L’on parle toujours, doctement de la pauvreté comme concept, comme un événement général collectif touchant une population selon un prisme descriptif. Il n’est jamais question des manifestations individuelles de la pauvreté. Ou très rarement. Alors essayons.
La pauvreté est comme une maladie. Elle exclut comme si l’on était placé en quarantaine, les personnes passent, et lorsqu’elles connaissent votre situation, passent leur chemin, traversent la rue pour changer de trottoir, font mine de ne pas vous reconnaître, d’être pressées. Vous êtes trop visibles alors qu’on vous invisibilise. C’est cela être pauvre. On ne veut plus vous voir, mais vous effacer, vous noyer dans une statistique, et en même temps, vous apercevoir est une gêne, un mal inexplicable, la transmission d’un problème incompris que personne ne veut comprendre sous peine de se sentir beaucoup trop concerné.
Pourtant, il y a beaucoup de pauvres, beaucoup de personnes que le reste du monde ne veut pas voir dans la rue, ni au restaurant, ni ailleurs. Les pauvres sont beaucoup et sont si seuls, car la pauvreté est quelque chose de très partagé mais de façon solitaire.D’ailleurs il est trop violent de dire « les pauvres », la pauvreté existe mais on ne veut pas voir les pauvres, on va donc les nommer autrement : nous dirons donc que ce sont des « précaires » ou des « personnes précaires », faut les humaniser quand même, on n’est pas des monstres…
Donc il y a les précaires et la pauvreté, celles et ceux qui font la queue aux restos du coeur, et un thème de débat-télé. Et la pauvreté est aveugle à l’inverse de la justice sociale qui a le regard sélectif, celle-ci peut concerner tout le monde même si certaines et certains y sont prédisposés par la situation de leurs parents, une couleur de peau, un handicap. Donc aveugle mais avec une acuité sélective, quand même. Et il y a la pauvreté de naissance et celle acquise par un accident de la vie : chômage, maladie, handicap etc. Si chaque cause peut être une condition nécessaire et suffisante il ne faut pas s’inquiéter, on peut cumuler pour être certain de parvenir à une pauvreté inextricable dont on sera jugé seul responsable. C’est la beauté d’une société fondée sur le mythe du mérite : on est responsables de son sort.
C’est pour cette douloureuse raison que le regard des personnes qui ne sont pas pauvres est coloré d’un mépris ou d’une pitié là où l’on souhaiterait y voir de la compassion et une envie de solidarité.
Afin de ne pas trop croire à l’ascenseur social, une situation se développe : travailler et rester pauvre. On a rempli le contrat social, on travaille, on a fait des études, mais on reste pauvres avec l’ironie délicieuse que seule une grande loterie peut incarner ; il y a beaucoup plus de chances de rester pauvres que de ne pas le rester, de le devenir que d’être autre chose.
Trop d’émotions dans ce texte ? Vous voulez des chiffres et des faits. Allons y :
Depuis 2022, le coût du panier moyen de courses a augmenté de 12.5% à peu près selon les sources.
Et actuellement, selon l'INSEE :
une personne seule paye 250 euros de courses par mois.
Un couple 400 euros, avec deux enfants on passe à 650 euros.
En 2024, le loyer immobilier moyen en France payé par les foyers est de 703 euros hors charges.
En 2024, le revenu brut disponible par personne c'est à dire la totalité des revenus (salaires, rentes, prestations sociales) auxquels on a soustrait les taxes et impôts est de 1700 euros.
En 2024 le coût de l'énergie domestique est de 171 euros par mois en moyenne.
Et en 2019, on payait en moyenne 200 euros pour se déplacer.
Et en même temps le salaire médian était à 1775 euros nets par mois en 2014.
Actuellement il est à 2000 euros nets par mois.
Cela signifie que le salaire médian net par mois en France a augmenté de 225 euros seulement. Et ce, quand tout le reste a augmenté de manière outrancière.
Avant de penser à avoir une retraite convenable il faudrait peut-être se pencher sur l'évidence que sans salaire convenable, il ne peut y avoir de retraite convenable. On ne cotise pas pour notre propre retraite, mais si les salaires sont bas, les cotisations sont basses, de fait les pensions de retraite seront faibles.
Et ce phénomène est bien plus grave que la démographie.
