L'indéboulonnable M. Bolloré
L'année électorale 2022 avait déjà permis à la rhétorique xénophobe ainsi qu'aux théories les plus réactionnaires de prospérer, sous fond de crise sociale et écologique inédites, y compris sur les chaînes de l’audiovisuel public. Une tendance que le nombre inédit de député-es d'extrême-droite RN a évidemment accentué.
Au lieu de faire barrage au fascisme et au courant identitaire, la macronie a accéléré la reddition à Bolloré et le naufrage des médias français, comme les évenements de ce début du mois de juillet en ont fait la démonstration.
En effet, lorsque le ministre de l’éducation nationale Pap N'Diaye, qui vient d'être débarqué de son poste par Macron, a qualifié CNews et Europe 1 de médias « contrôlés par un personnage manifestement très proche de l’extrême droite la plus radicale », cela a valu à N'Diaye le triste privilège à la fois d'être très critiqué par LR et le RN, et de n'avoir quasiment pas de soutien au sein de l’exécutif, qui donne pourtant des leçons de républicanisme à toute la gauche.
Personne au gouvernement, au sein de la majorité, à Matignon ou à l’Elysée pour le défendre. « Qui, parmi eux, a la moindre idée de ce qu’est le racisme ? », s’est ému publiquement l’historien des minorités, cible des réactionnaires racistes de la droite et de l’extrême droite.
Une unique et misérable réaction, prononcée au nom de l'exécutif macroniste rapportée par le porte-parole du gouvernement, pour rappeler que « la liberté de la presse, la liberté de la diversité d’opinions et la liberté d’expression (...) s’applique aussi aux ministres ».
Veran considèrerait donc que l'expression d'idées racistes sur Cnews et Europe 1 comme une expression comme une autre, ou comme une opinion relevant de la liberté d'expression, alors que depuis le vote de la loi Taubira le 21 mai 2001, la France a été le premier pays au monde à reconnaître l’esclavage et la traite négrière ? Quelle sérieuse dissonance cognitive !
Est-il interdit pour un politique macroniste d'affimer en toute objectivité qu'une partie importante des médias français se trouvent aujourd'hui dans les mains de l'extrême-droite et peuvent librement diffuser son idéologie mortifère pour la démocratie ?
La puissance des mots prépare le fascisme
Bolloré, c'est le mot interdit, réagit Isabelle Roberts, historienne des medias sur ASI. On ne veut pas se fâcher avec un industriel aussi puissant que lui. Même le service public ! D'ailleurs, le service public est très souvent la cible du groupe de Vincent Bolloré, que ce soit CNews ou Europe 1. Le service public, dans son ensemble, est considéré très régulièrement comme un repère de gauchistes qui ne ferait preuve d'aucun pluralisme. C'est le retournement de la charge qui est typique de ce groupe. »
Faisant écho aux mots de Zemmour du 30 mars 2023 sur BFMTV, éructant « Je suis le seul à combattre vraiment la gauche et l'idéologie de gauche qui s'exprime par la nupeisation générale des esprits », le 11 juillet 2023, lors des questions au gouvernement, le ministre Veran répondait ainsi à un député de la NUPES, en pointe au moment de la bataille des retraites :
« Que vous est-il arrivé, M. le Député Jerome Guedj [...] ? Est-ce que c'est la 'Nupessisation' (sic) qui vous a rendu aveugle aux progrès pour les Français ? ». Après le retournement de la charge, évoque plus haut, un exemple, dans la bouche du ministre cette fois, de l'inversion des valeurs, autre procédé rhétorique classique, qui est cher à l'extrême-droite antirépublicaine.
« La puissance des mots est si grande qu'il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses ». Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895)
Ce sont donc les mots du zemmourisme qui sont entrés dans le vocabulaire de la minorité présidentielle, qui a perdu ses derniers repères républicains. Après le terme de « décivilisation » qui ne serait « pas l'apanage » de l'extrême droite pour Veran, la prochaine étape sera-t-elle la reprise de la théorie xénophobe du « grand remplacement », si l'on en croit l'attraction qu'exerce sur le ministre le modèle de la sociale-démocratie danoise, dont la doctrine en matière d'immigration est corrompue par les concepts d'extrême-droite, ce qui fait dire à un opposant interviewé par Mediapart : « Je pense que nous sommes déjà dans un État fasciste. Ce n’est pas ma crainte, c’est ma réalité. Ce n’est pas une peur de l’avenir, c’est une réalité que nous vivons. »*
Impensé colonial et relents vichystes
L'explication de cette dérive politique ne se trouve-t-elle pas dans l'absence de traitement de questions françaises toujours en suspens, non assumées ?
Le ministre ex-socialiste n'est pas le premier a suivre cette voie dangereuse : ainsi Marcel Gauchet, intellectuel venu de la gauche, aujourd'hui converti au conservatisme le plus rance, pour lequel « l'immigrationnisme opére un détournement du roman national français aux perspectives ravageuses » et qui annonce la disparition de la patrie des droits de l'homme « au nom des droits universels de ceux qui demandent à la rejoindre. »
L'exécution extra judiciaire de Nahel, un jeune francais issu des quartiers, et la répression qui a suivi tous les appels à manifester indiquent que le terrible poison que constitue le racisme a profondément pénétré le corps social et que notre société démocratique est maintenant confrontée à un danger mortel.
Nous assistons ce jour à l'accélération de la crise politique provoquée par la sécession d'une partie de la police nationale, dont au moins deux des principaux chefs mettent en cause le fonctionnement des institutions de la République, l’indépendance de la justice, l’égalité devant la loi et la séparation des pouvoirs, un fait sans précédent dans l’histoire de nos institutions depuis le guerre d’Algérie. Le ministre se tait face à cette mutinerie.
Les mots d'Aimé Cesaire dans son discours sur le colonialisme trouvent une résonance dans notre actualité, avec une force particulière, même s'ils datent de 1955 :
« Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de CRS, chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés ? »
Ne doit-on pas, après la bataille des retraites, faire un parallèle avec cette description des rapports entre dominants et dominés dans la société coloniale décrite par Cesaire ? Macron, Veran et consorts ont obtenu leur victoire à la chicotte : on sait maintenant que cette contre-réforme était techniquement inutile et qu'elle sera coûteuse ; mais ne s'agissait-il pas pour le pouvoir d'asseoir sa domination, avec la morgue et la suffisance qu'on lui connaît, afin de poursuivre la destruction de l'Etat social issu de 1945.
« Entre chaque colonisateur et colonisé, il n'y a pas de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, l'impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.»
Au vieil impensé colonial décrit par Césaire, s'ajoute l'héritage toujours non assumé et non éradiqué de la Révolution nationale de Vichy fondé sur l'idée selon laquelle ne peuvent participer au même héritage que des hommes unis par des liens du sang et qui rejette l'universalisme issu des Lumières et de la Révolution française.
La République démocratique et sociale est menacée sur ses bases par la mutinerie de la police et par les attaques des factieux. On va pouvoir bientôt mesurer la gravité du danger !
Sans succès, Veran a tenté jusqu'à la caricature de flétrir l'unique force politique en mesure en France de lutter en contre la fascisation de la société et contre la progression de l'extrême-droite.
Il n'est peut-être pas trop tard pour que l'urgence réveille des partis et des politiques ayant déjà cédé aux sirènes de l'identité, à force d'adopter l'agenda de l'extrême-droite sur l'immigration.
@jsoldeville
*https://www.mediapart.fr/journal/international/110723/au-danemark-l-extreme-droite-corrompu-tout-le-champ-politique