Le projet de Ferdinand Buisson a été en germe dès l’effondrement du Second Empire en 1870, évènement crucial qui l'a ramené à Paris, comme d'autres exilés politiques animés par l'espoir de la renaissance de la République, pour y créer un orphelinat dans le 17e arrondissement sous l’égide de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT). Ce fut le premier orphelinat laïque et aussi la première école où il voulut donner une instruction intégrale aux enfants sans séparation des sexes.
Parallèlement, il collabora, avec un groupe d’amies et d’amis, rassemblés autour de l’écrivaine féministe André Léo, à La République des Travailleurs, éphémère hebdomadaire de la section parisienne Batignolles et Ternes de l’Internationale, auquel contribuaient également les frères Élisée et Élie Reclus, le Grenoblois Aristide Rey et sa compagne Isaure Perier, le socialiste Benoit Malon, l’éducateur Joanny Rama, etc.
Ce dernier rédigea un manifeste, publié au JO de la Commune de Paris en date du 13 avril 1871, dans lequel il défendait déjà le principe d’une éducation gratuite, obligatoire et laïque, en se fondant sur des principes qui « se résument dans la justice, dans l’inviolabilité, le respect de la personne humaine, sans distinction de race, de nationalité, de croyance, de position sociale, de sexe ni d’âge », lesquels sont « distincts de tout culte, de toute religion, de tout système philosophique ».
Après l’issue sanglante de la Commune, Ferdinand Buisson persista dans la voie d’une expérience pédagogique révolutionnaire. Alors qu'il avait été nommé directeur de l’enseignement primaire par J. Ferry, une occasion finit par se présenter avec le décès d’un riche négociant de l’Oise, du nom de Gabriel Prévost, qui fit du département de la Seine le légataire de sa fortune à la condition qu'elle fut affectée « au plus grand nombre d’enfants des deux sexes ».
Ferdinand Buisson et son ami Aristide Rey, rapporteur du legs Prévost, y virent l'opportunité de créer un nouvel orphelinat à Cempuis (Oise) et en proposèrent la direction à Paul Robin (Rey et Robin s’étaient rencontrés en 1865 à l’occasion d’un congrès international des étudiants qui s'était tenu à Liège, participation qui avait d'ailleurs valu au Grenoblois son exclusion à vie de l'université de Paris par Napoléon III). Paul Robin prit la tête de l’établissement en décembre 1880, nommé par le préfet de la Seine et sous le contrôle d’une commission administrative départementale, composée de cinq élus, dont Aristide Rey, et de cinq représentants du Préfet, dont Ferdinand Buisson.
Leur choix s’était assez naturellement porté sur Paul Robin, car ce dernier avait publié une foule d’articles de pédagogie et il avait présenté aux Congrès de l’Internationale Socialiste sa vision de l’« Education intégrale », qu’il définissait ainsi : « Par ce mot éducation intégrale nous entendons celle qui tend au développement progressif et bien équilibré de l’être tout entier sans lacunes ni mutilation, sans qu’aucun côté de la nature humaine soit négligé ni systématiquement sacrifié à un autre. » Une aventure qu’il mènera pendant 14 longues années à Cempuis.
Contrairement à l’enseignement de l’époque, qui réduisait au minimum le nombre de sujets sur lesquels se fondait l’instruction, lire, écrire, compter, les activités physiques et le chant prenaient une place importante dans l’enseignement à Cempuis ; ainsi, Robin fit creuser dans le jardin de l'orphelinat une piscine dans laquelle garçons et filles apprendraient à nager ensemble. C’était de la pure pornographie pour les bien-pensants de l’époque ! Mais Robin avait bien entendu l’appui total de Buisson et de Rey.
Si le scandale ne fut pas immédiat, une campagne de presse se déchaîna contre l’orphelinat de Cempuis en 1894, pour le dénoncer comme un lieu de subversion sociale et de perversion morale, ce qui aura pour son directeur des conséquences dramatiques : « M. Robin, directeur de la porcherie municipale de Cempuis, a été exécuté hier en plein Conseil des Ministres. C’est l’effondrement complet du système pornographique de la co-éducation des sexes. » expliquait doctement Le Quotidien « La libre parole » le 1er septembre 1894. Le même journal du nationaliste et polémiste Edouard Drumont, qui faisait de l’antisémitisme son cheval de bataille, titrera un mois plus tard (1er novembre 1894) « Arrestation de l’officier juif Dreyfus ». Ce qui donne le ton et précise l'origine politique des attaques contre l'expérience de Cempuis !
Survenant dans un contexte politique particulièrement sensible de vague d’attentats anarchistes et de tentative de ralliement des catholiques à la République, le scandale de la « porcherie municipale de Cempuis » déboucha sur la révocation de Paul Robin, qui avait été lâché politiquement, le 31 août 1894. Sacrifié donc sur l'autel de la raison d’État ... et en raison d’une piscine mixte ... Aristide Rey lui sera battu lors d'élections législatives à Grenoble quelques années plus tard. En lien avec la puissance des tenants de l'ordre moral ? Quant à Ferdinand Buisson, qui était la véritable cible de la campagne de l'extrême-droite catholique, qui ne lui pardonnait pas les lois scolaires laïques de 1881 et 1882, il parviendra à sauver sa tête, deviendra député et jouera même un rôle déterminant dans la loi de séparation de décembre 1905, largement inspirée d'un rapport de la Commission parlementaire rédigé sous sa présidence.
@jsoldeville