Depuis le début du mois d’avril 2025, on n’a plus entendu parler dans les médias que de la tourmente générale qui se serait abattue sur l’économie mondiale, voire même du chaos universel, qui auraient été engendrée par la décision du président américain de lancer une guerre commerciale tous azimuts, ainsi que de l’imminence d’une grave crise économique et financière, dont les évolutions erratiques des bourses du monde entier ne seraient que les prémices inquiétants. Dès le 1er avril, la presse et de nombreux commentateurs ont commencé à gloser sur les déclarations et les surprenantes décisions du Président Trump à propos des droits de douane qu’il a réussi à imposer à la plupart des pays, sous le curieux prétexte que les USA auraient été pendant trop longtemps des victimes du commerce mondial, et en particulier de leurs anciens partenaires.
On s’est d’abord beaucoup interrogé sur les méthodes de calcul des nouveaux tarifs révélés, à la manière biblique, par le président lui-même dans la nuit du 3 au 4 avril[1]. Là encore, l’approche traditionnellement superficielle et très court-termiste des médias s’est illustrée. La méthode Trump en l’occurrence était on ne peut plus simple, voire simpliste : les services du gouvernement américain ont semble-t-il estimé les « dommages » qui auraient été causés à l’économie nationale US à partir du rapport entre les soldes de la balance commerciale des USA et les importations de chaque pays, et ont ensuite proposé d’instaurer un nouveau droit de douane d’à peu près la moitié du taux apparent qu’ils avaient calculé (34% contre 67% pour la Chine, 20% contre 39% pour l’UE, etc.). Seul le calcul de leur base de départ prêtait véritablement à controverse, car il semblait mêler taux d’imposition réellement appliqué, les effets liés aux « barrières non-tarifaires » et diverses estimations au doigt mouillé pour former des montants assez énigmatiques. Aujourd’hui, d’autres accusation émergent, à savoir le délit d’initié dont aurait pu se rendre coupable l’ancien magnat de l’immobilier, en achetant à bas prix les titres dévalués en bourse et en les revendant ensuite après sa nouvelle sentence, puisque les cours avaient spectaculairement remonté. Ce n’est pas impossible pour un joueur comme Trump, mais j’ai plutôt tendance à croire que son côté businessman avéré pratiquant l’« art du deal » se révèle surtout dans les négociations commerciales. A ce titre, la surenchère excessive du début pourrait avoir été seulement un effet d’annonce destiné à faire accepter aux autres joueurs un moindre mal, soit seulement les 10 % de taux actuels (hors Chine). C’est la psychologie du joueur de poker... Juger l’homme ne suffit cependant pas, il faut comprendre la logique et les enjeux réels qui entourent cette affaire.
L’essentiel de la commotion générale a porté sur les conséquences dramatiques de cette décision unilatérale, ainsi que sur les modalités de réponse des principaux pays dont l’Union européenne et la France[2]. Si l’on peut prédire quelque chose à très court terme, c’est que les Américains seront les premières victimes de ces décisions (dans la mesure où Trump s’y tient) puisque la grande masse des produits manufacturés importés sera touchée et que, comme la consommation finale y représente environ les deux-tiers du revenu national, une forte inflation est certainement à craindre. L’ensemble du monde sera finalement concerné à plus ou moins long terme, ne serait-ce que par le jeu des interdépendances industrielles et commerciales. Mais les effets attendus seront probablement différents selon les contextes et les produits touchés. En Europe, la situation serait variable selon les pays. L’Allemagne devrait être plus touchée que d’autres, ne serait-ce que par ses exportations automobiles ou de machines-outils qui lui assuraient jusqu’à présent de forts excédents, mais en retour elle risque de pâtir des effets secondaires sur les produits électroniques et numériques importés dont son industrie a besoin. La France serait moins concernée, car les exportations vers les USA participent surtout traditionnellement du luxe (vins et spiritueux notamment) et il n’est pas sûr que cela affecte durablement les volumes qui sont d’abord consommés par des Américains aisés (voire snobs), alors qu’en revanche les échanges de pièces détachées entre sous-traitants de l’industrie aéronautique risquent d’être un peu plus impactés. Inversement, comme d’ailleurs pour le reste de l’Europe, la dépendance vis-à-vis des USA est spécialement