Drôle de commémoration ! Les poilus ont eu leur centenaire, et même les réfractaires et les « fusillés pour l’exemple ». Quant aux Mutins de la Mer Noire, ils se sont pourtant eux-aussi révoltés contre un ordre social injuste, une hiérarchie inique qui leur donnait des ordres absurdes. L’aventure d’un André Marty est-elle sans intérêt, ou serait-ce qu’elle se confonde trop avec celle d’autres marins moins dignes d’attention parce que situés plus au nord, entre Odessa et Petrograd ? Ou, oh horreur, qu’elle soit trop liée au pays des Soviets, que Tintin a parcouru si courageusement lorsqu’il était reporter du Petit « Vingtième » ? Non, rien, quelques lignes ici ou là, une mention polie d’un évènement que l’on croirait sorti des limbes de la préhistoire, ou même d’une non-histoire tant on s’est donné la peine d’effacer les noms et les actes à la manière des anciens Egyptiens qui croyaient ainsi faire disparaître les traces d’un passé honni, dont il ne resterait en Russie que des charniers ou de misérables nostalgiques. Dans cette zone grise d’un peu plus de 70 ans, entre 1917 et la « chute du mur de Berlin », ce n’est pas seulement un pan entier de l’Histoire, le parcours tragique d’un peuple oublié, mais aussi l’espoir immense, insensé, d’une émancipation radicale des classes laborieuses européennes et mondiales qui se sont écroulés. Est-ce ainsi que les rêves meurent ?
1. Le désintérêt apparent pour un centenaire « historique » :
Qu’est-ce qu’on peut bien vouloir cacher ? Est-ce une honte, une transgression inavouable dont il faut taire la faute originelle ? Le silence relatif des médias est à cet égard révélateur d’une gêne, d’un embarras évident, qui est si difficile à expliquer. Nos organes d’opinion, nos intellectuels, nos politiques et leurs commentateurs zélés, nos chers auteurs d’habitude si prolixes quand il s’agit de fêter l’anniversaire d’un quelconque évènement au chiffre tout rond, se sont tus, comme frappés d’un interdit avant d’entrer dans ces lieux où la mémoire apparaît comme suspendue. Quel crime atroce ou quel péché originel veut-on expier en nous refusant même l’aumône d’un souvenir ou d’un de ces débats contradictoires dont sont généralement friands les Français ? Si encore, ces « années terribles » au sens où l’entendait Hugo avaient aujourd’hui leur raison d’être, avaient signifié quelque chose, avaient correspondu à des discussions sérieuses sur des enjeux que l’on peut encore comprendre et sur lesquels le débat serait clos, on pourrait accepter ce silence assourdissant, mais non, cette porte de l’Histoire semble aujourd’hui fermée, quasi-hermétiquement, afin que les miasmes qui y sont contenus et que l’on devine délétères ne viennent corrompre le présent et se répandre à l’avenir. Drôle d’anniversaire que ce centenaire des « Dix jours qui ébranlèrent le monde » selon le titre de l’ouvrage de John Reed, le seul occidental à être enterré aux pieds du Kremlin, en compagnie du mausolée de Lénine et sur lesquels se déverse cette dernière pelletée de terre qui cacherait ainsi les marques de nos supposées turpitudes…
Tous néanmoins n’ont pas été frappés de mutisme. Il est juste en effet de souligner que certains, pas très nombreux il est vrai, ont même salué l’évènement à leur manière, prudente et subreptice… Quelques esprits se sont donc manifestés parmi nous pour nous rappeler que dans la nuit du 24 ou 25 octobre 1917 (du 6 ou 7 novembre selon le calendrier grégorien) un groupe de Bolchéviques se sont emparés, pratiquement sans coup férir, du palais d’Hiver que seules défendaient un bataillon de femmes-soldats du gouvernement Kerenski. Cet épisode, peu violent en lui-même, est au cœur de toutes les incompréhensions et de toutes les ambiguïtés de ce que l’on a communément appelé la Révolution d’Octobre, et est à l’origine aujourd’hui de cette forme de non-commémoration. Je présente ici un petit florilège improvisé de quelques unes des réactions que j’ai pu constater dans notre presse nationale, qui fut autrefois si prompte à faire la leçon aux élites cultivées des autres nations. Ce choix un peu aléatoire se justifie malgré tout, et j’en revendique l’arbitraire, même si je pense qu’il n’en est pas moins représentatif. Les exemples suivants, extraits de la presse écrite ou audio-visuelle témoignent d’un petit effort de mémoire en France, ce pays que les Allemands désignaient autrefois comme la « Grande Nation » :
Le Monde, la grande référence de nos intellectuels, a notamment publié[1] ce jour-là une série d’entretiens avec le KPRF, le petit PC russe survivant, à l’occasion de cet anniversaire. Comme on pouvait s’y attendre, la poignée de nostalgiques d’un ordre social révolu et souvent fantasmé se raccrochait aux souvenirs de jours heureux où l’emploi et la sécurité semblaient mieux garantis. Le contraste entre la grandeur passée de l’Empire et l’état misérable de ces pauvres héritiers d’un continent perdu, qui faisaient bien évidemment l’impasse sur la question du Goulag comme la presse n’oublie jamais de le souligner, est censé plutôt faire appel à notre sens du ridicule qu’à notre pitié. La correspondante à Moscou du Monde, Isabelle Mandraud, y note également, avec une certaine ironie et non sans quelque jubilation, que le mot « révolution » n’a plus bonne presse dans la Russie d’aujourd’hui, en se basant sur des questions d’internautes, qui constituent comme chacun sait une étude sérieuse puisque ceux-ci expriment les battements de cœur de l’opinion publique à travers le véhicule des réseaux sociaux, ces canaux emblématiques d’une démocratie moderne et numérique censée représenter le peuple dans sa globalité.
Un coup d’œil sur la presse régionale, comme par exemple le grand quotidien de l’Ouest[2], nous conforte dans cette vision anecdotique de ce qui a été considéré jusqu’à aujourd’hui comme l’un des plus grands évènements du XXème siècle. La journaliste Christelle Guibert nous rapporte une peinture comparable de la société russe actuelle, en constatant la grande nostalgie de l’ère stalinienne et la prégnance chez les Russes du souvenir d’une société rigide mais égalitaire, alors que Lénine et la Révolution semblaient tout à fait oubliés.
C’est à la même conclusion que le magazine Télérama[3], une autre référence intellectuelle notoire, parvient dans son dossier spécial sur la Révolution d’Octobre, quand il affiche en couverture « C’est Lénine qu’on assassine », en même temps qu’il précise « Poutine, fossoyeur de la Révolution d’Octobre ». La messe est dite. Les Russes ont d’autres soucis, le gouvernement glorifie sans cesse le « Petit père des peuples » en invoquant la « Grande Guerre patriotique » qui devient l’unique référence nationale, tandis que les intellectuels occidentaux restent fascinés par l’univers d’Orwell et le décompte morbide des victimes.
Certains documentaires télévisés ont tenté, non sans quelque maladresse ou idées reçues, de sauver la réflexion historique comme le très intéressant « 1917, il était une fois la révolution » sur FR3[4], dont les images d’archives (parfois inédites) redonnent vie à ces foules passionnées qui découvrent leur réel pouvoir. Malheureusement, le commentaire de Philippe Torreton sacrifie aux poncifs courants, en s’efforçant de déconstruire la « légende bolchévique » (mais en fait essentiellement stalinienne). Il insiste donc sur la prééminence de la révolution de février (plus sanglante en réalité) alors que celle d’octobre se limite à un coup d’Etat, et montre le caractère extrêmement chaotique (et donc aléatoire) du processus révolutionnaire en 1917, qui s’explique à mon avis d’abord par la guerre, la famine et les tentatives de coups d’état de Kornilov dans un contexte de luttes sociales acharnées. De manière plus classique, Arte nous a offert un portrait croisé de Lénine et de Gorki[5], le grand écrivain et dramaturge russe, devenu membre éminent de la nomenklatura soviétique à la fin de sa vie. Malgré la vieille amitié des deux hommes, le documentariste (dont l’origine tchèque transparaît) s’est ingénié à les opposer en faisant de Maxime Gorki le contrepoint littéraire et humaniste d’un tribun politique devenu selon lui un apologiste de la violence. Cette approche mène inévitablement à une condamnation morale de toute révolution.
Même les très intéressants portraits de Médiapart sur quelques personnalités de l’époque révolutionnaire, choisies justement pour leur moindre notoriété ou leur rôle secondaire[6] n’échappent pas à la règle. La révolution semble vouée à l’anecdote ou à l’échec, quand ce n’est pas le pathétique. L’héroïsme des uns est souvent opposé à la propagande ultérieure, qui ainsi les dévalorise. D’une certaine manière, l’Histoire est bien écrite par les vainqueurs.
