux Palestiniens eux-mêmes. Il n’est par conséquent pas rappelé non plus que parmi les « injustices » se trouvent des crimes de guerre. Nous ne voyons même pas comment ces crimes pourraient être inclus dans des injustices rattrapées par une « correction » : si une erreur politique, une mauvaise loi, peuvent être corrigées, un crime ne peut l’être ; il a eu lieu, il ne peut donc qu’être sanctionné.
L’avantage alors de la formule de Danny Trom, c’est qu’elle parle des Palestiniens sans les nommer et en entendant justifier qu’on ne les nomme pas : « Si donc les juifs, minorité structurelle, sont enclins à se solidariser avec toute minorité persécutée, ils ne le peuvent plus lorsque des fragments de ces minorités conjoncturelles visent une hégémonie de type majoritaire en se retournant contre eux ; ils le peuvent d’autant moins si le seul lieu où les juifs sont parvenus à former une majorité conjoncturelle dans un État refuge est nié jusque dans son existence. » Traduisons en espérant avoir bien compris : une minorité persécutée, les Palestiniens, est aussi une minorité antisioniste, dont les fragments en diaspora profitent des chaînes d’équivalence entre revendications qui font la base stratégique de LFI pour participer à un mouvement, le Nouveau Front Populaire, qui vise une majorité conjoncturelle ; et dès lors, les juifs ne peuvent plus eux-mêmes se solidariser avec ce mouvement. En bref, tant que certains Palestiniens sont antisionistes, les juifs de gauche ne peuvent se solidariser avec eux et ceux qui les défendent. On peut répondre à cela que les Palestiniens, outre qu’ils ne sont pas par définition antisémites, ont des droits, donc des aspirations démocratiques, et que ce sont ces revendications démocratiques qui peuvent entrer avec d’autres dans une chaîne d’équivalence. Il en découle un dilemme, qui n’est ni plus ni moins, selon nous, que la formulation du dilemme des juifs de gauche quand ils ne mettent pas plus la question palestinienne que la question juive sous le tapis.
Reformuler le dilemme des juifs de gauche en tenant compte de la question arabe
Plus haut, nous parlions d’un devoir de vigilance interne et externe vis-à-vis de tout dérapage antisémite du côté de la gauche de la gauche, ainsi que d’une exigence : que cette gauche ( ainsi que les théories qui lui donnent, à elle entre autres, des outils) soit plus attentive à la question juive. Mais une autre exigence est de penser à la question arabe : n’a-t-elle pas toujours été, pour les juifs de gauche, leur schibboleth ? Mais dès lors, le dilemme des juifs de gauche devrait aussi inclure cette question, et nous proposons donc la formulation suivante :
Voter pour le Nouveau Front Populaire, c’est soutenir la lutte contre les discriminations, y compris celles que subissent les juifs et les Palestiniens ; mais la défense des droits des Palestiniens est toujours divisée entre une revendication démocratique et une position antisémite à ne pas mettre sous le tapis.
Cette formule place à notre avis le dilemme là où il se trouve. L’antisémitisme de gauche consiste historiquement à associer toute domination ou toute discrimination aux juifs. La critique du capitalisme, celle des finances, etc. s’est donc toujours divisée entre une revendication démocratique et une position antisémite. Il est acquis que dans ces domaines, une immense partie de la gauche se trouve aujourd’hui du côté de la revendication démocratique (ce qui n’exclut ni les dérapages, ni les exceptions). Aujourd’hui, la vraie division qui reste à opérer est donc celle qui concerne les discriminations et les violences que subissent les Palestiniens en Israël Palestine. C’est ici que se trouve le dilemme : une revendication démocratique visant à défendre les droits des Palestiniens et donc aussi à critiquer l’Etat et les colons israéliens qui ne les respectent pas, doit sans cesse être séparée d’une position antisémite, celle de l’antisionisme dont nous avons parlé plus haut ; or ce n’est pas un vote qui garantit cette séparation.