forte pour les produits de haute technologie et du numérique, mais cela ne passe pas nécessairement par la seule balance commerciale. Les effets globaux et systémiques sont plus à craindre, même si je ne crois pas à une crise économique mondiale de forte ampleur. Il faut plutôt s’attendre à moyen terme à une certaine stagnation, voire à une « stagflation » qui mêlerait une croissance très faible (ou nulle) et une légère inflation par les coûts. L’OFCE et l’INSEE ont fait des prévisions de croissance sur 2025 en recul (réduite à 0,5 % de hausse du PIB annuel), mais avec des perspectives plutôt déflationnistes à terme. Sans rentrer dans toutes ces suppositions et controverses, il convient à mon avis de relativiser les réactions d’une presse prompte à dramatiser excessivement, ce qui était peut-être une partie du but recherché par l’exécutif américain afin d’assoir le « deal ». Nous sommes en effet en plein théâtre, et les coups et rebondissements font partie du jeu de Trump. Les médias se focalisent sur les aspects conjoncturels à court terme comme les réactions des bourses ou les prévisions catastrophiques de certains organismes de prévision, dont les conclusions seront probablement remises en cause le lendemain.
Ce qui fait peur aux agents financiers, c’est fondamentalement l’incertitude, qui ne permet pas d’investir (ou d’ailleurs de spéculer). Le capitalisme a besoin avant tout de sécurité et d’institutions stables qui garantissent la régularité des revenus du capital. L’incertitude actuelle est liée à l’imprévisibilité du président américain qui ne favorise pas les affaires. Elle se traduit surtout par une volatilité extraordinaire des cours des marchés financiers, alors même que l’économie américaine se porte plutôt bien (pour l’instant). Mais Trump raisonne en deux temps, dans l’immédiat avec le chamboulement des tarifs douaniers qui vont induire des effets conjoncturels assez prévisibles (inflation importée, et répercussions variées du commerce international sur l’économie US à moyen terme, comme sur le reste du monde), mais aussi l’espoir plus ou moins illusoire de créer une situation à plus long terme où les Américains seraient revenus à l’Age d’or du plein-emploi, de l’abondance et de bons salaires stables pour les classes populaires. Il s’agit là d’un vieux rêve (américain ?) dont Trump fait le pari, et qu’il n’est pas sûr de gagner tant les obstacles et les incertitudes sont nombreux. Il n’empêche que deux phénomènes concomitants sont à l’œuvre à long terme : la fin du cycle américain commencé au siècle précédent qui a vu le développement, l’apogée, puis le déclin de l’Amérique dans le monde et la montée de la Chine[3], le seul véritable adversaire de Trump, dont le cycle est commencé depuis quelques dizaines d’années, mais qui n’a pas encore atteint son zénith. C’est là la loi du développement des empires (une loi « logistique » en statistique) et le centre de gravité du monde est en train de se déplacer vers l’Asie et l’Indo-Pacifique...
L’arrêt brutal de l’oukase américain il y a quelques jours et le renversement complet mais provisoire (à 90 jours) de ces mesures (le taux reste à 10 % quand même !), à l’exception évidemment de la Chine qui demeure l’ennemi principal, en ont désarçonné plus d’un. Au-delà des rodomontades du personnage et de ses volte-face inattendues qui le rendent totalement imprédictible, et donc potentiellement dangereux, il y a évidemment la volonté des Etats-Unis de modifier l’ordre mondial actuel en leur faveur et de répondre ainsi aux angoisses d’une partie importante de la population américaine qui a subi, comme beaucoup d’autres, les effets indirects de ce qu’on appelle généralement en franglais la « globalisation », qui s’est notamment traduit par une désindustrialisation rapide et un appauvrissement important des classes populaires de la « rust belt », celles-là même qui l’ont en grande partie porté au pouvoir. En fait, la plupart de ces observateurs se sont focalisés sur le doigt du sage de la fable[4], mais n’ont pas vu l’astre que celui-ci montrait, ou en l’occurrence dissimulait. Donald Trump, en bon idéologue, s’est montré fidèle à une vision fantasmatique de la société, ainsi que de l’économie américaine, et son offre de négociation potentielle reposait sur des conceptions archaïques de leur fonctionnement, qui sont proprement réactionnaires et tout bonnement erronées. Pour ma part, je vois trois grandes erreurs historiques dans le substrat théorique de son pseudo-raisonnement.