Toutefois, on ne peut passer sous silence la projection de quelques films incontournables comme « Reds » sur Arte[7], grande fresque flamboyante et somme toute honnête sur la vie et la mort de John Reeds au service d’une jeune révolution, qui fait un peu figure d’exception. Si je regrette un peu l’absence des grands chefs d’œuvre expressionnistes d’Eisenstein, victimes de leurs succès ultérieurs, et jugés par trop staliniens, j’apprécie malgré tout cette réussite hollywoodienne, en dépit de quelques scènes que j’estime caricaturales comme le Congrès des peuples d’Orient de Bakou, en pleine guerre civile en septembre 1920, qui témoignait d’un effort méritoire d’ouverture vers les peuples colonisés (et les femmes !) que nos chères « démocraties » méprisaient.
On peut y ajouter la sortie sur les écrans le 27 septembre du très beau film allemand de Raoul Peck, « Le jeune Marx ». Se limitant volontairement à cette période charnière du renversement de la perspective hégélienne[8] dans l’évolution de la pensée de Marx, le réalisateur montre comment ce jeune révolté en exil, traqué par les polices d’Europe mais soutenu par ses amis, va annoncer grâce au Manifeste les révolutions de 1848. Il présente surtout dans cette œuvre sensible le rôle de Jenny von Westphalen, la remarquable épouse de Karl, ainsi que celui de l’intraitable compagne du fidèle Friedrich Engels, qui apportent un contrepoint humain bien nécessaire à une image d’Epinal si mal connue en réalité. Tous deux ont le mérite de révéler la complexité et les contradictions des parcours de ceux qui voulaient changer un monde condamné, sans qu’un système assassin ou son antithèse toute aussi dogmatique ne soient nécessairement censés les enserrer dans un banal cliché par je ne sais quel décret du ciel.
Au total, en dehors de quelques émissions sur France-Culture, qui ont d’ailleurs plutôt mis l’accent sur les aspects poétiques ou littéraires de cette période dite « révolutionnaire », peu de médias ont pris la peine ou le courage de se lancer dans une analyse sérieuse de cet évènement emblématique du XXème siècle. On a soigneusement évité me semble-t-il de faire la part des tenants et aboutissants de cette très longue période soviétique[9] que l’on n’envisage aujourd’hui que comme un seul « bloc » sans en voir les failles, les ruptures possibles et les évolutions alternatives. En ce sens, les médias reflètent bien la situation actuelle des intellectuels ou de ces hommes et femmes politiques qui se refusent par principe à donner un quelconque gage de valeur à ces journées révolutionnaires, pour des raisons que je tenterai d’analyser plus loin. Quant aux Russes, ils ne peuvent comme toujours que subir en attendant des jours meilleurs. Le regard cynique des observateurs occidentaux montre bien qu’ils ont mérité leur sort.
2. Et si la Révolution d’Octobre n’avait pas eu lieu ? :
Ce qui n’était qu’implicite à travers des efforts, qu’on imagine laborieux ou obligés, pour dissimuler le sens d’une vaine révolution qui tel Saturne n’aurait fait que manger ses enfants, est par contre ouvertement discuté dans l’intéressante « Uchronie » que Jean-Pierre Chevènement a publiée sur son blog[10]. Peu d’hommes ou de femmes politiques font montre d’une telle épaisseur intellectuelle dans leur approche de l’Histoire et sont capables de rappeler des vérités historiques méconnues ou édulcorées par les passions des uns et des autres. Bien que ses thèses soient à mon sens discutables, elles ont au moins le mérite de rouvrir clairement le débat sur la signification historique de la Révolution d'Octobre à un moment où la gauche européenne (et autre) semble vouloir l'oublier…
Cette analyse fictive d’une histoire réelle contient quelques faits d’importance, sur lesquels il me semble utile de revenir pour en préciser parfois l’interprétation :
Chevènement présente le socialisme internationaliste d’avant 1914 comme partagé entre deux lignes, celle du « marxisme orthodoxe » du vieux leader SPD, Karl Kautsky qui serait l’héritier de Marx, et celle du réformisme révisionniste d’Eduard Bernstein, qui annoncerait le rocardisme et la « seconde gauche ». Si la scission de la gauche socialiste, en particulier en Allemagne, est effectivement indéniable à la fin du XIXème siècle, la situation historique me semble en réalité plus complexe. Karl Kautsky, l’un des fondateurs du Parti social-démocrate d'Allemagne (le SPD) en 1875, se réclamait certes du marxisme classique, mais sa filiation réelle avec la pensée de Marx me paraît plus discutable. Je ne veux pas rentrer dans les détails et les controverses byzantines de l'époque, où l'on pouvait notamment opposer certains écrits d’Engels - comme sa préface au Livre III du Capital - à ceux de Marx lui-même, notamment à propos de la Loi de la Valeur ou de la question du « passage de la valeur aux prix de production », ou encore sur la nécessité d’une distinction théorique entre la petite production marchande et le capitalisme. Ainsi, Karl Kautsky, en dépit de sa proximité personnelle avec Marx et surtout avec Engels, s'écartera progressivement de ces derniers au fil du temps. Comme beaucoup de socialistes européens, il participa à la rupture historique déjà initiée au sein du mouvement ouvrier, mais qui se manifesta avec évidence en 1914 par deux actes bien connus : le vote par les socialistes des crédits de guerre dans chaque nation (et donc le rejet de l'internationalisme et du pacifisme antérieurs), puis, après la guerre, par le refus des 21 points de Zinoviev qui entraînait de fait la scission et la création de partis communistes (et donc par opposition de fond au nouveau « bolchevisme »). Par contre, Bernstein était effectivement dès le départ un authentique révisionniste, ou disons un social-démocrate très modéré, et l’un des ancêtres de la social-démocratie allemande et européenne actuelle. Ce qui importe me semble-t-il, c'est d'abord de constater que les premiers socialistes de la fin du XIXème siècle se sont très tôt partagés entre ce qu'on appellera souvent les courants « réformistes » et « révolutionnaires », une division qui fut considérablement amplifiée par le contexte fort dramatique du « petit » XXème siècle (selon l’expression de l’historien britannique Eric Hobsbawm).
Parallèlement, il va se construire deux interprétations du marxisme : l'une, fondamentale, qui est centrée sur le cœur de la pensée de Marx (celle du « Capital »), la notion de lutte des classes et la représentation du « capital » comme un rapport social ; et une autre conception, que l'on peut qualifier de « social-démocrate » qui insistera plus sur la dimension démocratique, la liberté de la presse, etc. comme Marx lui-même d’ailleurs dans certains de ses textes. Les débats en France ont longtemps porté sur les traductions de l'allemand, et on a souvent opposé le texte des Editions Sociales (basé sur la compilation MEGA[11] de RDA) à celui de Maximilien Rubel chez La Pléiade, à l'exception du Livre I du Capital dont Marx avait supervisé la traduction française de J. Roy de son vivant. Aujourd'hui, ces enjeux linguistiques semblent bien dépassés, mais il n’en reste pas moins que le débat entre réformisme et révolution a longtemps été vivace, même si l'on doit préciser ces termes et sous quelles conditions on doit les entendre. La social-démocratie actuelle arrive à la fin d’un cycle, après avoir connu de profonds reniements. Dès la fin 1959, le SPD abandonnait toute référence au marxisme lors du congrès extraordinaire de Bad-Godesberg, adoptait la libre-concurrence et le jeu du marché, et retrouvait ses racines chrétiennes (renonciation à la séparation de l’Eglise et de l’Etat). Le cas de la France est fort différent du fait des rapports de forces politiques, et notamment du poids du PCF, ce qui donnait aux socialistes français l’apparence de faire cavaliers seuls en Europe. De fait, le « tournant de la rigueur » de 1982 constitua implicitement la mue politique déterminante vers la social-démocratie « moderne », mais cette conversion du PS ne fut officiellement actée qu’en juin 2008[12]. L’ultime métamorphose de ce grand mouvement socialiste, né de la rencontre du mouvement ouvrier au XIXème siècle avec les journées de 1848, n'a plus grand-chose à voir avec l'idée même de « gauche », dans le sens où on la définit par une volonté de rupture avec le capitalisme, à moins qu’on ne revienne à la conception « bourgeoise » limitée au progrès démocratique du temps de la Révolution française, ou de nos libéraux actuels.