Depuis le 7 octobre, la position légitime et démocratique consiste à condamner aussi radicalement les crimes de guerre terroristes du Hamas et ceux, militaires, d’Israël. Elle est, dans sa légitimité même, en relation constante avec les procédures et les décisions du droit international, qui procèdent aux mêmes condamnations. Les manifestations qui ont soutenues et soutiennent encore la nécessité d’un cessez-le-feu, la fin des crimes à Gaza, l’application du droit international, sont donc légitimes. Elles ont joué un rôle dans le repositionnement des Etats eux-mêmes. Les Etats-Unis, l’Europe, la France, ont pris beaucoup de temps avant de modérer leur adhésion à la doctrine du « droit absolu d’Israël à se défendre ». Le constater, est-ce présupposer un philosémitisme d’Etat ? Oui, selon une position antisémite. Mais il restait et il reste légitime de critiquer l’incapacité de nos Etats et de l’Europe à tenir une cohérence entre leurs actions diplomatiques et humanitaires en faveur des Palestiniens et de la paix en Israël Palestine et leurs actions, leurs discours également, à visée stratégique bien plus que « philosémitique », qui prennent la direction inverse. Il restait et il reste donc légitime de défendre les droits des Palestiniens politiquement, de soutenir cette revendication démocratique dans les discours, dans la rue, dans la campagne en cours.
Que faire ?
Formulant le dilemme sans référence à la question arabe, nos auteurs proposent les issues suivantes. Selon Bruno Karsenti, « Le malheur des juifs n’est pas seulement de subir une poussée antisémite inédite. Il est de devoir se retrouver aux côtés des principaux agents de cette poussée pour s’opposer au nationalisme réactionnaire, raciste et xénophobe. Il est de résister au sein du camp de la gauche et de refuser obstinément d’en être expulsés, quitte à se situer au point de l’espace social où ils auront à affronter l’adversité la plus grande. » Danny Trom rejette un RN « issu des milieux pétainistes, colonialistes et négationnistes » qui se découvre « stratégiquement philosémite » en profitant du glissement à gauche de l’antisémitisme, un centre qui « se tient donc au-delà de l’antisémitisme et de la lutte contre l’antisémitisme », et une France insoumise « sincèrement antisémite, dès lors qu’elle purge ceux qui ne le sont pas ». Dès lors « pour qui voter ? En attendant que la gauche s’assainisse, ne demeure que le court terme des calculs incertains, des solidarités sans réciprocité, des paris inconsidérés. »
Analysons ces solutions en incluant la question palestinienne. Selon Bruno Karsenti il s’agit donc de voter pour le Nouveau Front Populaire, mais pas seulement : il faut aussi engager à partir de ce vote une lutte de terrain constante, afin d’affronter l’antisémitisme de gauche et son antisionisme, de rappeler constamment la spécificité de l’antisémitisme, insoluble dans le racisme. C’est une authentique stratégie de gauche. Elle nous semble plus active et plus efficace que d’attendre que la gauche « s’assainisse », à moins que l’on participe à ce qui est plus une démarche de lutte contre les positions illégitimes que d’ « assainissement », et dès lors les solutions des deux auteurs sont les mêmes. Mais dans l’action ici préconisée, choisissent-elles le bon terrain ?
Côtoyer au quotidien, à Hénin-Beaumont et ailleurs, les gens que le PS avait abandonnés, éviter leur glissement vers l’extrême droite, partir de leurs préoccupations et de leur colère, éviter que celles-ci ne s’orientent vers une haine anti-immigrés et leur donner une vraie force sociale et politique, faire émaner la pensée politique elle-même de ces conditions de vie populaires, toute cette stratégie était et reste le fil conducteur de la politique de LFI. Cette lutte a été largement entamée au moment où le FN tirait tous les dividendes de son antisémitisme. L’ironie du sort, c’est qu’aujourd’hui il s’agisse de côtoyer les membres de LFI, que ce soit là l’espace social de « l’adversité la plus grande ».
Mais l’adversité la plus grande est dans un espace plus déterminé : il est dans le champ de la lutte pour les droits des Palestiniens. Parce que c’est là que se rencontrent aujourd’hui deux pôles, une revendication démocratique et une position antisioniste ou antisémite ; aussi parce que c’est dans cet espace que, parler, agir, manifester, c’est s’attirer immédiatement des accusations externes d’antisémitisme et, si l’on est juif, de traîtrise. C’est donc sur ce terrain que les juifs de gauche peuvent (comme certains le font déjà) lutter efficacement contre l’antisionisme et l’antisémitisme, mais aussi pour une coexistence pacifique de toutes les composantes d’Israël Palestine. Soulignons que pour cette coexistence, il faudra plus qu’un changement constitutionnel émanant « de la société démocratique israélienne ». Il faudra que ce changement émane d’une société démocratique israélienne et palestinienne, laquelle, dans les circonstances actuelles, ne peut s’élaborer qu’avec une action déterminante de la communauté internationale.
Voilà donc selon nous l’issue du dilemme : voter à gauche et, sur le terrain des idées comme de l’action, lutter à la fois contre l’antisémitisme et l’effacement de la question arabe, et pour l’avènement d’une société démocratique israélienne et palestinienne.