- La nostalgie d’une économie préindustrielle :
Le monde que décrit Trump est celui du XVIème au XVIIIème siècle en Europe, où la puissance économique d’un pays se mesurait à sa capacité à exporter, essentiellement des biens, que ce soient des matières premières ou des produits manufacturés, et seul comptait l’excédent commercial à venir et donc le futur gain monétaire, exprimé souvent en quantité d’or que l’on pouvait ajouter aux réserves de change détenues par les Etats naissants. On a ici le fondement de la théorie mercantiliste, dont Colbert et d’autres (ou même l’Irlandais Richard Cantillon[5] qui assurera la transition, via les Physiocrates, vers Adam Smith) se sont faits les hérauts en France à l’époque. Ce que Trump comprend dans ce système qui a plus ou moins bien fonctionné dans les grandes nations commerçantes du vieux continent, et de l’Amérique nouvelle, c’est que tout se mesure à l’aune de la balance commerciale des marchandises, et du solde des échanges qui en résulte. L’instrument de politique qui prévaut pour les Etats est donc l’instauration de droits de douane sur les importations de pays rivaux, afin de les renchérir et d’en diminuer le volume, et symétriquement de favoriser les exportations vers des nations moins bien dotées. C’est au total une vision prédatrice du commerce, qui reflète assez bien la réalité historique européenne (avec successivement les dominations coloniales de l’Espagne, du Portugal, des Pays-Bas, de la France, de l’Angleterre, etc.) à partir de l’époque des « Grandes Découvertes ». C’est encore aujourd’hui une représentation assez courante du commerce et de la richesse chez beaucoup de gens qui limitent leurs visions aux légendes dorées...
2. Une référence inadaptée à l’industrialisation américaine du XIX ème siècle :
L’Amérique a connu sa révolution industrielle vers le milieu du XIX ème siècle, avec une rapidité et un dynamisme qui ont surpris les contemporains. Au lendemain de l’indépendance (déclarée en 1776, mais acquise en 1783), ce n’était encore qu’une petite colonie agricole et rurale, liée économiquement à l’Angleterre, avec une population des 13 Colonies primitives à peine inférieure à 3 Millions d’habitants en 1790, mais qui a atteint toutefois rapidement les 10 Millions vers 1820, puis environ 17 Millions en 1840, grâce notamment aux premières vagues d’immigration qui ont apporté une main d’œuvre plutôt qualifiée et d’origine ouest-européenne. La grande période du développement se fera plus tard, dans la seconde moitié du siècle, où les USA passent du statut d’ancienne colonie de plantation, peuplée d’une vingtaine de millions de personnes vers 1850, à celui de première puissance industrielle du monde en 1900, dont la population franchissait la barre des 100 Millions ! Déjà en 1873 le produit par tête des USA dépassait celui du Royaume Uni, qui était alors la première puissance industrielle mondiale. Entre 1860 et 1890 la production industrielle fut ainsi multipliée par 11. Cela ne s’est pas fait miraculeusement, mais par le jeu classique en économie de l’apport massif et conjugué de populations et de capitaux, en grande partie d’origine britannique à l’époque (même si l’Europe centrale et du Nord y ont en partie contribué). L’immigration avait également changé de taille et de nature (plusieurs dizaines de millions de travailleurs peu qualifiés venant d’Europe du Sud et de l’Est). Le développement de la grande industrie, en particulier dans le Nord, qui mena à une guerre civile très meurtrière, pour des raisons tarifaires justement (et qui annonçait les grandes guerres mondiales du XX ème siècle), s’accompagna d’énormes inégalités avec les « Robber barons » comme Rockefeller, Carnegie ou Van der Bilt, et d’une misère ouvrière spectaculaire, alimentée par les masses misérables venues d’Europe, dont les révoltes épisodiques furent réprimées sauvagement. Les journées de travail duraient 12 heures, 6 jours par semaine et le travail des jeunes enfants était courant ainsi qu’une mortalité élevée dans les usines, faisant de fait pression sur les salaires... Cela ne correspond certainement pas à l’image que Trump veut faire passer de son Age d’or !
