On trouve aux Archives municipales et métropolitaines de Grenoble trois délibérations portant sur le « changement de dénominations de diverses voies » ayant été votées entre novembre 1938 et mars 1941 par le Conseil Municipal. Le fait intéressant est qu’elles aient été présentées toutes trois par les élus qui les ont votées comme liées entre elles, même si la première d’entre elles a été votée avant le démarrage du deuxième conflit mondial. Le ver du nationalisme était-il donc déjà entré dans le fruit ? (Le maire de Grenoble, l'avocat Paul Cocat, radical élu en 1935 a été maintenu à son poste par Vichy).
Paul Cocat entame un virage notable dans les dénominations dans une ville en pleine expansion depuis 1925 sous l’égide du maire SFIO Paul Mistral, mais il est sous le feu des critiques des amis du grand maire disparu en 1932. Ainsi, le « boulevard des fortifications » ne portera finalement pas le nom de l’édile socialiste formé par Jules Guesde et Jean Jaurès, mais celui toujours en vigueur aujourd'hui des maréchaux Foch et Joffre, dans un nouveau climat politique de compromission avec les idées rances de la droite extrême, dans lequel on pourra entendre un Daladier affirmer que question migratoire et sécurité du territoire ne font qu'un.*
Le docteur Leon Martin s’oppose à cette décision car « Si Grenoble est devenue une belle ville, avec des possibilités d’extension assurées, si des cités d’habitation bon marché ont été construites, si le parc, la place et le boulevard extérieur ont été crées, c’est à lui que nous le devons. »** mais il doit faire face à des accusations d’antimilitarisme, alors qu’il était lui-même engagé volontaire pendant le Premier conflit mondial. Moins de deux ans plus tard, député il votera contre l’octroi des pouvoirs constituants à Pétain le 10 juillet 1940 et au péril de sa vie il s’engagera dans la Résistance***.
« Notre commission a tout d’abord estimé être l’interprète des sentiments de l’Assemblée municipale, comme de ceux de notre cité, en donnant le nom de “Maréchal Pétain” à un grand boulevard de Grenoble ». Après la défaite de 1940, la municipalité met à l’étude révision d’ensemble des rues de Grenoble (« changement de dénominations de diverses voies », 20 déc. 1940) pour entrer dans le cadre idéologique du régime vichyste.
Les coloniaux « Lyautey, l’Africain dont le génie colonisateur sut réaliser dans notre empire ce prodige marocain » et Mangin voient à cette occasion leurs noms attachés à deux grands axes urbains et la partie du boulevard Gambetta, qui rejoignait les boulevards des maréchaux Joffre et Foch prend le nom du Maréchal Petain, exprimant ainsi symboliquement la dimension antirépublicaine de la révolution nationale. La boucle était donc alors bouclée, cette délibération de la fin de l'année 1940 poursuit l'oeuvre entamée avec la première datant de 1938 !
En lien avec la révolution nationale, la dénonciation des « ennemis intérieurs » de la France culmine avec la mise en cause de la gauche ; les anarchistes, les ouvriers grévistes et les manifestants soutenus par les socialistes. C’est pourquoi des empreintes laissées par la municipalité de Paul Mistral et le mouvement social comme « Les rues Louise Michel, Jules Guesde, Albert Thomas, Edouard Vaillant, dont les dénominations empruntées au domaine exclusivement politique, accusent trop visiblement une intention de polémique qui ne doit passe trouver sur les murs de notre cité. » sont effacées. (Mais étonnamment la rue E. Reclus échappe à la purge).
Elles prennent les nom de personnalités correctes aux yeux du pouvoir Jean Mermoz****, Niepce, Daguerre et Jules-Lemaître, qui sont elles compatibles avec cette pensée, sans antagonisme et sans lutte des classes, qui était alors accusée par des intellectuels d'extrême droite d’avoir affaibli la France.
On peut en effet reconnaître dans la distribution des nouveaux noms l’inspiration de la pensée de Barrès (décédé en 1923). Si Maurice Barrès lui même ne se voit attribuer qu’une modeste rue, anciennement rue du Progrès, dans le quartier de la Bajatière (elle existe toujours), de nombreux ingrédients de son idéologie « irriguent » les nouvelles dénominations l’espace public.
« Nous pensons qu’il convient aujourd’hui plus que jamais d’affirmer cette chaîne d’héroïsme qui remontant à travers les siècles jusqu’aux origines de notre Patrie souligne à nos yeux et à nos coeurs les traits immortels de notre France : c’est pourquoi nous avons voulu que les noms les plus purs de l’héroïsme français ... ceux de Jeanne d’Arc (ancienne rue de l'Industrie), de Duguesclin, de Jean Bart, aient place dans notre cité. »
On reconnaît dans cet extrait de la délibération du 5 mars 1941, sa version conservatrice de l’identité nationale, axée sur le thème de la « terre et des morts » et d’une continuité du pays assurée par la chaîne qui relie les vivants et les morts. Une conception du récit national d'ailleurs empruntée par Barrès à Michelet voulant montrer que l’identité de la France repose sur une communauté historique.
Également, la religion catholique est mobilisée en tant qu’elle apparaissait à Barrès et à ses disciples comme un facteur de permanence et de continuité historique, mais aussi et surtout en réaction à une IIIe République accusée d'avoir mené une politique de sécularisation de la société française dès 1882 en ce qui concerne l’enseignement. On se souvient des attaques qu'avait dû essuyer Ferdinand Buisson et son ami grenoblois Aristide Rey lors de l'affaire de Cempuis contemporaine de l'Affaire Dreyfus.*****
Ainsi, on trouve parmi les dénominations de mars 1941 le nom d’Aymon de Chissé, évêque de Grenoble de 1488 à 1427, qui ampute désormais la moitié de la rue Lachman, du nom du botaniste, précurseur de l’écologie et ancien adjoint à l’instruction publique à la fin du 19e s.
