Inclusion, discours et réalités
Le mot « inclusion » sature aujourd’hui les réseaux sociaux et irrigue les lieux névralgiques de la vie commune: école, entreprises, services publics, espace urbain, scènes sociales et culturelles. Dans le champ scolaire, pourtant, on observe une dynamique qui, sous couvert d’inclusion, produit de nouvelles formes d’exclusion: l’Éducation nationale oriente de fait davantage d’enfants en situation de handicap vers les instituts médico‑éducatifs, présentés comme le refuge « adapté ». Côté emploi, de nombreuses entreprises restent en‑deçà de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH à 6% pour les établissements de 20 salariés et plus), le droit de vote, prétendument universel, demeure concrètement entravé pour beaucoup, et l’espace public continue d’opposer des barrières matérielles et symboliques à celles et ceux qu’il prétend accueillir (loi n° 87‑517; loi n° 2005‑102).
Les argumentaires s’entrecroisent et s’entrechoquent. Les collectifs antivalidistes soutiennent, à partir d’expériences récurrentes, que l’architecture actuelle demeure structurée par une norme de validité, et que l’orientation en IME devient trop souvent une solution par défaut, au prix d’un présent appauvri et d’un avenir où l’autodétermination, choisir pour soi, exercer pleinement ses droits, se trouve entravée. Il en va de même pour l’ensemble des dispositifs qui, en écartant durablement enfants et adultes des espaces de droit commun sans aménagements ni passerelles, reconduisent une logique d’exclusion.
En face, certains corps professionnels — rejoints par des personnes peu directement concernées — soutiennent que la société n’a pas à s’adapter davantage et invoquent les « souffrances » qu’engendrerait l’inclusion: charge pour les structures, tensions pour les publics, épreuves pour les personnes concernées. Ces souffrances, bien que réelles, sont trop souvent mobilisées pour justifier le renoncement aux aménagements nécessaires, alors même qu’elles découlent d’un système qui organise nos modes de vie autour d’un standard de normalité plutôt que de l’accessibilité (loi n° 2005‑102; principe d’« aménagement raisonnable »). En creux se révèle une logique capacitiste/validiste: des critères d’évaluation définissent qui est « apte » ou pas, non selon des exigences nécessaires et proportionnées, mais selon un référentiel de performance tacite et peu aménagé. Par « capacitisme », on entend un système de différenciation et de hiérarchisation fondé sur la normalisation de certaines formes et fonctionnalités corporelles, structurant les identités, les relations, les institutions, les représentations et les environnements dans toutes les sphères de la vie sociale (Masson, 2013). Le « validisme » en est l’idéologie qui érige cette normalité en norme dominante. Dans ce cadre, les personnes ne sont pas « exclues par essence », mais exclues de fait par des dispositifs et des évaluations qui pourraient — et devraient — être repensés selon les principes de nécessité, de proportionnalité et d’aménagement raisonnable (CDPH, art. 2 et 5).
Hiérarchie, normes et universalisme
Les liens entre ces deux concepts sont particulièrement puissants: ils traduisent une hiérarchie où les individus sont évalués tantôt selon ce qu’ils réalisent, tantôt selon ce qu’ils sont supposés être. Cette logique nourrit à la fois l’essentialisation et la culpabilisation: elle touche autant celles et ceux dont l’identité est réduite à leurs actes, que celles et ceux limités par ce qu’ils ne peuvent accomplir.
Ces visions, fondées ou fallacieuses, s’affrontent dans une bataille culturelle qui ne bouleverse pas les paradigmes: elle produit surtout des normes nouvelles. Positives lorsqu’elles accompagnent l’exercice de droits, négatives lorsqu’elles restreignent les libertés individuelles. En France, cette dynamique s’ancre dans un universalisme hérité des Lumières et inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont la traduction juridique a glissé d’un outil d’émancipation vers une finalité d’uniformisation (Préambule de 1946; Code de l’éducation, art. L111‑1).
De l’outil à la finalité normative
Avec le temps, des normes conçues pour adapter l’environnement social, économique et politique afin de garantir les libertés se sont muées en conditions d’accès à ces mêmes libertés. Elles freinent la mobilité, limitent l’expression, entravent l’action ou compliquent l’accès au vote. Le principe de norme n’est pas en soi négatif dès lors qu’il sert l’intérêt général et l’exercice effectif des droits; il devient problématique lorsqu’il se substitue à la fin et perpétue un système pour lui‑même.
Un exemple l’illustre: l’instruction en famille, longtemps soumise à une simple déclaration, est désormais encadrée par un régime d’autorisation depuis la loi « confortant le respect des principes de la République » de 2021, au titre de motifs prédéfinis (loi n° 2021‑1109; Code de l’éducation, art. L131‑5).
Handicap: du modèle médical à la question de droits
En France, le handicap a été historiquement traité comme un problème médical. Comme le décrit Charlotte Puiseux dans De chair et de fer, l’objectif fut de « réparer » ou « redresser » les corps et les esprits pour les conformer aux standards, plutôt que de reconnaître des sujets de droits et d’adapter l’environnement (Puiseux, 2022). Cette approche a basculé vers des logiques d’hygiène publique et, aux heures les plus sombres, d’eugénisme. Les pratiques de dépistage prénatal de la trisomie 21 et les pressions ressenties par certaines familles posent, au‑delà du droit à l’IVG qu’il faut protéger, la question des motifs et de l’autonomie des décisions (Code de la santé publique; recommandations HAS).