Mais ce développement prodigieux du capitalisme anglo-saxon n’aurait pu se faire sans la mise en place de droits de douane qui ont protégé une industrie naissante de la concurrence des produits anglais dont la perfide Albion, en qualité « d’Atelier du Monde », inondait l’univers depuis les années 1780 environ, détruisant notamment l’artisanat d’un continent comme l’Inde[6] (ce qui explique la symbolique du rouet chez Gandhi par la suite). A l’imitation de l’Allemagne de Friedrich List[7] à la même époque, les nouvelles nations qui voulaient se développer de façon autonome se sont souvent prononcées en faveur du « protectionnisme infantile » qui permettait de créer les bases d’un secteur industriel national, qui était au départ nécessairement fragile. Tous les débats théoriques en économie durant ce siècle ont tourné autour de l’opposition entre le libre-échangisme agressif du vieux pays développé qu’était déjà l’Angleterre (n’oublions pas l’emploi de la politique de la canonnière qui permit « d’ouvrir » des continents entiers comme la Chine à la colonisation européenne) et le protectionnisme des nouveaux candidats à l’industrialisation. Le fond du débat est en réalité un jeu de dupes dans la mesure où la position des uns et des autres dépendait surtout du rapport de forces préexistant, et a varié en raison de son évolution, les pays une fois développés devenant ainsi libre-échangistes lorsqu’il s’agissait d’ouvrir des marchés extérieurs chez plus faibles qu’eux. C’est d’ailleurs cette logique de conquête qui conduisit à la première guerre mondiale.
Quant aux USA, ce fut donc ce protectionnisme originel (dont celui de Mc Kinley[8] à la fin du siècle) qui permit surement à l’ancienne colonie d’évincer l’ancienne métropole en un demi-siècle. C’est à cet épisode fondamental, mais vite oublié, auquel se réfère en partie le président Trump dans tous ses discours. L’instauration de droits de douane a toujours été un argument très fort face à l’ancien Empire britannique, et ce depuis le « Boston tea party » de l’époque « révolutionnaire » américaine. Il y a donc une confusion dans l’esprit de son actuel président entre la puissance industrielle et les fameux tarifs. Il faudrait également y rajouter la vision régalienne de l’Etat, qui était en 1913 financé aux USA pour moitié par les droits de douane, puisque l’impôt sur le revenu, qui ouvrit la porte à l’Etat social (ou « Providence » en Europe), est seulement né avec la première guerre mondiale. D’où le tropisme anti-impôt de Trump, qui ne s’explique pas seulement par le souci de soutenir ses amis milliardaires.