Il est bon de rappeler que Marx n’est pas l’ancêtre du « communisme soviétique » achevé (disons, pour simplifier, de celui qui s’imposera après 1924, avec Staline). Celui-ci a pour l’essentiel construit une théorie critique du mode de production capitaliste, à partir principalement de l'observation du modèle anglais, et a plus généralement élaboré une méthode d'analyse des sociétés à travers une grille de lecture à la fois matérialiste et historique, mais il ne s'est pas vraiment penché sur ce que pourrait être une société socialiste, pour des raisons de fond. Il a toujours dit qu’il ne voulait pas proposer « de recettes pour les gargotes de l’avenir ». Il voulait faire œuvre scientifique et considérait que le capitalisme en tant que système économique et social était évolutif et condamné à long terme, même s'il pouvait encore se transformer (il en donne quelques exemples dans le Capital). Il y a donc très peu de textes sur une société socialiste possible (on ne trouve que quelques lettres de Marx et Engels sur une critique a minima des programmes socialistes de Gotha et Erfurt lors de la constitution des partis ouvriers allemands). La transition vers Lénine est de ce fait difficile à établir, car celui-ci a relativement peu théorisé le marxisme (mis à part dans son étude sur « Le développement du capitalisme en Russie »), et il a surtout été un acteur de la révolution. Par contre, il a théorisé plusieurs situations particulières, propres à l'état réel du pays et aux conditions du sous-développement russe (avec une population dont près de 90 % est paysanne et rurale, d’où provenait une grande majorité des soldats et une classe ouvrière combative mais numériquement très faible et très concentrée dans quelques centres industriels), ce qui nécessitait des actions politiques concrètes et urgentes qui répondent aux circonstances exceptionnelles (guerre civile et intervention étrangère). En ce sens, Lénine m’apparaît plus comme un homme d’action inspiré, comme un meneur d’hommes très pragmatique qui s’adapte aux événements et aux circonstances qui vont s’imposer à lui, que comme un théoricien, ce que Chevènement tend d’ailleurs explicitement à reconnaître.
L’apport théorique de Lénine au marxisme (ou plus exactement à ce qui deviendra le « marxisme-léninisme ») est assez bien décrit par Chevènement, à savoir en premier lieu l'analyse de Lénine sur l'impérialisme, qu'il doit en effet à John Hobson (1902) et surtout à Rudolf Hilferding (« Le Capital financier » dès 1905, mais paru en 1910). Toutefois, cette forte thèse, qui inspirera « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », me semble trop mécanique (elle repose sur l'exportation de capital au sens purement économique du terme) et est moins ancrée dans la dialectique marxiste que celle de Rosa Luxembourg, qui me semble bien meilleure et fidèle à la conception de Marx, dans la mesure où elle y voit une tendance mondiale à l’extension du rapport social capitaliste et de ses contradictions. Dans l'Internationale socialiste du début du XXème siècle, c'est elle (avec Karl Liebknecht) qui aura souvent raison contre Lénine sur le plan théorique. Et pourtant, tous deux seront considérés par la suite comme des partisans d'un certain extrémisme. Néanmoins, elle sera balayée (et assassinée) par les « Corps francs » (dont a fait notamment partie le jeune Hitler) qui ont joué le même rôle que l'armée de Versailles après la défaite de 1870, une armée croupion allouée par l’ennemi vainqueur afin de faire régner l'ordre social supérieur, avec en outre l'accord revendiqué des socio-démocrates (Noske, Scheidemann). Si Koltchak, les Japonais en Extrême-Orient, les Russes blancs aux diverses frontières et nos armées alliées commandées par des généraux galonnés de la guerre de 1914-18, comme Weygand ou même nos politiques comme Georges Clemenceau qui voulut écraser les Bolchéviques sans avoir pu y mettre les moyens (ainsi que les mutineries de la Mer Noire en 1919 l’ont clairement démontré), bref si toutes ces forces l'avaient emporté dans la guerre civile, alors le cours de l'Histoire aurait pu changer… Quoi qu’il en soit cette théorie de l’impérialisme, sous sa forme originelle, est aujourd’hui en partie contestée.
Le second apport de Lénine, et le plus important à mon avis, est effectivement la conception d’un parti d’avant-garde, hiérarchisé et discipliné, qui est le fer de lance de la classe ouvrière. Toutefois, je ne crois pas que Lénine ait développé théoriquement l’idée de la nécessité d’un apport « extérieur » de conscience politique à un milieu ouvrier encore vierge, comme semble le penser Chevènement. Je reprendrais plutôt la définition que Lénine lui-même donne du Parti : « la fraction consciente et organisée du prolétariat », qui insiste sur les deux termes (conscience de classe et organisation), mais situe le Parti à l’intérieur de la classe ouvrière. Evidemment, en raison des circonstances historiques, beaucoup de militants socialistes de l’époque étaient par nécessité des clandestins et des exilés (en Suisse, à Londres ou ailleurs) qui vivaient en dehors du milieu social qu’ils voulaient représenter.
De fait, la problématique soulevée par cet apport de Lénine correspond à un phénomène imposé par les conditions du moment, et s’est posée en des termes analogues lors de toutes les révolutions du XXème siècle, et au-delà, dès lors qu’une petite minorité de gens, souvent constituée d’intellectuels petit-bourgeois et d’exilés politiques a voulu revendiquer le pouvoir politique au nom d’un peuple ou d’une catégorie opprimée dont les conditions socio-économiques étaient plus ou moins misérables. Cela a été le cas de presque toutes les indépendances postcoloniales et de beaucoup de révolutions. En ce sens, le modèle de Lénine a été la matrice féconde des révolutions nationales du XXème siècle, d’autant plus qu’elles se réclamaient d’une pensée libératrice et progressiste, en dépit de toutes les contradictions et dévoiements qui sont intervenus par la suite. Cela est dû aussi en grande partie à la forte charge symbolique de la Révolution d’Octobre, à l’expression de cette volonté de changer le cours des choses lorsque les conditions semblent mûres, qui marqua de nombreuses générations qui se voulurent socialistes ou nationalistes ou les deux, de Mao Tsé-toung (Mao Zedong en transcription Pinyin) à Nehru ou Nasser, en passant par Ben Bella et Ho Chi Minh. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que la pensée de Lénine était authentiquement internationaliste (ce que reconnaît Chevènement) et qu’il se voyait comme faisant partie de la tête avancée d’un prolétariat mondial (et donc aussi russe). C’est fort différent de la conception plutôt réactionnaire de l'historien François Furet (et de Mona Ozouf) qui voit Lénine comme le modèle du « révolutionnaire professionnel », à partir d'un parallélisme supposé entre le modèle jacobin et le léninisme (c.-à-d. entre la Terreur de 1793-94 et la révolution de 1917, une comparaison qui est explicite dans « Le passé d'une illusion »). Cela relève à mon avis de la lutte idéologique contre-révolutionnaire d’une droite qui relève alors la tête avec Mitterrand et du révisionnisme qui va affecter une bonne partie de la gauche lors du bicentenaire de la Révolution française[13].
La question du positionnement politique de Lénine par rapport à la filiation théorique avec Marx me semble donc essentielle. La supposition de Chevènement qu’il appartiendrait à l'extrême-gauche du marxisme (comme il le reprend ailleurs avec le qualificatif d'ultragauche) me paraît encore plus discutable. Lénine est l’un des fondateurs, avec Plekhanov qui introduisit le marxisme en Russie, du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) en 1903. Très vite, la fraction majoritaire (« bolchee » ou « bolchinstvo » en russe, qui donne le terme bolcheviks) du POSDR va dominer avec Lénine contre Martov et les minoritaires (les « Mencheviks »), mais la scission ne sera actée qu'en 1912 après l'échec de la révolte de 1905 et le changement profond de la situation internationale au moment où le mouvement ouvrier européen se fissure profondément à l'approche de la guerre. Si Lénine a effectivement une vision autoritaire et quasi-militaire du Parti, il n'en a pas moins eu un grand prestige chez les révolutionnaires et les marxistes russes. Sa pensée a nettement évolué, et même s'il reste toujours dans l'attente du mouvement ouvrier allemand qui devrait être le moteur de la transformation au niveau international, il prend conscience (dans « Que faire ? » notamment) de la faiblesse de la base révolutionnaire russe, et en même temps de la nécessité d’une action rapide et énergique. Ce ne sera que par pragmatisme (ce qu'il défend fondamentalement) qu'il va être amené à envisager la prise du Palais d'Hiver. Même les témoins SR et Mencheviks de l'époque, et en particulier le grand journaliste et économiste spécialiste des questions agricoles Nicolas Sukhanov[14] qui a vécu la révolution au jour le jour, ont souligné l'indécision et la faiblesse de Kerenski dans un moment de graves troubles sociaux, qui ont poussé Vladimir Ilitch Oulianov (ou l’homme de la Léna) à agir car le pouvoir était à prendre. Contrairement à ce que semble penser Chevènement, le gouvernement de ce dernier s'est effondré très facilement sous les coups des « soviets », les Conseils d'ouvriers et de marins (du russe « sovietavat », conseiller), et surtout en raison de la grande misère du peuple russe qui demande de la « terre » et la « paix ». Les deux décrets de Lénine à ce sujet sont extrêmement significatifs et populaires (surtout son premier acte, le « Dekret o zemlie », ou décret sur la terre), et l'arrêt de la guerre était inévitable, au prix d'une grande amputation du territoire et des ressources russes.
