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Billet de blog 25 juillet 2019

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Cosmos-sur-Avron - Chapitre 3

Une nouvelle policière et fantastique qui se déroule à Paris, rue d'Avron. A lire et à déguster en terrasse, sans modération, en bonne compagnie silencieuse et attentive, voire servile si le cœur vous en dit. Chapitre 3 INTERDIT AUX MINEUR(E)S - EN EXCLUSIVITÉ POUR LES HABITANTS DU HAUT LIMOUSIN

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Illustration 1

Chapitre 3

La danseuse de flamenco

À peine remarqué-je cette gamine en traversant la salle du Cosmos. Elle me tourne le dos, en pleine conversation avec Ibrahim qui essuie les verres avec un entrain inaccoutumé derrière les cinq tireuses à bière. Au moment où je m’apprête à passer dans l’arrière-salle, une voix féminine m’interpelle, sèchement : « Toi, là ! »

Je me retourne. En jean noir cintré, fendu au niveau de la cuisse, épaisses baskets à bandes colorées, une superbe gamine d’à peine seize ans me toise du noir de ses Ray Ban cerclées or, trop grandes pour un visage encadré par de longs cheveux blonds bouclés. Sur un tee-shirt blanc à col en v, un peu lâche, est inscrit : « Pourquoi moi ? », en hautes lettres de velours ocre, cousues derrière de minuscules rondelles scintillantes argentées. Plus bas, en plus petit : « Pourquoi pas moi ? ». En jetée épaulée, comme une marque de noblesse, une écharpe de tissu beige fripée, terminée de franges dorées. En bandoulière, une grande sacoche kaki qu’on dirait issue des surplus de l’armée. Un peu de mousse sur les lèvres, elle tient une choppe de bière à la main. Dans un bar bas de gamme comme le Cosmos, une telle présence féminine tient de la magie.

« T’es encore plus minable que d’habitude ! me lance-t-elle crânement.

— Comment ?

— Tu m’as comprise, va. (Reconnaissons-le : pas rasé depuis deux jours, chemise froissée et vieilles tongs — la chaleur est accablante —, tout cela ne joue pas en ma faveur.)

— Qu’est-ce que vous voulez ? Ça fait un bail que je n’ai plus affaire à des collégiennes. »

Sortant d’une entrevue désagréable avec l’un de mes collaborateurs, j’ai perdu toute patience ; cet ancien pilote de rallye se plaint de trop de risques pour presque rien ; je lui ai répondu que dix mille euros net mensuels — pour livrer en Europe des véhicules sans jamais se faire contrôler par les autorités —, ce n’est pas presque rien : c’est tout et c’est à prendre ou à partir tout de suite. Il a pris. Je lui ai accordé une prime de cinq mille euros, et il m’a quitté avec l’impression d’être le vainqueur. Ce que je ne lui ai pas dit, c’est que c’est là sa seule indemnité de licenciement. La gosse retire ses lunettes et les passe dans un montant de son jean ; je n’ai jamais croisé d’yeux d’un vert clair aussi pur. Beaucoup de types — pas forcément aussi jeunes qu’elle — doivent souvent songer à la meilleure méthode pour les attraper et les garder à portée de baiser.

« Ça, c’est un tort : c’est des proies faciles pour les salauds de ton espèce.

— Mais enfin, qui êtes-vous ? Que venez-vous faire au Cosmos ? Finis ta bière et tire-toi : je ne suis pas d’humeur à me laisser balader par une gosse.

— Je n’ai jamais été une enfant.

— Ibrahim, elle a payé sa bière ? (Il fait non de la tête.) Fais-lui-en cadeau et fais-la déguerpir. Le Cosmos n’a jamais été une nursery.

— On me parle pas comme ça ! s’écrie la gosse.

— Mais merde ! Fermez-la un peu ! » répondé-je en reprenant mon chemin vers l’arrière-salle. Irrité par cette intrusion, pensant au nombre de sujets en attente, je m’assieds à ma table de travail, armé de mon critérium en argent, orné d’une ancre de la Marine Nationale — cadeau souvenir d’une difficile mission de négociation en Amérique du Sud. La veille, au palace Hôtel de Crillon, j’ai revendu à prix d’ami deux Mercedes SLS AMG V8, directement importées d’Allemagne, à un sultan pour les dix-sept ans de son fils. Il a longuement hésité entre deux coloris avant, sur mes conseils, d’acquérir les deux. Je mets en route l’ordinateur que je laisse au Cosmos et fais passer mon index au-dessus du lecteur d’empreintes digitales, avant de connecter mon disque dur blindé, ultra sécurisé. Il abrite mes données confidentielles ; aucune d’entre elles ne reste sur les différents ordinateurs que j’utilise au gré de mes déplacements.