3. Une profonde ignorance des mécanismes économiques actuels :
Sur le fond, la vision du fonctionnement actuel de l’économie mondiale est simpliste et fausse. Elle est surtout incroyablement réductrice, car les échanges internationaux ne se limitent pas aux importations et exportations de biens seuls, mais comprennent également les services qui représentent aujourd’hui plus de 80 % de la richesse produite chaque année (du PIB en fait) dans les grandes nations développées. La Balance des biens et Services au sens large (il existe plusieurs définitions internationales de la balance commerciale et de son solde, ce qui complique les comparaisons) inclut beaucoup de services (bancaires, touristiques, conseils, informatiques, etc.) et dans le cas des USA, tous les économistes savent que grosso modo leur important déficit sur les biens est largement compensé par un excédent sur les services que l’Amérique exporte massivement vers le reste de la planète. En outre, si on passe à la Balance des Paiements, qui intègre l’ensemble des flux financiers, on peut constater que ce sont en réalité les USA qui tirent avantage de leur domination économique et financière, ne serait-ce que par la rémunération du capital investi à l’étranger (dividendes, profits divers, intérêts) ou par les revenus de ses brevets utilisés par les autres pays. Le schéma théorique idéal du développement en économie libérale comporte au moins trois étapes : agricole et commerciale où les capitaux s’accumulent en vue de l’échange et du profit, industrielle où les échanges de marchandises génèrent des gains réinvestis, et l’étape financière où les déficits commerciaux sont compensés par les revenus du capital investis à l’étranger ! Dans cette conception classique, le capitalisme devient finalement un système de rente, ce qui n’est pas si loin de la réalité si l’on raisonne au niveau global. Enfin, même en restant au seul plan des produits agricoles ou manufacturés, le consommateur américain moyen bénéficie des prix réels très bas des biens fabriqués par une main d’œuvre à bas coût. C’est aussi le cas de l’inégalité des « termes de l’échange » (entre les prix des matières premières et ceux des biens manufacturés) qui induisent ce fameux « pillage du tiers-Monde » dont parlaient des économistes marxistes comme Pierre Jalée[9], Samir Amin[10] ou le brésilien Celso Furtado. Quel que soit l’argument victimaire utilisé par Donald Trump, les USA ont toujours largement bénéficié de leur position dominante depuis le début du XXème siècle, et surtout depuis 1945.
Toutefois, et c’est le seul point où Trump se rattache un peu à la vérité, les effets sociaux négatifs de la division du travail résultant du degré de mondialisation actuel sont réels, et l’économie américaine (et plus encore sa société) en pâtit fortement depuis plusieurs décennies. Mais il n’en reste pas moins que c’est là le résultat même du mouvement de la mondialisation qui brise les chaînes de valeurs, les morcelle entre différents pays au gré des intérêts du capital qui cherche en général le pays le moins-disant (ou mieux-disant si la qualité ou la stabilité importe plus) pour établir cette forme de sous-traitance mondiale généralisée qui le caractérise. Par-là même il se produit au niveau international ce que l’on connaît bien dans une économie nationale, l’interdépendance croissante entre les branches, les pays et les processus de production. Aujourd’hui, comme hier dans un seul pays, les consommations intermédiaires (d’un produit donné par une branche donnée) sont tellement imbriquées et interdépendantes que les filières de production son complexes et passent souvent par plusieurs pays, où ils subissent une transformation à chaque étape, avant de revenir parfois plusieurs fois pour des modifications ou des réparations (souvent des services), et qu’il est devenu presque impossible d’isoler un unique processus dans des grandes branches comme l’automobile ou l’aéronautique qui emploient des dizaines de milliers d’entreprises sous-traitantes. Dans le domaine de l’Armement, la difficulté s’accroît en particulier du fait de l’ambivalence de produits dits « duaux » qui peuvent servir indistinctement à un usage civil ou militaire. L’exportation d’avions ou d’hélicoptères par exemple peut être destinée à des armées étrangères mais aussi à leur police ou à leurs services de protection civile. C’est la peinture qui fait la différence ! La situation se complique encore par l’évolution technologique des armes, qui ne sont plus aujourd’hui de simples tanks ou canons (comme on le croit trop souvent) mais des « systèmes d’armes » qui combinent ainsi de l’artillerie (bombes, canons ou missiles), des engins de transport terrestre, aérien ou maritime, et enfin un système de couverture radio ou satellitaire qui utilise massivement des équipements électroniques et informatiques. Il y a déjà plus de trente ans, la valeur d’un char Leclerc se composait pour moitié de composants électroniques (pour le calcul de tir en mouvement notamment)...