Quant à l’épisode du « wagon plombé », qui a longtemps dominé l'historiographie réactionnaire, ce fut effectivement une réalité. Mais, comme le souligne Chevènement, ce projet des services secrets allemands, qui voulaient diviser les alliés en favorisant une paix séparée, et se servaient de cet opposant comme d’un pion dans leur propre stratégie, a été utilisé et retourné par Lénine. Loin d’être l’agent du Kaiser que l’on a longtemps décrit dans les chaumières bien-pensantes, ce dernier a simplement fait preuve de pragmatisme et puisque l’occasion lui était donnée de revenir par la Gare de Finlande au moment crucial, il l’a tout bonnement saisi.
L’argumentation centrale de la fiction de Chevènement est assez classique. Elle s’articule autour de deux idées-forces qui se sont longtemps retrouvées dans les conceptions traditionnelles de l’historiographie russe, et qui sont toute deux à la base de son modèle d’uchronie. La première repose sur l’hypothèse que Lénine n’ait pas pu, pour une raison ou une autre, embarquer dans son fameux « wagon plombé ». De ce fait, et sans son génie théorique et stratégique (que Chevènement lui reconnaît volontiers), il est amené à supposer que les soviets n’auraient pas pu se résoudre seuls à la prise du Palais d’Hiver, et qu’en conséquence le gouvernement Kerenski se serait maintenu jusqu’à la victoire de 1918. Ainsi, la Révolution russe se serait-elle limitée à sa partie démocratique et « bourgeoise », et celle d’octobre n’aurait donc pas eu lieu, s’affranchissant alors de la longue période soviétique et de ses tragédies. Selon la seconde hypothèse, complémentaire, la Russie aurait alors pu connaître un important développement économique et social, certes un peu chaotique dans la forme, mais selon lui incontestable en raison des réformes sociales antérieures de Stolypine et de l’essor d’une jeune bourgeoisie industrielle, entreprenante et ingénieuse, qui bénéficierait d’un environnement parlementaire stable. Le pays aurait donc pu devenir une grande puissance capitaliste, d’autant plus qu’il est riche de ses nombreuses matières premières et de ses ressources agricoles. Par ailleurs, Chevènement participe également de l’illusion selon laquelle la paix de Brest-Litovsk aurait empêché la grande guerre de continuer sur les deux fronts et éventuellement de s’achever plus tôt, au bénéfice des alliés, dont naturellement la France qui aurait eu ainsi de moindres pertes économiques et humaines. Ce fut à l’époque un préjugé courant chez les esprits et les régimes conservateurs qui reprochaient particulièrement à Lénine d’avoir trahi les Alliés occidentaux, et le considéraient implicitement comme un agent de l’étranger (justifiant ainsi le mythe du wagon plombé). Cette conception est marquée par un nationalisme exacerbé et une vision quasi complotiste de l’Histoire qui donne plus d’importance aux équilibres géopolitiques des Etats qu’aux intérêts et à la volonté d'un peuple essentiellement paysan Je ne crois pas toutefois que ce soit exactement celle de Chevènement même s’il s’y rattache quelque part dans sa vision de la Nation.
Sur tous ces points, je répondrais brièvement que la révolution russe de 1917 est à mon avis un tout, au sens où Clémenceau disait de la révolution française qu’elle était un « bloc », et ne pouvait se limiter aux seules journées de mars, et que le « coup d’Etat » d’octobre était plus ou moins inévitable, tant les conditions économiques, sociales et militaires en 1917 étaient effroyables. Je ne pense pas non plus que l’idée d’un gouvernement Kerenski prolongé, qui a longtemps été une illusion entretenue par les socio-démocrates et la droite en France, était possible. Il n’aurait pas pu se maintenir car son régime était à bout de souffle et n’avait plus d’assise sociale suffisante. De plus, l’armée était en débandade, autant du fait des défaites et des erreurs du haut commandement militaire russe que par le nombre croissant de désertions inévitables dans une armée composée majoritairement de paysans qui voulaient retourner cultiver leur terre pour éviter la famine. Cela m’amène à un pronostic semblable pour la grande faiblesse des structures de l’économie et de la société russes de l’époque. Les réformes de Stolypine sont venues bien tard (1906) et se sont surtout limitées à l’abolition du servage, étape nécessaire pour liquider les restes du féodalisme, mais insuffisante pour un décollage économique rapide dans un cadre relativement libéral (Stolypine fit quand même fusiller plus de 3.000 suspects de 1906 à 1909). Kerenski n’avait donc pas de réelle base sociale, et les classes moyennes, ou plutôt la bourgeoisie nationaliste (les KD), ne le soutenaient pas véritablement. Il est tombé comme un fruit mûr.
Pour en finir avec cette longue analyse de la fiction de Chevènement (mais elle mérite qu’on s’y arrête), je la comparerai à un livre d’Eric-Emmanuel Schmitt que j’ai lu il y a quelques années, et qui constitue lui aussi une étonnante uchronie. Il s’intitule « La part de l’autre » et constitue un remarquable exemple de ce type de procédé historique. C’est une double biographie d’Adolf Hitler, l’une véritable et l’autre romancée qui suppose qu’il ait réussi son concours d’entrée à l’Ecole des Beaux-arts de Vienne. Les deux parties s’entremêlent, et tout l’intérêt littéraire réside dans la façon dont, à partir d’éléments réels ou véridiques, se construit une autre personnalité de cet homme qui devient fréquentable à la fin de sa vie, en dépit de ses problèmes psychologiques et de ses fantasmes qu’il va sublimer à travers l’art. Dans une perspective historique, la seconde guerre mondiale n’aurait pas pu avoir lieu, le nazisme non plus, ni la déportation et l’extermination des Juifs, ce qui aurait évité la fabrication de la bombe atomique et donc Hiroshima (puisqu’Einstein n’aurait pas écrit sa fameuse lettre à Roosevelt), ni enfin la création de l’Etat d’Israël et son cortège de conséquences tragiques au Moyen-Orient. Evidemment, le régime allemand aurait été autoritaire et dictatorial, mais le nazisme n’aurait pas eu lieu. C’est fascinant d’imaginer la modification du cours de l’Histoire universelle à l’aune d’un si petit incident (une note scolaire ou un train plombé), mais je ne crois pas à cette vision un peu trop superficielle car les tendances lourdes demeurent comme le pensait Braudel, et l’Histoire est tragique…
3. La question du « socialisme dans un seul pays » :
On ne comprend rien à la Révolution russe, et plus généralement à celle du Communisme, si on ne les replace pas dans leur contexte historique et surtout si l’on s’arroge le droit de juger l’Histoire comme si elle était un sujet moral, alors que c’est à l’historien, dans un moment si possible apaisé, que revient le rôle d’interpréter les soubresauts de l’Histoire, ou du moins de leur donner un sens.