Au moment où je commencer à vérifier une facture falsifiée, j’entends un choc sur un mur de la salle et un bruit de verre brisé, suivi d’un éclat de rire rageur. Je me lève d’un bond. La gosse, juchée sur le comptoir, bat des pieds en rythme, bras levés au-dessus de la tête, comme une danseuse de flamenco. Médusé, je la regarde ; Ibrahim s’empresse d’attraper sa guitare derrière la caisse, à côté de sa batte de base-ball — outil destiné au règlement des litiges locaux ; il accorde rapidement son instrument, puis enchaîne legato des rafales d’accords hispanisants, grand sourire aux lèvres — avant d’acheter le Cosmos, il gagnait sa vie comme musicien de mariage. Sur le zinc tremblant sous ses pas, la danseuse se déplace avec grâce, brio et énergie. Leur prestation parait parfaitement rodée — ce qui ne laisse pas de me surprendre. Les petits cris haut perchés de la gosse me tapent sur les nerfs. « Arrêtez ça ! m’écrié-je. Tout de suite ! » Pas de réaction ; ils semblent reliés par un fil invisible qui ne concerne qu’eux — à tel point que je me sens soudain de trop. Je hausse les épaules, puis quitte le Cosmos pour un autre bar, Porte de Montreuil. Il est près de midi ; le soleil brille dans un ciel d’azur. Sur une des tables du trottoir, abrité par un parasol Cinzano, je commande une bière blanche. J’essaye un moment de comprendre ce qui se passe au Cosmos, avant de décider que c’est inutile ; je n’ai qu’à attendre une heure ou deux avant d’y retourner ; la gamine se sera fatiguée à jouer les danseuses ; à mon avis, c’est une camée qui ne paraît pas son âge — à moins qu’elle ne soit simplement ivre ou même à moitié dingue.

À quatorze heures, après un steak semelle à point et trois autres bières, je reprends le chemin du Cosmos ; la tête me tourne ; avec la transpiration, ma chemise colle à la peau. Rue d’Avron, un attroupement attire mon attention. Je presse le pas ; une bonne trentaine de badauds, tous masculins, s’agglutinent devant le bar, donnant de la voix et des sifflets. Je joue des coudes pour mieux voir. Les yeux exorbités, le front en sueur, Ibrahim mitraille des cascades d’accords à la danseuse, maintenant torse et pieds nus, survoltée, virevoltant sur le comptoir. Le spectacle est de premier ordre. Dès qu’elle m’aperçoit au premier rang, elle saute à terre et se dirige droit sur moi, tout en continuant de danser ; elle m’attrape par le bras et, avec une force étonnante, m’entraîne dans la salle où elle me malmène en me faisant pivoter sur moi-même au milieu des chaises et des tables. Alors que je commence à me dégager, il me semble entendre, par-dessus les cris et la musique, une sirène de police. Je ne me trompe pas ; le public s’égaille à contrecœur et trois policiers en tenue font irruption. Ibrahim conclut par une série de notes fiévreuses, défiant du regard les trouble-fête. La gosse, à nouveau debout sur le zinc, se fige, impériale. « Sortez d’ici ! leur intime-t-elle, le doigt pointé vers eux. Vous êtes dans une république de la France ! » Les policiers s’interrogent du regard, décontenancés.

« Descendez tout de suite ! finit par commander l’un d’eux. Vous troublez l’ordre public !

— L’ordre, public ou pas, je m’en fous ! répond-t-elle. J’y suis, j’y reste ! »

Le plus gradé fait signe aux deux autres qui entreprennent de se saisir d’elle. Elle leur glisse entre les mains, avant que l’un ne monte sur le comptoir et parvienne enfin à la ceinturer. Elle se débat comme une furie, crachant, hurlant. À grand-peine, ils finissent par la maîtriser et la poussent dans l’arrière-salle. Cinq ou six spectateurs désœuvrés occupent encore le trottoir d’en face. Le Cosmos s’est vidé de tous ses consommateurs. Le gradé s’installe pesamment à une table, retire sa casquette, s’éponge le front de la main, et appelle Ibrahim. Son talkie-walkie, posé devant lui, crachote à fort volume des annonces codées ponctuées de signaux stridents. Il a extrait de sa poche un carnet à souches.