Comment ne pas y voir une attaque de la politique scolaire de la IIIe République ?
D’autres noms sont sorti d’un récit historique relevant d’un Moyen Age mythifié******. « Nous avons le devoir dans la dénomination des voies de Grenoble de […] faire revivre et perpétuer dans nos mémoires l’histoire de notre ville et de notre province, et nous entendons par là non seulement les noms de personnages dauphinois de naissance ou d’adoption qui ont illustré leur petite patrie, mais aussi certaines appellations locales qui sont dignes d’être tirées de l’oubli ... » [...] « qu’ il nous paraît souhaitable de voir continuer, notamment dans le sens du rétablissement de vieux noms traditionnels. »
Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la période contemporaine et le discours d'un Darmanin, lorsque la première cible de Barrès (on le trouve explicitement dans son programme lors des élections législatives de 1893 qui reprenait les thèses xénophobes de Boulanger) était les travailleurs étrangers nombreux en France et dans lesquels il voyait un ennemi intérieur. Mais, alors que les immigrés formaient le groupe social le plus pauvre et le plus exploité du pays, Barrès les présentait à dessein comme des dominants et des privilégiés, inversant ainsi totalement la relation de domination. Les préjugés raciaux n’étaient pas non plus absents de sa définition de l’identité nationale avec notamment une dimension antisémite après le déclenchement de l’affaire Dreyfus en 1894.
Cette dimension est présente dans la délibération du 5 mars 1941, avec la création d’un boulevard Colonel Driant (qui est situé dans le prolongement du boulevard Clémenceau en remplacement du boulevard du Parc). Peu après le suicide de son beau-père le général Boulanger, à la suite de sa tentative de renversement du régime républicain, l'officier Driant entame une carrière politique dans laquelle il se trouve proche des mouvements nationalistes ; il est l'initiateur de ligues marquées par un fort antisocialisme (telle que la « ligue Jeanne d’Arc ») et il est élu aux élections législatives de 1910.
Dans ses écrits, les ennemis, que ce soient les autres États européens ou les peuples non européens, sont omniprésents, ils représentent une culture toujours jugée hostile. Ses histoires sont en particulier animées par une crainte obsessionnelle de voir les populations des pays colonisés se débarrasser par la force de la domination des nations coloniales européennes. Il écrit à ce sujet une sorte de roman d’anticipation en 1894 L’Invasion noire, où les populations d’Afrique noire se révoltent sous l’influence de chefs musulmans venus de Turquie. Il est donc à lui seul l'ancêtre de Renaud Camus et de Zemmour. Et aujourd'hui une école porte également son nom ...
On peut comprendre l’enthousiasme de Petain après sa visite triomphale du 19 mars 1941 ! Mais une réalité qui n’est pas sans poser de questions quant au maintien de certaines de ces dénominations antisémites et xénophobes, surtout dans le contexte actuel de retour en force de l’idéologie d’extrême-droite appuyée par le gouvernement macroniste et d'inquiétante dérive de bien des forces politiques auto-proclamées « républicaines », qui n'est que la répétition de l'année 1938 ?
@jsoldeville
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* À la chute du Front populaire en 1938, le nouveau président du Conseil, Édouard Daladier, donne le ton en déclarant, lors de son discours inaugural devant les députés : « Tous les problèmes économiques, sociaux, politiques, sont étroitement unis au problème de notre sécurité ». Les décisions seront donc prises par décret, ce que le Front populaire s’est refusé à faire, hormis en une seule occasion, avec un résultat désastreux. Dans l’esprit de Daladier, question migratoire et sécurité du territoire ne font qu’un. Il avertit dans le même discours que « le gouvernement n’admettra pas que des influences étrangères, que des agitations provoquées par des étrangers indésirables puissent porter atteinte à l’entière liberté de ses décisions ». In Les frontières de la République, Mary Dewhurst Lewis, 2010
** « Paul Mistral a marqué de son génie le développement de Grenoble. Nos concitoyens, d’ailleurs se souviennent de lui et les générations futures seront obligées, à leur tour de reconnaître la valeur du travail accompli par ce maire d’une rare conscience. » […] « Il est à la base de notre plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension, à la base d’importantes réalisations d’urbanisme, à la base de l’exposition de 1925 : je veux parler de Paul Mistral : personne ne peut lui contester la paternité d’une telle œuvre et c’est la raison pour laquelle je pensais que le nom de ce grand maire serait donné sinon du moins à la partie de cette voie située entre la place Paul Mistral et le cours Jean-Jaurès ». […] « Si Grenoble est devenue une belle ville, avec des possibilités d’extension assurées, si des cités d’habitation bon marché ont été construites, si le parc, la place et le boulevard extérieur ont été crées, c’est à lui que nous le devons. » Déclaration de Leon Martin, délibération du 18 novembre 1938.
*** biographie du docteur Leon Martin https://maitron.fr/spip.php?article120592
**** Jean Mermoz était très actif dans les réseaux d'extrême-droite nationaliste : en 1936 il a participé à la fondation du PSF dirigé par le colonel de La Rocque
*****sur l'affaire de la piscine de Cempuis : https://blogs.mediapart.fr/jerome-soldeville/blog/200222/ferdinand-buisson-et-la-piscine-de-cempuis
****** sur la statue du preux chevalier Bayard à laquelle Petain a rendu visite en mars 1941: https://blogs.mediapart.fr/jerome-soldeville/blog/260223/pauline-leon-contre-francois-charrette