La véritable question que soulève Chevènement, c’est de savoir si Lénine était ou non partisan d’une forme de révolution nationale en Russie dès le départ. Il ne faut pas confondre sa conception de l’Etat (il a écrit plusieurs ouvrages à ce sujet, dont « L’Etat et la Révolution ») comme un outil de conquête du pouvoir et sa vision d’un socialisme à venir. Pour Lénine, en bon internationaliste qu’il était, la prise du pouvoir qui s’offrit à lui en octobre 1917 n’était qu’un pis-aller dans un contexte où la guerre mondiale avait divisé le mouvement socialiste international en le fragmentant selon les nationalités. Il a toujours attendu que la classe ouvrière allemande (celle de Marx, Engels, Kautsky, Ferdinand Lasalle, Bebel, Liebknecht et les autres) se ressaisisse et reprenne le flambeau de la révolution internationale. Les nécessités de la guerre civile et de la lutte contre les armées étrangères (où s’était fortement illustré Trotsky avec ses grands talents d’organisateur militaire, mais aussi où ont péri une bonne moitié des « vieux bolchéviques », l’autre l’ayant été sous Staline[15]) l’ont poussé à parer au plus pressé dans l’urgence et à inventer quelques unes des formes institutionnelles appelées à rester dans l’URSS de 1922 (le GOELRO[16], ancêtre du Plan, mais aussi la Tcheka de sinistre mémoire). Parallèlement, l’échec des tentatives des Spartakistes de Liebknecht ou de Bela Kun en Hongrie (mais aussi les mouvements insurrectionnels qui ont lieu partout dans le monde à l’époque, comme les grandes grèves pour la journée de 8 heures en France et aux USA en 1919) qui furent violemment réprimées, souvent par d’anciens socialistes, vont étouffer un espoir de plus en plus faible. Malade et épuisé par les évènements, Lénine s’éteint en 1924, alors que dans l’ombre s’agite déjà Joseph Djougachvili (Staline) dont il ne parviendra pas à prévenir les agissements, en particulier la prise de contrôle de l’appareil qu’il a lui-même créé.
La thèse du passage au « socialisme dans un seul pays » reste l’idée et le slogan de Staline, mais n’a jamais été défendue par Lénine qui restera jusqu’au bout un fervent internationaliste (et fédéraliste) attendant la Révolution mondiale. Beaucoup d’auteurs en attestent, à commencer par les dirigeants de l’Internationale (la 3ème) comme Zinoviev et Kamenev. C’est la tragédie de la Révolution russe que d’avoir été détournée de son objet et vidée de son sens en si peu de temps, par quelques uns des hommes qui l’ont portée au pouvoir. Que ce soit du fait d’une « trahison » (Trotsky) ou plutôt à mon avis lié à l’émergence d’une « nouvelle classe » (Ch. Bettelheim), la Révolution dont rêvait Lénine n’a pas survécu aux conditions tragiques dans lesquelles elle est née. Et pourtant, nombre de questions d’importance furent discutées à l’occasion d’évènements historiques comme ceux de la NEP, la Nouvelle Politique Economique, qui fut lancée de 1921 à 1928 afin de reconstruire l’économie, après la Guerre civile, sur la base du développement de la petite paysannerie et du retour provisoire à une économie marchande régulée.
La période de la NEP fut ainsi le point de départ d’un grand débat théorique et stratégique très important, et mal connu, entre des économistes comme Préobrajensky, Boukharine, Lapidus, Ostrovitianov, etc. sur la question plus large du choix du modèle de développement économique et social à privilégier dans une perspective de transformation rapide de la société. Il s’agit de savoir, en très simplifié, comment résoudre l’articulation des transformations entre ville et campagne, entre industrie et agriculture ou sur le plan social celle concomitante entre classe ouvrière et paysannerie. Dans la perspective d’une politique globale de développement économique à long terme, cela se traduit nécessairement par la question du choix du secteur prioritaire à favoriser dans les investissements publics (où l’Etat arbitre en principe au nom de l’intérêt national), notamment entre l’industrie et l’agriculture. L’une peut connaître une croissance très rapide (à un taux de 10 à 20 % par an) grâce a sa forte productivité mais engendre des déséquilibres importants, tandis que l’autre, plus lente, permet de conserver une certaine stabilité sociale au sein d’un développement plus équilibré. En d’autres termes, il s’agit donc du choix politique de la classe sociale à « sacrifier », comme on l’avait fait en Grande-Bretagne de 1815 à 1846 avec l’abolition finale des Corn Laws sous l’influence de David Ricardo pour faire du pays « l’atelier du monde » au prix de l’abandon de l’agriculture. L’objet est d’obtenir un surplus économique suffisant, sans faire appel à un apport extérieur, pour assurer une croissance à un rythme extrêmement rapide, si possible en l’espace d’une seule génération, puisque l’on raisonne de plus en plus dans le cadre d’une nation isolée et attaquée de toutes parts. Cette discussion économique fondamentale, menée dans un contexte de violents conflits politiques, sera pleine d’enseignements qui vont conditionner tous les grands débats futurs sur la sortie du sous-développement après la seconde guerre mondiale et la décolonisation (Chine, Algérie, Cuba, Inde, etc.). Staline fera le choix d’un développement brutal et accéléré après 1928, par le moyen de la « collectivisation forcée », et surtout du premier Plan quinquennal[17] dont le schéma fut paradoxalement élaboré par l’économiste libéral Feldman à partir d’un modèle économique simplifié de type « dual », c.-à-d. construit sur un système d’articulation entre deux secteurs, comme celui de la production de moyens de production et celui des biens de consommation, ce que l’on désigne familièrement sous le terme d’alternative du « beurre ou des canons ». Marx l’avait longuement élaborée dans le Capital, mais afin de décrire certaines des lois dialectiques du développement capitaliste ! Il est d’ailleurs paradoxal et ironique que ce soit le modèle de développement historique anglais, archétype du capitalisme pour Marx, qui ait servi de référence pour le développement de la Russie soviétique. Staline appliqua finalement une version particulièrement extrême de la thèse de Préobrajensky, non sans l’avoir fait fusiller (comme d’ailleurs son opposant Boukharine), qui sera effectivement et tragiquement mise en place au prix de souffrances inhumaines pour le peuple russe. Malgré tout, en 1942, les bases de l’industrie soviétique (dont le secteur de l’armement, devenu prioritaire) seront grossièrement posées et assez solides[18] pour permettre de résister à Stalingrad au déferlement nazi…
La gauche radicale en France a longtemps été dominée par l'anarcho-syndicalisme (qui est à l'origine du mythe du « grand soir ») et la culture du PCF n’a été jusqu'en 1945 que très faiblement marquée par le marxisme, qui de ce fait a mis beaucoup plus de temps à se développer en France, ce qui explique certains traits catégoriques ou doctrinaires du communisme français (ainsi que de ses avatars trotskystes et maoïstes). Seul le « blanquisme » s'était un peu rapproché de la tradition révolutionnaire au sens où Marx l'entendait. Celui-ci s'était longtemps opposé au « gauchisme », notamment dans « La maladie infantile du communisme », (un thème qu'à repris plus tard Daniel Cohn-Bendit en l’inversant) dans sa controverse avec Proudhon et les socialistes « utopiques ». L’émergence en mai 1968 d’une nouvelle réflexion sur le Communisme, en même temps que le retour d’un certain nombre de mythes (dont celui de Makhno, l’anarchiste) et l’influence fantasmée de la « Révolution culturelle » en Chine, ont eu un double effet : remettre au goût du jour la symbolique révolutionnaire de 1917 (qui fait partie de l’héritage culturel français) pour toute une génération, et en même temps approfondir la crise idéologique du PCF qui n’était pas parvenu à se dégager à temps de sa gangue stalinienne. Ce seront paradoxalement quelques uns des héritiers de 1968 (dont les « nouveaux philosophes » ou l’insubmersible Cohn-Bendit) qui vont par pur opportunisme se révéler les fossoyeurs des idées de 1917.