Le droit international promeut une rupture nette: la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) consacre l’éducation inclusive, l’aménagement raisonnable et la désinstitutionnalisation (art. 24). Le Comité de la CDPH a recommandé à la France d’accélérer la transition vers une école et des services véritablement inclusifs, en réduisant la dépendance aux institutions spécialisées (Observations du Comité CDPH, France).
L’école pour tous: un impératif catégorique renié
Selon Kant, une action n’est juste que si sa maxime peut être érigée en loi universelle (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). « L’école pour tous » n’est pas qu’un idéal: c’est un principe constitutionnel qui garantit l’égal accès à l’instruction (Préambule de 1946; Code de l’éducation, art. L111‑1). Le paradoxe est saisissant: l’universalisme normatif à la française, dans sa mise en œuvre, empêche l’application pleine de ses propres principes.
Pour préserver le fonctionnement du système, l’État promeut l’« inclusion » via des dispositifs aux acronymes opaques qui placent trop souvent les enfants handicapés « à côté » plutôt qu’« avec » les autres. Les ULIS, par exemple, sont fréquemment vécues comme des filières séparées, rares et présentées comme des faveurs (circulaire n° 2015‑129, MEN). Ce modèle caritatif, que reflètent diverses initiatives médiatiques et des « extra‑lieux », entérine une présence hors de l’espace commun plutôt qu’une appartenance pleine et entière.
Ce mécanisme traduit un validisme et un capacitisme structurels: d’un côté, l’idée que les enfants « différents » resteraient hors normes et constitueraient un problème; de l’autre, une école rabattue sur une finalité productiviste, qui forme des travailleurs avant des citoyens. Or le droit impose l’inverse: l’école est d’abord une institution civique (Préambule de 1946; CDPH, art. 24).
Exclusion élargie, IME et crise de l’école
Aujourd’hui, seuls les enfants présumés « employables » semblent avoir pleinement droit à l’école. Les autres sont orientés vers les IME, trop souvent vécus comme des mouroirs sociaux: on y apprend peu, on y reste entre soi, à l’écart de l’espace commun, jusqu’à devenir adultes comme des « citoyens parallèles ». La société produit ainsi des « acitoyens », des personnes françaises dont la citoyenneté est de facto chimérique (Code de l’action sociale et des familles; Cour des comptes, 2018).
L’exclusion ne frappe plus seulement les enfants jugés inaptes: elle s’étend à ceux que l’école ne parvient plus à accueillir. Nous vivons une crise durable de la pédagogie: une école qui hésite sur ses finalités, ses contenus, ses méthodes, et qui attend des élèves déjà autonomes (Cnesco; Conseil scientifique de l’éducation nationale). La communauté éducative se fracture; des enseignants, saturés, se sentent assiégés; des familles se sentent abandonnées; les enfants, d’abord concernés, perdent le sens de ce qu’ils vivent en classe (rapports du Défenseur des droits sur la scolarisation des enfants en situation de handicap).
Historiquement, la catégorie de « déficience intellectuelle » a servi de justification à la création d’institutions spécialisées (IME), puis l’empilement normatif a élargi les publics orientés vers ces structures (CASF; circulaires d’orientation). Des parents dénoncent cette « mort sociale » et se battent pour l’école pour tous, on les dit parfois « dans le déni ». La question devient vertigineuse: la « déficience intellectuelle » , qui ne dit ni l’étendue des capacités ni la valeur des personnes, peut‑elle fonder une interdiction de citoyenneté? En droit, non: la citoyenneté ne se conditionne pas à la « productivité » (Constitution; CDPH, art. 12 et 24).
Le miroir moral: qui sacrifie‑t‑on?
Le dilemme du tramway, discuté par Philippa Foot puis Judith Jarvis Thomson, révèle nos hiérarchies invisibles: placer sur une voie des enfants handicapés et sur l’autre des enfants « conformes » met à nu un validisme ordinaire, prêt à sacrifier les premiers au nom d’une utilité implicite. Ce test de pensée ne condamne pas: il oblige à regarder en face l’éthique réelle de nos institutions et de nos choix.
Sortir de l’impasse: principes concrets
- Finalité civique: réaffirmer que la mission première de l’école est de former des citoyens, pas de sélectionner des « productibles » (Préambule 1946; Code de l’éducation).
- Inclusion comme norme: classe ordinaire par défaut, aménagements et moyens là où sont les élèves; désinstitutionnalisation graduelle (CDPH, art. 24).
- Soutien massif aux équipes: formation initiale/continue à la pédagogie inclusive; co‑intervention; effectifs allégés; temps de concertation reconnus (Cnesco; CSEN).
- Pilotage par les droits: évaluer les dispositifs non à l’aune des places offertes, mais des droits effectivement exercés (Défenseur des droits).
- Changement de cadre: passer d’une logique de « compensation » individuelle à une accessibilité universelle (loi n° 2005‑102; référentiels d’accessibilité).
- Voix des premiers concernés: associer systématiquement élèves, familles et associations aux décisions qui les affectent (CDPH, art. 4(3)).
Conclusion
La société française a sacrifié, et sacrifie encore, des personnes pour sauvegarder un ordre normatif qui confond égalité et uniformité. La neurodiversité inclut tout le monde; chacun porte une richesse de potentiels. Le devoir de la République est d’en garantir l’épanouissement. C’est à cela que sert l’école. Pas à côté. Avec. Toujours.