De ce fait, les USA peuvent taxer leurs importation sur une partie de la chaîne du produit, sur les matières premières qui rendent dans sa composition, sur les produits intermédiaires, etc. mais ceux-ci, surtout lorsqu’ils sont composés de produits semi-finis, seront à leur tour taxés à l’entrée à l’étranger, puis reviendront sous leur forme définitive comme produit final pour la consommation finale ou l’investissement en interne. Et cela peut se produire plusieurs fois de suite pour la même chaîne ou ligne de produit ! La mesure du degré d’industrialisation ou d’intégration des branches entre elles d’un pays donné se ferait selon l’économiste grenoblois Destanne de Bernis[11] par le degré de noircissement de la matrice des Consommations Intermédiaires qui croise « entrées et sorties » (appelé aussi TEI ou tableau input-output[12] de Wassily Leontief, à qui l’on doit les premières mesures du PNB/PIB américain). Plus une branche ou un pays est interdépendant des autres, plus l’économie de ce dernier sera développée. L’enjeu statistique est non négligeable, car les statisticiens ne sont pas d’accord sur les méthodes de calcul de ces échanges complexes, et les balances commerciales ou de paiement comprennent de plus en plus d’incertitude sur la mesure des soldes. L’interprétation économique en dépend, mais aussi le statut juridique (la propriété du produit exporté), qui diffère selon les règles internationales adoptées... ce qui change évidemment l’analyse finale.
En 1945, l’économie américaine produisait la moitié de la richesse mondiale et son statut de vainqueur lui avait permis de reconstruire l’organisation économique internationale autour de sa puissance économique et politique. La plupart des accords économiques et commerciaux du monde occidental se sont conclus sous son égide pendant les premières années d’après-guerre en même temps que naissaient de nouveaux organismes internationaux influencés par le libéralisme économique américain (Plan Marshall, GATT[13], OCDE, Banque Mondiale, FMI, CNUCED, BIT, etc.). Mais cette première forme de multilatéralisme a vite rencontré ses limites avec les divisions de la Guerre Froide, puis le début des guerres de libération coloniale et la décolonisation, et enfin avec le développement de zones de libre-échange régionales ou même la construction européenne, où le modèle de développement des USA fut dans une certaine mesure remis en cause[14]. Dans les années 1960 et 1970, les efforts américains pour conserver leur prééminence se traduisirent par des cycles de négociations plus souples, les « Kennedy rounds » successifs qui maintinrent l’objectif de libéralisation des échanges de marchandises par la suppression des barrières douanières et autres obstacles assimilés.
Dans les 40 dernières années, le renouveau d’un libéralisme agressif, plus ou moins associé à l’effondrement du bloc soviétique, s’est traduit par un accroissement démesuré du libre-échange au sein d’un commerce de plus en plus mondialisé, à travers une nouvelle organisation, l’OMC qui a remplacé le GATT en 1995, et divers accords multilatéraux de libre-échange du type ALENA, MERCOSUR, etc. qui s’étendent aux services, en dépit de la montée symétrique des critiques de cette étape du capitalisme mondial, et des résistances nationales et altermondialistes. La légendaire « mondialisation » a alors atteint un degré de développement critique avec la financiarisation accrue des économies et le pouvoir exorbitant des entreprises du numérique, surtout les GAFAM américaines, dont la mainmise sur l’économie globale, l’informatisation des processus productifs et aujourd’hui les promesses de l’IA (Intelligence Artificielle) menacent l’ensemble des activités de services dans le monde. La réduction des emplois agricoles, puis industriels et finalement ceux du secteur des services dans les anciens pays industrialisé (et naturellement dans ceux qui leur sont subordonnés) entraînent de tels dommages (réels ou supposés) que la structure de l’économie mondiale en est entièrement bouleversée. Trump ou non, les conséquences sociales et politiques sont là, et une réaction de type « protectionniste » était inévitable[15]. La grande différence, qu’il faut souligner aujourd’hui, avec le XIX ème siècle, c’est que l’enchevêtrement des activités, des emplois et des technologies a créé une situation d’interdépendance absolue, qui réclame une action coordonnée et réfléchie à long terme afin d’en changer les règles.