Enfin, je souhaiterais distinguer la question du « socialisme dans un seul pays », qui est en effet - et à juste titre – centrale pour expliquer le stalinisme, de celle du « nationalisme » et de son rôle au XXème siècle. Je raisonnais précédemment par rapport à la filiation historique supposée Marx-Lénine-Staline qui fut longtemps un slogan classique de l’URSS stalinienne. Ce lien d’ordre logique et quasi-causal s’est complètement inversé par la suite, du fait de la concordance entre la montée du « Thatchérisme » et le renversement historique qu’a représenté la chute du mur de Berlin (qui signifiait symboliquement la fin de l’espoir en la possibilité d’une autre société ou le fameux « TINA »[19]), en une formule symétriquement opposée du type : Goulag-Staline-Lénine-Marx-Terreur jacobine-Révolution française qu’a explicitement élaborée François Furet. En d’autres termes, et en simplifiant mon propos, je reviens sur le vieux débat autour de la césure fondamentale entre, d’une part, le marxisme et le socialisme plus ou moins orthodoxe, et, d’autre part, la séquence du léninisme/stalinisme. Disons que je tente de comprendre comment et à quelles conditions une doctrine de libération sociale a pu se transformer en son contraire (ce qui est d’ailleurs un thème central de la littérature politique du XXème siècle). J’essaie donc de replacer l’épisode léniniste dans ce contexte, en insistant sur l’idée que Lénine était d’abord un internationaliste dans la lignée de tous les socialistes du XIXème siècle. J’ai souligné l’importance majeure des facteurs extérieurs (l’écroulement des structures sociales du fait de la guerre mondiale, la misère et la famine dans les campagnes, les désertions massives de soldats souvent pour retourner cultiver leur terre, etc.) dans la succession des évènements qui ont conduit à la prise du pouvoir en octobre 1917 et la mise en place d’un état révolutionnaire de substitution. Je précise que si Lénine a bien considéré l’hypothèse du « socialisme dans un seul pays » c’est pour la rejeter. Il a ainsi notamment déclaré « Si l'on envisage les choses à l'échelle mondiale, il est absolument certain que la victoire finale de notre révolution, si elle devait rester isolée, s'il n'y avait pas de mouvement révolutionnaire dans les autres pays, serait sans espoir. Si le Parti bolchevique a pris seul l'affaire en mains, c'est avec conviction que la révolution mûrit dans tous les pays », au moment de Brest-Litovsk (mars 1918), devant les délégués du VIIème congrès du parti communiste de Russie. Même pendant la période de la Guerre civile et des interventions étrangères qui a suivi de 1919 à 1921, où il voyait s’écrouler progressivement l’un après l’autre tous les mouvements révolutionnaires dans le reste du monde (Spartakistes en Allemagne, Bela Kun en Hongrie, grèves quasi insurectionnelles en France, et jusqu’aux grandes grèves de 1918-19 aux USA), il a toujours lié le sort de la Russie à celui du socialisme mondial. J’ai plutôt tendance à penser que ses actions relevaient en fait d’une sorte de pragmatisme et d’opportunisme bien compris dans un contexte tragique qui demandait des décisions immédiates. A partir de quel moment (1921, 1924 ou 1928) le « stalinisme » en tant que système politique et social s’est-il développé ? C’est une question essentielle pour la pensée socialiste et je ne sais pas si on peut y répondre de manière catégorique. Il est certain par contre que le « socialisme dans un seul pays » est une perspective typique du stalinisme, dans la mesure où il puise d’abord aux sources de la culture du peuple russe et de ses vieilles structures étatiques et répressives.
Quant à la question du « nationalisme » proprement dit, il faut à mon avis en avoir une approche historique. En France, le nationalisme a été en gros de « gauche » jusqu’à l’affaire Dreyfus, puis est passé à droite quand il s’est agi de justifier l’ordre social. Longtemps, l’esprit révolutionnaire s’est développé dans le « peuple » contre des élites qui trahissaient et émigraient à l’étranger, avec les mêmes ambigüités que dans l’analyse du populisme. Les révolutions tiers-mondistes lors de la décolonisation ont été souvent à la fois nationalistes (au sens du peuple qui se révolte) et révolutionnaires dans la mesure où elles recherchaient la transformation des structures sociales. Aujourd’hui ce terme peut désigner des réalités fort différentes, voire opposées. J’ai tendance à y voir une première forme de conscience d’appartenance à une collectivité au sens de Renan, au début de la constitution d’une entité sociale supérieure, mais l’histoire joue actuellement à rebours avec des structures internationales ou nationales qui se défont, du Brexit au nationalisme catalan par exemple. C’est un sujet fort complexe sur lequel j’aimerais revenir une autre fois.
4. La signification d’Octobre 1917 :
Tout d’abord, je réitère mon accord de fond avec une grande partie de la description que Jean-Pierre Chevènement fait de cette période intense qui mena à la Révolution d’Octobre et au-delà. Toutefois, mon interprétation en diffère sensiblement. L’optique de J.P. Chevènement est très classiquement géopolitique, car son objectif implicite est de vouloir dédiaboliser (à juste titre à mon avis) la Russie de Poutine qui est surtout un Etat autoritaire, peu démocratique et profondément conscient de ses intérêts nationaux, comme beaucoup d’autres dont la Chine, mais aussi dans une certaine mesure les USA de Trump. Par contre il ne met pas en évidence les rapports sociaux et le poids de l’oligarchie qui caractérisent toujours cette société russe actuelle, et en font la dynamique et les contradictions.
On ne saurait trop insister sur le rôle de la guerre de 1914-1918 qui est évidemment central. C’est lui qui domine tout le bref XXème siècle et conditionne les évolutions et les ruptures de notre monde. C’est dans les crises de grande ampleur que se font et défont les grands équilibres économiques et sociaux, mais c’est aussi dans ces périodes troublées qu’apparaissent de grands espoirs qui illuminent tous les peuples. Il ne faut pas non plus l’oublier, et la symbolique de 1917 restera comme une preuve que l’on peut et doit tenter de construire de vraies « utopies », au-delà des échecs avérés ou potentiels.
En ce qui concerne le sujet principal de la nature et du rôle de la révolution russe, pour lequel on aurait au moins espéré voir quelque chose se passer du côté de la gauche, à l'occasion du centenaire d'un évènement qui a transformé tout le XXème siècle, il semble que celle-ci ait disparu de nos écrans radars, comme le disaient savoureusement certains Américains de gauche qui usaient de l’expression ironique : « What's Left? » après la victoire du Reaganisme. J’en ai été pour ma part témoin lorsque j’enseignais aux USA à la fin des années 1980, et que j’observais l’honnêteté et l’objectivité de nombreux enseignants américains comme Robert Paxton, alors que mes collègues de Sciences Po se révélaient être de purs procureurs libéraux, des représentants patentés et sectaires de la « pensée unique ». La mesure et le bon sens venaient des historiens d’Outre-Atlantique qui devaient souvent contredire ces « Frenchies » dans leur apologie naïve d’un néolibéralisme qui enrôlait à son corps défendant ce brave Tocqueville dans leurs soutes. Seul Eric Fassin, le jeune normalien qui était alors directeur adjoint de l'Institut où je travaillais, déparait dans cet univers. A cette occasion, je ne peux que conseiller la lecture des « Furies » de l'historien américain Arno J. Mayer, professeur à l’université de Princeton, qui a attentivement étudié et comparé le phénomène de la violence dans les deux révolutions « historiques » de référence, la française de 1789 et la russe de 1917. Contrairement à l’interprétation très partiale de François Furet et des autres révisionnistes qui pensaient que la violence était consubstantielle au radicalisme politique, celui-ci y montre le poids des circonstances exceptionnelles et la part des passions exacerbées de chacun dans le déroulement des évènements révolutionnaires.
Sur la question du « coup d’Etat » d’octobre 1917, je renvoie aux universitaires français qui l’ont honnêtement abordé, comme le grand historien de renom qu’est Marc Ferro, qui avait notamment écrit : « Aux militants révolutionnaires de 1917, Octobre apparut comme un coup d’État contre la démocratie, comme une sorte de putsch accompli par une minorité qui sut prendre le pouvoir et le garder Jugement excessif puisqu’au IIe Congrès des soviets, réuni en pleine insurrection, il y avait une majorité de bolcheviks, qu’une partie des SR et des mencheviks s’y rallia aux vainqueurs, et que les futurs dirigeants de l’État soviétique, Lénine, Trotsky, Kamenev, Zinoviev, étaient élus en tête du Présidium. (...) Le jugement des nouveaux opposants, mencheviks, populistes, anarchistes, est également partial en ce sens que les bolcheviks accomplissaient par priorité après six mois de lutte et de tergiversations ce que les classes populaires demandaient : que les chefs militaires, les propriétaires, les riches, les prêtres et autres « bourgeois » soient définitivement expulsés de l’Histoire. Par contre, il est indéniable qu’en participant à l’insurrection et en aidant les bolcheviks à prendre le pouvoir, les soldats, ouvriers et marins croyaient que le pouvoir passerait aux Soviets. Pas un instant, ils n’imaginaient que les bolcheviks, en leur nom, garderaient ce pouvoir pour eux tout seuls, et pour toujours. » (Marc Ferro et Jean Elleinstein, « La Révolution d’Octobre »).
Même Nicolas Werth, qui participa au Livre Noir, s’est montré très critique de l’interprétation libérale qui n’en fait qu’un simple accident de l’histoire, mais aussi de celle du stalinisme officiel, et admet que « Rejetant la vulgate libérale comme la vulgate marxisante, un troisième courant historiographique s’est efforcé de "désidéologiser" l’histoire, de comprendre, comme l’écrivit Marc Ferro, que l’insurrection d’Octobre 1917 ait pu être à la fois un mouvement de masse et que seul un petit nombre y ait participé. (...) »
La référence au léninisme est donc ambigüe. D’une part, Lénine s’est surtout révélé comme un acteur pragmatique, mais il est toujours resté dans la lignée théorique du marxisme internationaliste. D’autre part, la forme archétypale de sa prise de pouvoir, qui dépendait de conditions particulières, a longtemps servi de modèle pour les révolutions tiers-mondistes et anticoloniales. Dans une certaine mesure, il en a été de même du gouvernement de Salut public de Robespierre, St Just, Couthon et autres, et les historiens sont toujours divisés sur son interprétation.
