« Eh, dis donc Armand, t’aurais pas des nouvelles de la petite Roberta ? » Au moment où il me posa la question, j’avais heureusement la tête baissée — je versais du sucre dans mon café. Alfredo (de Meuzac) étant plutôt perspicace, j’avais peur qu’il ne détectât dans mon regard une trace de culpabilité. Le moindre soupçon à mon égard me mènerait à coup sûr vers de gros ennuis. Ce n’était pas lui que je craignais, mais plutôt celles et ceux que la défunte Roberta* avait fréquentés et dont la réputation n’était plus à faire. Je pris mon temps pour répondre, comme si sa question n’avait pas grand intérêt, ou, en tout cas, comme si elle ne me concernait pas le moins du monde.
« Non, pas récemment », déclarai-je en tournant la tête vers la grand place de Guéret où Vladimir ouvrait la supérette, déployant un store bleu et blanc au-dessus des cagettes de fruits et légumes.
Alfredo me scruta d’un regard inquisiteur. « Eh, tu me le dirais si tu savais quelque chose ?
— Pourquoi tu dis ça ? répliquai-je en simulant un début d’indignation.
— Pour rien. T’es mon ami, Armand T., et mes amis, ils cachent rien à leurs propres amis.
— Je n’aurais pas mieux dit, fis-je avec un sourire chaleureux.
— Roberta, depuis deux jours, elle donne plus signe de vie. Sa porte est verrouillée. Ça commence à puer.
— Tu parles de son appart’ ? » Je songeais avec effroi au cadavre que j’avais réussi à allonger dans la baignoire de la salle de bain, calfeutrant ensuite la porte avec du linge.
« Non, c’est juste une façon de dire… (Il but une gorgée de bière blanche.) Elle avait rencard avec le cousin Jacob de Bulajeuf. Elle revenait de Lausanne avec une boîte de chocolats suisses. Et cette boîte, elle a disparu. (Je le savais : je n’avais pas pu résister, je l’avais emportée chez moi après mon forfait.) On cherche Jacob pour qu’il se mette à table.
— Qui ça « on » ?
— Moi, les deux frères de Roberta et Mattéo di Napoli.
— C’est qui Mattéo ? »
Il se cura une molaire avec son pouce. « C’est son mac. C’est lui qui raque pour tous les frais, pour la dope et pour les hormones. C’est même lui que Roberta taxe pour ses opérations. La dernière opération, elle est prévue le mois prochain, à Lausanne. C’est là qu’on doit couper tout ce qui pendouille là-dessous.
— Hein ?
— Kess que tu crois, mon vieux. En fin de compte, c’est ce qu’elles veulent, toutes autant qu’elles sont.
— Évidemment. »
Il soupira et me tapota la joue. « Des fois, Armand, tu me fais penser à un agneau. T’es trop naïf pour vivre dans ce monde-là.
— J’espère qu’on va la retrouver.
— Mais pourquoi tu voudrais pas qu’on la retrouve ? T’en sais quelque chose ?
— Non, non, je t’assure. »
Il me dévisagea de nouveau avec attention. « Elle fait ça bien ?
— Comment ?
— Roberta, elle mérite sa réputation ? Moi, les traves, ça m’a jamais branché. Et puis quoi encore ! Merde, j’en trimballe déjà deux grosses. J’vois pas l’intérêt d’en avaler une autre paire. »
Il se mit à rire ; je l’imitai aussitôt.
Il m’interrompit d’un air courroucé. « Pourquoi tu rigoles ? Je sais bien que t’as pas fait que de la lui mettre dans le cul, alors t’as pas de raison de te marrer, sauf si tu veux te foutre de ma gueule.
— Alfredo, t’es à cran ! Pourquoi je me foutrais de ta gueule ?
— Bon, de toute façon, faut que j’y aille. J’ai rencard avec Mattéo au Babel Grill.
— Mattéo ? sursautai-je. Il est ici ?
— Ouais, il vient pour Roberta. Il a le double des clés de son appart.
— Génial ! parvins-je à articuler.
— Roberta, elle m’a dit que tu l’aimes bien, et elle a précisé que ton engin avait une belle… euh… une belle courbe, ouais, un truc dans le genre. Alors, t’es content ? Parce que, tu sais, pour qu’elle dise ça. On s’imagine pas les kilomètres de queues qu’elle a dû s’enfiler, alors, merde, dans sa bouche, c’est un super compliment. »
J’approuvai en silence. Il se leva.
« Allez, on se retrouve ce soir au Babel Oued. Sabrina a prévu un tajine de mouton. »
Il s’éloigna jusqu’à sa camionnette Peugeot gris souris, garée devant l’église. Figé sur ma chaise, je suais et je tremblais. Il fallait que je quitte tout de suite Guéret et le Limousin. Même si je pensais n’avoir laissé aucune trace sur les lieux de mon crime, je crevais de trouille à l’idée d’une confrontation avec Mattéo. Une fois, Roberta avait évoqué devant moi le personnage sans me préciser que c’était son mac. Alors qu’on se reposait tous les deux sur le lit, elle m’avait confié qu’il avait fait ébouillanter vif un de ses clients qui lui avait manqué de respect. Je n’avais aucune raison de ne pas la croire. Le prochain train qui me mènerait jusqu’à Paris partait à 10h32. Il me restait une heure pour boucler ma valise. Je n’aurais qu’à prétexter que je rejoignais ma fille Samantha T. Elle travaillait comme vendeuse aux Galeries Lafayette, un job d’été. Enfin, c’est ce qu’elle disait. En tout cas, l’adresse qu’elle m’avait donnée était la bonne, parce qu’elle m’avait demandé d’y envoyer un colis pour des amies. Les deux sex toys en merisier du Limousin étaient arrivés à destination. Son studio me servirait de point de chute, le temps de trouver une solution. Une solution ? Quelle solution ? m’affolai-je. J’avais Mattéo et ses sbires au cul. Si ce n’était pas aujourd’hui, ce serait demain ou après-demain qu’ils me choperaient pour me couper les couilles à mon tour. Salope de Roberta. Me faire ça à moi. Je l’avais libérée du fardeau de sa vie dévastée, et elle venait encore en rajouter.
*Voir épisodes « Paquet cadeau » et « Opinel N°9 »