« Comment s’appelle-t-elle ? interroge-t-il, trouvant enfin son stylo bille. D’où sort-elle ? C’est une mineure. Ça peut te mener loin.

— C’est interdit de faire la fête entre amis ? »

Le visage du policier se renfrogne aussitôt. Il baisse le volume du talkie-walkie. « Bien, tu le prends comme ça ? Alors d’accord, ça va s’arranger. On vous embarque tous les deux.

— Le Cosmos, c’est mon domaine, on y danse ce qu’on veut.

— Mets-la en sourdine, tu veux ? Forcer une gamine à s’exhiber pour rameuter les buveurs du coin, c’est une infraction, sans compter…

— Je sais déjà : l’atteinte au trouble public.

— Ah, tu feras moins ton mariole tout à l’heure, oooh que oui. »

Je décide d’intervenir. « Monsieur l’officier.

— Oui. Qui êtes-vous ? dit-il, jaugeant d’un regard sombre mon bermuda et mes tongs. Son père ? Son oncle ? Sa garde rapprochée ?

— Zakarias. Je suis Zakarias.

— Qu’est-ce qui me vaut votre venue, monsieur le Zakarias ? Vous faites partie du spectacle alors ? À quel titre ? Imprésario ? » Des bruits de lutte et de meubles renversés dans l’arrière-salle nous font dresser l’oreille, puis l’un des deux policiers réapparaît. Il titube, visage et chemise inondés de sang, avant de heurter une table et de tomber sur le sol, inconscient.

— Nom d’une pipe ! s’exclame le gradé en portant la main sur son arme. Jean-Jacques ! qu’est-ce qui se passe ? »

Aucune réponse dans l’arrière-salle. « Nom de Dieu ! » Il se précipite, pistolet en main ; je le suis pour découvrir Jean-Jacques étendu, parcouru de spasmes, la gorge ouverte, essayant de retenir son sang avec le tee-shirt de la gosse ; une grosse flaque écarlate s’étale sous lui. « Merde ! » s’écrie le policier. Tout comme l’arme de service de la victime, la gamine a disparu.

 ***

 Le lendemain matin, à l’aube, Ibrahim et moi quittons le commissariat du 20e arrondissement. Des échanges téléphoniques codés avec mon principal contact politique, la venue de mon avocat facturé 1000 euros l’heure et un vice de procédure dans notre garde à vue, ont — momentanément — eu raison de fonctionnaires dépassés ; ils déplorent un mort père de famille et un miraculé célibataire, en sursis à l’hôpital Saint-Louis.

« Merci, Zakarias, fait Ibrahim à la hauteur du métro Gambetta, rue des Pyrénées.

— Pas de quoi, dis-je en allumant un cigarillo. T’en veux un ? »

Il fait non de la tête. Nous marchons dans les rues désertes en ce mois d’août. La journée sera au moins aussi chaude que la précédente. Alors que nous approchons de la rue d’Avron, Ibrahim se décide à parler.

« Tu sais, j’ai pas tout dit.

— Ah bon, fis-je en continuant à avancer.

— Non, moi et cette fille, on a un peu discuté, quand on a fait une pause, pour reprendre notre souffle.

— Ah oui, le second souffle : c’est bien de faire des pauses, vous avez eu raison. D’ailleurs, vous auriez peut-être dû en faire une deuxième avant d’en arriver là.

— C’est à ce moment qu’elle m’a dit qu’elle voulait en savoir plus sur toi.

— Ouais, c’est une vraie dingue celle-là. J’aimerais pas l’avoir comme ennemie.

— Non. Elle est capricieuse, insolente et c’est une meurtrière, mais elle est pas dingue.

— Je ne sais pas comment tu définis la folie. (Je m’arrête quelques instants pour rallumer mon cigarillo.) Elle a quand même cramé deux flics au cutter, en trois minutes, à tout casser.

— Un seul.

— D’après ce qu’on m’en a dit tout à l’heure, le deuxième ne va pas tarder à lui emboîter le pas.

— Bon, peut-être, mais elle est pas folle.

— Elle te plaît, hein, c’est ça ? (Il ne répond pas.) Je te comprends, mais tu pourrais être son père, et la police est sur les dents ; oublie-la, tout de suite.