L’idée centrale de cette uchronie, la pérennité d’un gouvernement Kerenski qui aurait changé l’Histoire, me paraît fort spéculative et n’est pas si éloignée de la vision libérale courante. Par contre, l’écrasement des Bolcheviks par les forces blanches coalisées aurait été plus probable quand on voit ce qui s’est passé avec les Spartakistes. En ce cas, effectivement, notre monde aurait été différent, mais en quoi ? Le modèle social-démocrate a montré ses limites et la crise actuelle du capitalisme financier mondialisé devrait nous inciter à rester prudent. Quant à la thèse d’un fascisme russe, je me fierais plutôt à l’intuition du grand historien américain Robert O. Paxton qui notait : « si le général Kornilov avait réussi dans son entreprise, l'issue la plus probable aurait été une simple dictature militaire, car la démocratie était en Russie un concept encore trop neuf pour fournir la mobilisation de masse contre-révolutionnaire caractéristique d'une réaction fasciste. » (in « Le fascisme en action »).
La vraie rupture apparaît à mon avis avec le stalinisme, et elle se produisit très tôt, même s’il fallut une quinzaine d’années pour s’en apercevoir en Occident. Le système « stalinien » s’est progressivement créé après les évènements de 1917 et la Guerre civile car les conditions sociales n’étaient pas remplies (comme le dirait Marx) pour une révolution de masse, ou du moins la prise de pouvoir par une bourgeoisie classique qui n’existait pas. La « nouvelle classe » soviétique qui s’est constituée à travers les péripéties de la Révolution n’est pas issue des premiers Bolchéviks qui ont disparu dès la fin des années 20 comme je l’ai rappelé précédemment, mais c’est une nouvelle forme de société qui s’est instaurée, une bureaucratie issue de couches populaires sans culture et sans état d’âme, dont beaucoup d’arrivistes grossiers à qui la violence de l’époque permit d’accéder aux divers échelons de l’appareil d’Etat, et en particulier de ses organes répressifs. Il s’agit d’une « plébéianisation du Parti » qui commençait déjà à inquiéter Lénine, et qui servira de base sociale au système stalinien. Ce dernier a été parfois comparé aux sociétés hydrauliques du « Mode de production asiatique », en raison des traditions étatiques et autoritaires de la Russie tsariste. Si les structures économiques et sociales se sont effectivement renouvelées très vite dans les années 30 et 40, c’est donc au profit de cette classe nouvelle, mais qui se transformera profondément par la suite, après la seconde guerre mondiale, en développant rapidement les caractéristiques des sociétés modernes, urbanisées, techniciennes et constituées de classes moyennes éduquées, non sans garder quelques stigmates des épisodes dramatiques de la période stalinienne. En ce sens, la société russe actuelle n’est pas si éloignée de celles qui prévalent aujourd’hui dans nos pays occidentaux.
J’aurais tendance à conclure avec A. J. Mayer que « pour une large part, la violence et la terreur révolutionnaires, embrasées par la vengeance et sanctionnées par la « religion » ont été singulièrement féroces et sans pitié. Un peu comme du temps de la Grèce d’Eschyle, guerre civile et conflit extérieur, peur et confusion se sont mêlés à une inextricable et interminable escalade de violence pour la défense de l’ordre ancien et le soutien de l’ordre nouveau, engrenage propre aux moments de rupture et de (re)fondation. »
5. Un vide qui masque un conformisme inquiétant :
En réalité, la confusion actuelle des intellectuels et des médias me semble totale. Ce refus de discuter d’un anniversaire qui dérange est l’aboutissement d’une évolution historique et le signe de la fusion progressive de plusieurs courants idéologiques :
On retrouve tout d’abord la vieille conception conservatrice des élites et des classes dirigeantes des sociétés traditionnelles, ou qui le deviennent, et qui ne veulent naturellement pas perdre leur pouvoir ou leurs privilèges. Dans le cas de la Russie, ce sont évidemment les nostalgiques du tsarisme et de cette société aristocratique si brillante, avec sa religion orthodoxe qui maintenait le peuple dans une ignorante hébétude. Les thuriféraires de l’ordre ancien ne peuvent que considérer comme des barbares ces masses d’hommes « au couteau entre les dents » qui s’en prennent à leurs valeurs les plus sacrées, avant même que la réalité du Goulag n’intervienne[20]. Les bolcheviques avaient été condamnés et criminalisés dès le départ, comme la plupart des révolutionnaires d’ailleurs. Et c’est peut-être là le legs le plus fort de Joseph Djougachvili et de son régime que d’avoir réussi à transformer l’un des plus grands projets d’émancipation humaine de l’histoire de l’Humanité en son contraire, et d’avoir au bout du compte donné apparemment raison à ses adversaires les plus farouches…Cette vision proprement réactionnaire bénéficie aujourd’hui d’un petit regain d’intérêt lié à l’air du temps, mais reste idéologiquement limitée dans sa forme originelle.
A la tradition des « Russes blancs » et des Emigrés, se sont très vite surajoutées les diverses formes de l’anticommunisme classique, plus ou moins radicales, parfois viscérales, qui ont pris de multiples visages et sont d’intensités différentes : contestation politique de la gauche social-démocrate issue des moments de rivalité avec les mouvements d’inspiration marxiste, critique idéologique fondamentale de la part des anarchistes, opposition résolue des bourgeoisies occidentales lorsqu’elles sentent que leur ordre social est menacé, renaissance de toutes les formes populistes d’extrême-droite, du fascisme de type mussolinien au néonazisme en passant par les divers régimes autoritaires, néolibéralisme enfin qui ne jure que par le marché, etc.
Au début des années 1980 on observe partout, en Europe et aux USA, la genèse d’une alliance paradoxale entre la pensée néoconservatrice de Mme Thatcher et de Ronald Reagan, expression de la révolte des classes moyennes anglo-saxonnes devant la perte supposée de leur statut social qu’elles attribuent par erreur au mythique « Etat-Providence », et la contre-révolution libérale, dont la réaction anti-soixante-huitarde souvent issue des franges radicales du marxisme, ou prétendu tel, qui ramène au bercail d’une social-démocratie convertie au libéralisme ambiant les nouvelles classes moyennes urbaines et éduquées. Parallèlement, les classes populaires et les syndicats ouvriers occidentaux voient leur poids s’effriter en raison des évolutions techniques, des nouvelles formes de production et surtout de la désindustrialisation massive résultant de la mondialisation des chaînes de valeur avant que la financiarisation de l’économie mondiale ne vienne amplifier la désarticulation des économies nationales. On assiste ainsi à l’émergence d’une idéologie syncrétique qui mélange une conception très formelle des droits de l’homme et de la démocratie avec une nouvelle morale politique basée sur une vision très « politiquement correcte » de la société à l’anglo-saxonne (victoire de l’Ethique protestante ?). Il faut noter l’incohérence idéologique de ce rapprochement improbable qui doit son existence à la concomitance chronologique entre l’effondrement de l’URSS et l’épuisement des mouvements de contestation des années 60. Le « précipité » obtenu par cet alliage hors norme conduit parfois au retour d’une conception morale de l’Histoire basée sur des thèses de type « complotiste », qui fut remise au goût du jour grâce notamment à Hélène Carrère d’Encausse, notre chère académicienne, dont le crédit de Russe blanche fut soudainement redoré à la fin des années 1970 au moment où l’intelligentsia européenne, sous l’impulsion des « nouveaux philosophes » qui étaient souvent d’anciens maoïstes intolérants (et qui le sont restés), s’est mise à brûler ce qu’elle avait adoré. Au passage, se sont engouffrés un certain nombre de personnages à la mystique douteuse, comme Gérard Courtois dont l’ouvrage « Le Livre noir du Communisme »[21] l’a fait sortir de l’ombre en lui donnant une notoriété de circonstance fort discutable, qui ont rejoint la cohorte des nostalgiques du tsarisme et des privilèges de l’Eglise orthodoxe ou de la vieille aristocratie. En cela, « Nihil novi sub sole » disaient les Anciens. Le tout annonce un retour à une forme de libéralisme classique, très axé sur les libertés individuelles, relativement progressiste sur le plan sociétal et les mœurs, mais plutôt conservateur sur le plan économique et social.