Le seuil de pauvreté en France en 2024 est entre 811 et 1216 euros par personne par mois selon la définition qu’on lui donne.
22% des français reconnaissent être à découvert dès le 16 du mois en 2025.
Il est nécessaire de rappeler certaines évidences à savoir que les salaires sont trop faibles, et que le coût de la vie est trop élevé. Et que c'est un sujet bien avant la question des retraites.
Il est question du SMIC à 1600 euros nets en espérant que cela fera progresser la pyramide des salaires. Mais il n'y a rien de sûr. On aura davantage de personnes au SMIC, mais pas nécessairement une augmentation des salaires. Les exonérations de cotisations encourageant précisément à ne pas augmenter les salaires, et la priorisation des primes défiscalisées et de participation ainsi que de l'intéressement empêche l'augmentation des salaires. Et davantage de cotisations.
Ces chiffres, ces données, sont accessibles à toutes et tous mais ne décrivent que peu ce que c’est, être pauvre.
Tout cela pour dire qu'une grande partie des français angoisse d'être littéralement dans une situation de précarité et de pauvreté. Et c'est une peur viscérale. Quiconque connaît cette peur, ressent une anxiété immense chaque fois qu'il s'agit ne serait-ce que de regarder autour de soi et de voir ce qui ne va pas parce que le manque d'argent est omniprésent dans son propre quotidien.
Ne pas pouvoir manger sainement, avoir faim, avoir froid l'hiver, trop chaud l'été, acheter de la nourriture à bas prix que l'on sait remplie de choses pleines de mauvais sucre, de mauvais gras qui hypothèquent la santé de sa famille. Savoir que l'on ne sera jamais propriétaire, que le moindre imprévu amplifie la précarité, regarder les crédits à la consommation car aucun autre choix ne se présente, et tomber petit à petit dans un cercle vicieux.
Et le soir regarder à la télévision, des personnes qui te disent que les Français n'ont jamais autant épargné en se basant sur une moyenne qui inclut les milliardaires, que l'inflation baisse alors que les prix ne baisseront pas, qu'une réforme sur ta retraite est nécessaire car tu n'as pas travaillé assez alors même que tu es épuisé, parler de méritocratie quand tu sais que la pauvreté est quelque chose que tu vas transmettre à tes propres gosses tant l’ascenseur social ne fonctionne pas, entendre des injonctions à manger sainement quand tu n'as pas d'argent, bien cuisiner quand tu n'as pas de temps, davantage travailler alors que tu n'as déjà plus de temps, t'endormir en espérant que demain ne sera pas pire, et te réveiller pour aller travailler en buvant un café que tu espère suffisant pour couper, un peu, ta faim. Tu prends le bus, et tu entends à la radio que tout le monde devra faire un effort, même toi, parce que l'Etat est en faillite et l'on te parle de dettes alors que tu es déjà tenaillé par les tiennes, de travail et que tu as de la chance d'en avoir un, pour finalement travailler plus, pour gagner moins, rester pauvre, manger moins, travailler plus pour avoir froid, travailler plus pour subir plus, et imaginer une retraite pour tes enfants encore plus tardive, encore plus incertaine.
Espérer que ton enfant réussisse à l'école, gagner la loterie « parcoursup » et trouver un emploi qui l'extrait de la condition sociale vécue par ses parents.
Le soir regarder un débat, las, d'experts et d'élus se demandant pour quelle raison les gens ne votent pas, repenser à ta journée, et aller te coucher.
Pour finir, je citerai une personne qui m'a confié sa détresse il y a peu : "on nous parle de pouvoir d'achat, de coût de la vie et de pouvoir de vivre, mais pour moi c'est juste un crédit pour crever lentement".
Être pauvre, c’est souffrir d’avoir peur, avoir peur de souffrir, avoir honte d’avoir peur et honte de souffrir. C’est être exclus d’un jeu dont les règles ne sont pas faites pour nous, et attendre avec une foi presque messianique un miracle pour avoir une vie simplement sans souffrance. Être pauvre, avec travail, sans travail, de naissance ou acquise, c’est simplement être assujetti à une certitude de ne jamais être heureux. Il n’y a que pour celles et ceux qui ne sont pas pauvres que le bonheur est niais.