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Tête de turc, affectée aux affaires courantes et autres sujets d'importance

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Billet de blog 3 septembre 2019

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La Malédiction de Roberta - Chronique de Bourganeuf - Episode 4 " 70% "

La malédiction de Roberta " 70% " Une épopée familiale d’Armand T. (d’Ambazac), narrée par lui-même ∗∗∗ INTERDIT AUX MINEUR(E)S — RÉSERVÉ AUX HABITANT(E)S DU HAUT-LIMOUZIN

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Bien sûr que je savais qu’elle ne sauterait pas de joie en me découvrant sur le pas de sa porte, mais de là à imaginer une telle froideur. Ma Samantha, ma petite libellule adorée aux ailes diaphanes, qui m’accueillait avec un « Bonjour, père » glacial. Elle habitait à deux pas de la place Pigalle, au 4e étage d’un immeuble sur cour, une pièce avec lavabo, eau froide et radiateur électrique sous une fenêtre sans volets. Les toilettes à la turque étaient à l’entrée du couloir donnant sur l’escalier. Même si j’avais espéré un peu mieux, je ne lui en dis rien pour ne pas risquer de la décevoir ou de l’agacer davantage. Au moment où j’essayais d’entrer pour poser ma valise dans la pièce, elle me bloqua le passage. Comme je m’en étonnais, elle m’annonça à voix haute qu’elle n’était pas seule, qu’il fallait revenir d’ici une heure, le temps de terminer. Je me retins de demander « terminer quoi ? », puis je redescendis au rez-de-chaussée avec ma valise.
Alors que rejoignais la brasserie bordant la fontaine Pigalle, une prostituée asiatique en justaucorps rouge et bas résille me proposa ses services. Je déclinai d’un geste de la main. Alors, c’était donc ça, Paris. Pas de quoi en faire un fromage. Heureusement, les cités limousines de Bourganeuf et de Guéret étaient loin. De même que Mattéo et Alfredo*. Quant à Roberta, je n’en conservais que quelques souvenirs — les meilleurs.
Quand je frappai à nouveau à la porte de Samantha T., ma fille était de meilleure humeur. Cette fois-ci, elle m’invita à entrer dans son studio, me demandant si je voulais manger un morceau. Comme il était déjà 21 heures, je profitai de l’occasion pour l’inviter à dîner, ce qu’elle accepta volontiers. Enfin, je retrouvais ma petite Samantha chérie.
La graisse dégoulinait du kebab frites débordant d’oignons et suintant d’une mayonnaise jaune vif. Nous étions attablés près du Moulin Rouge, dans une petite échoppe aux néons mauves et aux tables branlantes. Mes finances ne m’autorisaient pas mieux. Samantha paraissait s’en moquer. L’essentiel était d’être réuni après des mois de séparation. Quand je l’interrogeai sur sa vie parisienne, elle eut la même grimace que quand j’essayais de savoir, l’an dernier, si elle suivait bien ses cours de mécanique au lycée agricole de Guéret.
« Bof, lâcha-t-elle, c’est pas si facile, tu sais.
— Mais tu gagnes quand même ta vie ? questionnai-je.
— Ouais, plus qu’à Bourganeuf, ça, c’est sûr, parce que là-bas, je te l’ai jamais dit, mais ça rapportait que dalle, huit balles, ou dix quand je mettais du rouge à lèvres.
— Et là, t’es à combien ?
— Au moins trente, parfois cinquante pour la totale en sous-sol sur un matelas que je loue à la semaine.
— C’est bien, Samantha, je suis fier de toi. Pour ton âge, tu te démerdes drôlement bien. »
Elle hocha la tête.
« Papa, tu sais, faut que je te dise un truc… (Elle se racla la gorge, comme si elle était irritée. Je l’invitai à poursuivre.) Oui, bon, je sais que ça va pas trop te brancher, mais bon, voilà… (Elle se tut à nouveau. Elle d’habitude, si vive et si franche, elle m’inquiétait. Une nouvelle fois, je l’engageai à continuer.) Bon, écoute, j’ai besoin de blé, pour la dope, alors…
— Quelle dope ? De quoi tu parles ? »
Elle m’adressa son merveilleux sourire d’enfant gâtée par la vie. « Écoute, papounet en caramel mou, c’est la jungle ici. T’as beau avoir un cul comme le mien et de longs cheveux platinés, il faut se battre, surtout dans ce quartier. En plus, y a Internet, avec toutes ces putains de Chinoises silencieuses en tunique, ces enculées de petites Malgaches débraillées et ces grosses salopes de Marocaines planquées sous leur burqa. Ici, tu vois, ce qu’on dit dans les bars, c’est que les mecs peuvent baiser à l’international, merde… »
Je posai mon sandwich et m’essuyai fébrilement les doigts sur une serviette en papier. « Attends, tu veux dire que maintenant, tu te shootes? Putain de merde, Samantha, t’en loupes pas une ! Ça te suffit donc pas de t’en prendre dans le cul ! On dirait que tu tiens vraiment à prendre le même chemin que ta pauvre mère ! Si elle savait ça !
— Papa, fit-elle, les yeux embués de larmes, je sais, s’il te plaît. C’est déjà tellement dur. »
Elle s’écroula, en pleurs. Me sentant un peu fautif, je me levai pour la serrer dans mes bras devant des clients attendris par un tel amour paternel. « Allez, viens donc ici, ma petite libellule du Limousin. »
Je l’entourai d’un bras protecteur et nous sortîmes dans la rue envahie par les noctambules. Alors que nous marchions vers la Place de Clichy, je l’interrogeai : « Dis-moi, ma fille, combien tu te fais, par jour, je veux dire ?
— Oh, renifla-t-elle en se blottissant contre moi, les bons jours, dans les deux cents.
— Bon, et la dope, ça te coûte combien ?... (Je la sentis se crisper.) Hein, combien ?... Samantha, tu peux tout me dire, ma chérie. N’oublie pas qu’après tout, je suis quand même ton père.
— Au moins autant. »
Je m’arrêtai sur le trottoir pour réfléchir. Elle me regarda d’un air désespéré. Devant nous, sous les lumières clignotantes des boutiques friponnes du boulevard de Clichy, un car de touristes japonais déversait une cohorte disciplinée. « Y aurait bien une solution, Samantha.
— C’est vrai ? Oh, papa, vite, dis-moi !
— Voilà : tu me laisses m’occuper des clients. Aujourd’hui, tu lèves des petits branleurs dans des boîtes de petits branleurs. Eh bien, moi, ton père, je vais te dégoter des vrais michetons, des gros couillons pleins d’oseille. À partir d’aujourd’hui, le nouveau tarif, c’est cent cinquante balles. Et s’ils la veulent dans le cul, ça sera deux cents.
— Tu crois pas que ça va faire un peu cher ? Je veux dire, après tout, je suis qu’une Limousine de Bourganeuf.
— Ma chérie, la base de toute réussite, c’est de ne jamais se dévaloriser. Fais-moi confiance. Maintenant que je suis là, on va accomplir de grandes choses. Ah, j’allais oublier : pour rémunérer mon labeur et mon soutien, aussi bien que pour t’assurer un avenir décent, je prends 70%, et si un jour, t’as pas assez pour ta dope, tu peux compter sur moi. »
Elle me sauta au cou, rayonnante. « Oh papa ! Je t’adore ! T’es merveilleux ! Je t’aime tant !
— Moi aussi, ma petite libellule évanescente, moi aussi. »
 

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