Enfin, dans les vingt dernières années, l’accélération des effets économiques et sociaux de la « mondialisation heureuse » aboutissent à l’effondrement des Etats-nations, à l’abandon de leur rôle de protection économique et sociale, à un accroissement formidable des inégalités sociales, à une polarisation extrême des groupes sociaux et des communautés humaines, à la dislocation des territoires et des solidarités économiques et budgétaires, et d’une manière générale à l’instabilité mondiale généralisée au gré des humeurs des marchés financiers. La situation est aggravée en Europe du fait des contraintes de Maastricht et des contradictions croissantes entre les pays membres. Le tout se met en place dans le cadre d’un désastre écologique annoncé. Face à de telles menaces la confusion règne et les opinions se divisent entre deux attitudes possibles : des tentatives de révolte populaire ou populiste instrumentalisées par des forces conservatrices (Brexit, aventure de Trump aux USA, résurgence de l’extrême-droite en Europe de l’Est) ; ou une fuite en avant vers le libéralisme échevelé que soutiennent les forces modernistes d’un capitalisme financier multinational (Allemagne, Europe du Nord, France de Macron). Cette évolution a été grandement facilitée par la dérégulation des marchés et les crises économiques, dont celle de 2008-2009 qui a été plus importante que celle de 1929 mais que les Etats ont contenu au prix d’un accroissement faramineux de la dette publique qui les a encore plus fragilisés. A l’impuissance économique croissante des acteurs publics s’est ajoutée celle, plus politique, de gouvernements plus ou moins libéraux empêtrés dans des contradictions insolubles qui témoignent de la fin du cycle social-démocrate, qui s’est mué en apologie du capitalisme mondialisé. Face à cette faillite généralisée qui a discrédité toute la classe politique, et d’une manière générale toute forme d’action collective, les populations semblent désemparées et oscillent apparemment entre un repli communautaire frileux qu’amplifient les réseaux sociaux, un retour fantasmé à un passé illusoire, la recherche de solutions locales limitées qui ne peuvent que retarder l’inévitable, un état de fascination devant la montée inexorable du chômage quand ce n’est pas le renoncement pur et simple dans un bonheur de pacotille consumériste et médiatiquement organisé.
Il nous faut alors constater que les générations actuelles, du moins celles qui arrivent à un minimum de conscience sociale ou politique, ne disposent plus d’aucune espèce de projet global ou d’utopie pour leur donner un idéal, si l’on met à part bien sûr le cas extrême de Daesh. Contrairement à ce que l’on dit souvent, les idéologies ne sont pas mortes, mais c’est le vide et l’absence de rêve collectif qui poussent à un retour vers les vieilles idéologies du passé. La religion ou ses substituts, comme d’ailleurs le libéralisme New look, et même dans une certaine mesure le retour à la pensée magique, ces régressions illusoires vers des formes de société archaïques qui nous permettraient d’atteindre au paradis perdu, jouent toujours le même rôle d’opium du peuple, au double sens ou Marx l’entendait, c’est-à-dire à la fois comme consolation servant à cacher la réalité et comme source de plaisir un peu narcissique. Je pense que cela s’explique en grande partie par la montée d'une société du chômage, et par l’absence de perspective collective concrète depuis une quarantaine d’années. Contre quoi se rebeller exactement ? Quel projet peut-on construire ? Cela passe par une analyse autrement complexe d'une réalité tout aussi complexe qu'on tente de cerner avec nos pauvres outils du passé. On devrait néanmoins pouvoir s’appuyer sur des méthodes qui ont eu leur efficacité autrefois et qu'il faudrait donc rénover. C'est là l'enjeu actuel me semble-t-il, et il faut faire vite car le monde est en train de se « défaire » si l’on croit à la célèbre phrase de Camus[22] que l’on cite un peu à tout propos.
Toutes les conditions se réunissent donc aujourd’hui pour produire une sorte de léthargie collective, voire un affaissement pour les plus fragiles, et dans ce climat pernicieux le rappel des révoltes passées (et surtout de leur échec) ne peut qu’être douloureux, en particulier si, à gauche, il se poursuit une division des esprits qui ne peut que créer un univers de culpabilité et de frustrations, dont le débouché habituel est la recherche du bouc émissaire qui fasse consensus. Octobre 17 en est la manifestation directe.
[1] Le Monde daté du 25 octobre 2017.
[2] Ouest-France, édition du 25 octobre 2017.
[3] Télérama n° 3537 du 28 octobre au 3 novembre 2017.
[4] France 3, « 1917, il était une fois la révolution », documentaire de Bernard Georges le 18 octobre 2017 (prime time).
[5] Arte, « Lénine-Gorki. La révolution à contretemps », documentaire de Stan Neumann le 31 octobre 2017.
[6] Voir par exemple le cas de Jeanne Labourbe (publié le 27 juillet 2017), l’institutrice française fusillée à Odessa par les troupes françaises unies aux « Blancs » et qui faillit devenir une grande martyre de la cause révolutionnaire.
[7] Arte, « Reds » de Warren Beatty (6 novembre 2017).
[8] On peut se référer à la célèbre phrase de Marx « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » dans les Thèses sur Feuerbach, 1845 (L’idéologie allemande, 1846).
[9] Encore que l’URSS ne date officiellement que de 1922, soit 2 ans avant la mort de Lénine et la prise de pouvoir en sous-main de Staline.
[10] Projet d’intervention de J.-P. Chevènement au colloque du 3 octobre 2017 de Rivages Russie Evènements (« Les intellectuels français et la révolution de 1917 ») repris dans son blog : http://www.chevenement.fr/ .
[11] MEGA est l’acronyme de Marx-Engels-Gesamtausgabe (Edition des œuvres complètes de Marx et Engels), la première tentative de publication exhaustive en langue allemande des travaux de Marx et Engels qui a été initiée par David Riazanov, exécuté sous Staline. Le projet a été repris dans une seconde série commencée à Berlin en 1958, qui inclut notamment 13 volumes de correspondance. Depuis 1990, le réseau IMES qui regroupe plusieurs fondations à Amsterdam, Trêves et Moscou poursuit toujours une édition complète MEGA-2 qui comprendra plus de 120 volumes.
[12] Cf. l’article de Michel Noblecourt dans Le Monde du 29/07/2009 (« Le SPD envoie Karl Marx au musée »).
[13] Comme j’ai pu moi-même le constater à l’Université de New York (NYU), où j’enseignais, et où François Furet vint officier les cérémonies de commémoration du bicentenaire en Amérique du Nord, en trahissant son message de fond.
[14] Je ne saurais trop recommander la lecture de « La révolution russe de 1917 » de Nicolas N. Sukhanov qui constitue un témoignage vivant et complet des journées révolutionnaires auxquelles il participa avec une grande sincérité.
[15] On peut noter que l’historien serbe Branko Lazitch, proche de Boris Souvarine, avait estimé qu’une moitié des « vieux bolchéviques » avaient disparu lors de la guerre civile et l’autre supprimée par Staline dans les années 30.
[16] Le GOELRO (Plan d’Etat pour l’Electrification) est le premier grand projet économique de Lénine dont la formule « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité » exprimait la volonté de modernisation de la Russie. Il a été élaboré en pleine guerre civile, dans des conditions d’urgence, et a servi de modèle aux plans quinquennaux ultérieurs.
[17] Les plans soviétiques furent élaborés sur 5 ans car il y avait en moyenne une année de mauvaise récolte tous les 5 ans, et ce « lissage » explicite témoigne du poids économique de l’agriculture dans une économie alors peu développée.
[18] Compte tenu de l’aide économique notable des USA, le développement économique est indéniable mais repose sur des infrastructures et un investissement humain considérables (d’où la faible productivité économique et le coût social).
[19] TINA est l’acronyme de la formule « There Is No Alternative » qu’affectionnait Margaret Thatcher pour signifier le constat de l’absence de société alternative, qui mène à l’adoption d’une vision conservatrice et cynique du monde.
[20] Même si certains font dater les premiers camps de l’année 1918 (en pleine guerre civile), la plupart des historiens s’accordent pour penser que les débuts du « Goulag » remontent aux années 30 avec l’essor de la répression de masse.
[21] Le Livre Noir du Communisme, paru en 1997, est un ouvrage collectif préfacé par Stéphane Courtois, qui s’y révèle en croisé inspiré de l’anticommunisme, mais a été aussi coécrit par plusieurs autres universitaires comme l’historien Nicolas Werth, dont l’analyse modérée et rationnelle contraste fortement avec le fanatisme quasi-religieux de S. Courtois, dont il se désolidarisera très vite.
[22] Il s’agit de « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse », qu’a prononcée Albert Camus lors de son discours de réception du prix Nobel de littérature à Stockholm.