[1] Voir en particulier l’analyse du Monde daté du 3 avril 2025 : « L’étrange calcul de Donald Trump pour décider des droits de douane » d’Éric Albert, qui relève le mode calcul simpliste utilisé par l’administration US.
[2] Cf. notamment l’analyse du Monde daté du 7 avril et l’article du même journaliste, intitulé : « Droits de douane : vers un ralentissement économique majeur dans le monde », qui liste les conséquences probables. La presse régionale n’est pas avare de commentaires choc elle aussi, comme par exemple Ouest France du 4 avril.
[3] La Chine a dépassé les USA l’année dernière en valeur globale du PIB
[4] « Lorsque le sage montre la lune, le sot regarde le doigt ». C’est une sentence qu’on attribue à Confucius, et qui a de multiples interprétations. Elle rejoint la maxime de la Fontaine qui écrit « Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphyr » dans la fable Le chêne et le roseau.
[5] Richard Cantillon est un économiste et philosophe irlandais qui s’est enrichi avec le système de Law sous Louis XV. Son intérêt pour la notion de circuit économique en a fait un des précurseurs de la comptabilité nationale.
[6] Voir notamment les célèbres pages de Karl Marx dans le Livre 1 du Capital, où il évoque les dizaines de milliers d’artisans indiens qui ont disparu à la suite de l’arrivée des textiles anglais dont les prix étaient plus bas.
[7] Friedrich List est le principal théoricien du « protectionnisme infantile » qui a eu une grande influence en Allemagne au moment où l’Etat-nation se construisait contre la domination commerciale anglaise
[8] William McKinley fut président des Etats Unis de 1897 à 1901 (assassinat). Chaud partisan des droits de douane (et modèle de Donald Trump) il conduisit une politique à la fois nationaliste et nettement impérialiste.
[9] Voir notamment son ouvrage le plus connu : « Le pillage du Tiers-Monde »
[10] Economiste franco-égyptien, dont l’œuvre principale « L’échange inégal » reste une référence.
[11] Célèbre économiste du Tiers-Monde dans la seconde moitié du XXème siècle, Gérard Destanne de Bernis, professeur à l’université de Grenoble (et fondateur de l’UNEF...), a développé une théorie originale du développement, autocentrée et basée sur la notion de pôles de croissance industriels chers à François Perroux.
[12] Rappelons que la comptabilité nationale repose sur la mesure de la Valeur Ajoutée, dont la somme représente le total des richesses produites (c-à-d le PIB, aux éléments de valorisation près), et qui est défini en théorie par la différence entre le total de la production nationale (marchande ou assimilée) et le total des consommations intermédiaires nécessaires pour la produire. Ce principe de l’agrégation (et non de la simple somme des produits) a été énoncé pour la première fois par John Maynard Keynes (dans sa Théorie Générale de 1936) et a permis après la seconde guerre mondiale de calculer le produit national (PNB, PIB ou PSB selon les méthodes). Les calculs de Leontief ont notamment démontré l’interdépendance des différentes branches au sein d’une économie développée et que, dans le cas des USA, l’économie de guerre de 1942 à 1945 trouverait facilement des débouchés et non un engorgement et une crise lors de la reconversion civile, ce qui a été ensuite facilité grâce à la domination politico-économique des USA sur l’Europe et le reste du monde à l’issue de la guerre...
[13] Le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, a été de 1948 à 1995 le principal organisme de régulation libre-échangiste du commerce mondial.
[14] De Gaulle s’est retiré brièvement du GATT en 1963, comme il l’a fait 3 ans plus tard pour l’OTAN.
[15] Voir notamment le dossier sur le « Grand retour du protectionnisme » réalisé par le magazine Alternatives Economiques n° 455 de février 2025, juste avant la décision de Trump de lancer une grande guerre commerciale.