— Ça va être difficile. »

Je m’arrête près d’un feu tricolore. Un épicier revenant de Rungis débarque de sa camionnette des cageots de fruits. Je tire une dernière bouffée et lui tends un billet, choisissant deux grosses pêches blanches moelleuses. Ibrahim déclinant mon offre, je suis forcé d’en caser une dans une poche de mon bermuda. Mordre le fruit juteux et sucré me calme un peu. « Tu sais… — je me penche en avant pour éviter de tacher mes vêtements — tu sais que sans moi et mes appuis politiques, tu serais vite accusé de complicité. Dans ce genre d’affaires, les patrons de bar magrébins ne pèsent pas lourd, surtout quand leur protégée criminelle disparaît en un clin d’œil.

— Oui, mais si je disais que ça allait être difficile, c’est pas parce qu’elle ferait bander onze mecs sur dix ; non, c’est pour autre chose.

— Tu vois, Ibrahim, tu me fatigues. (Je continue à parler tout en marchant.) Je ne sais pas ce que tu cherches à m’expliquer, mais à première vue, c’est pas pour reconnaître que t’as salement — et c’est bien peu de le dire — déconné avec la gosse. T’aurais pu la sauter sans essayer de te faire passer à la gratte pour Paco de Lucia ; ça nous aurait peut-être évité d’être rendus là où nous sommes, c’est-à-dire au tout début d’une très longue somme d’emmerdements que je ne veux même pas imaginer. Tu vois, ça va forcément foutre en l’air la partie la plus lucrative de mon business, et pour un bon bout de temps. En plus, j’ai pas dormi, je pue la crasse, j’ai encore sur moi l’odeur de l’ivrogne qui nous a tenu les deux jambes toute la nuit, et mon oreille droite bourdonne encore à cause d’une bonne heure passée au téléphone pour nous sortir d’affaire — très provisoirement. Donc, si tu le veux bien, rentrons en paix avec nous-mêmes, dormons et préparons-nous à la suite. »

Je laisse tomber le noyau de pêche dans le caniveau et m’essuie la main sur mon bermuda. Ibrahim hoche la tête. Il ne paraît pas convaincu. Un taxi nous dépasse après avoir klaxonné. Nous abordons en silence le haut de la rue d’Avron, pratiquement déserte, hormis quelques camions de livraison à l’arrêt, bloquant chaque fois l’une des deux files. Il est presque six heures. Le soleil commence à illuminer les façades. J’ai hâte de récupérer mon disque dur laissé au Cosmos, avant de rejoindre mon pied-à-terre parisien pour m’y doucher, me changer et commencer à préparer ma défense avec mon avocat qui doit venir pour dix heures.

Ignorant — je ne sais pas encore si je dois également le féliciter pour ça — la bande de plastique rouge qui interdit de pénétrer dans le périmètre du bar, Ibrahim lève le rideau métallique du Cosmos — fracas dans le silence. Ce que nous découvrons me coupe la respiration. Trônant à une table avec un grand verre et ce qui ressemble à une bouteille de whisky, la gosse nous accueille avec un large sourire ravi, sa sacoche kaki à ses pieds. Sans m’en rendre compte sur l’instant, j’ai un mouvement de recul. Elle s’est changée : mini short d’une matière brillante rose flamant, finissant par un volant de poils argentés, sandalettes de cuir noir avec lanière jusqu’à mi-mollet, chemise d’homme à motifs et scènes de chasse tissés, les pans noués sur le ventre, et aucun soutien-gorge. Elle semble plus enjouée que la veille, plus jeune — peut-être à cause de ses longues nattes blondes bouclées. Presque une enfant, si ce n’est son regard intelligent, clair et perçant. La revoir me glace le sang.

« Alors Zakarias ! toujours aussi trouillard ! »

En un éclair, je comprends ce que j’aurais dû deviner depuis le tout début : travestie en fugueuse provocante, Aphrodite est bien descendue parmi les mortels. Elle me contemple avec la grande satisfaction d’avoir réussi son entrée en scène au-delà de ses espérances. Ça ne fait que commencer, me dis-je en moi-même. En dépit de ses avertissements, j’avais décidé de l’oublier. Le temps aidant, en l’absence de tout contact plus de deux semaines après notre houleuse conversation téléphonique, je m’étais dit : le traitement est efficace, elle a fini par se calmer. C’est exactement l’inverse : elle est déchaînée.

A suivre...

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